Les osselets

4 mins

Lundi 12 mai, jour de mon anniversaire. J’observe le ciel par la fenêtre, de gros nuages gris s’amoncèlent. Le temps est maussade, de grosses gouttes étincelantes viennent s’écraser et dégringolent le long des vitres embuées, il pleut. Trop tôt ce matin ! Ma sœur et moi sommes assis autour de la grande table de la cuisine. Je compte machinalement les carreaux jaunes et blanc de la toile cirée, elle écrase méticuleusement avec son index, une à une, les miettes éparpillées. Trop vite réveillés. Ma mère s’agite et tournoi dans tous les sens. Elle s’affaire à nous préparer des tartines beurrées et du café au lait.

Petit déjeuner terminé, elle se dirige droit vers le cellier, ouvre les portes de l’armoire qui sert de garde manger et en sort un paquet emballé grossièrement dans du papier kraft qu’elle me tend sobrement, me souhaitant d’un ton discret joyeux anniversaire.

Ma surprise passée, soupesant le cadeau dans l’espoir d’en deviner le contenu, j’entreprends de dénouer précautionneusement la ficelle rêche qui maintient l’emballage fermé. Le paquet est souple et me semble léger. Je découvre alors, médusé, la blouse bleue pétrole et son écusson « James Bond 007 » aperçue quelques jours plus tôt au supermarché, trop chère pour faire partie des nouvelles fournitures de la rentrée scolaire et dont, depuis, je rêvais silencieusement, n’osant pas la réclamer à mes parents.

Ma sœur avait sans aucun doute vendue la mèche.

J’éprouve à cet instant une joie indescriptible. Emu, je sens monter les larmes trop près de mes yeux. Ma mère me regarde, elle sourit. Ma sœur, complice, tressaille sur sa chaise et n’arrêtes pas de crier « Je le savais, je le savais… ». Je les aime. Le bonheur, étalé, là, tout simplement, bleu pétrole sur fond de carreaux jaunes et blancs. J’enfile alors ma nouvelle blouse. J’éprouve un sentiment de fierté à endosser ma nouvelle panoplie de super écolier. Je m’imagine déjà dans la cour de l’école, constatant le regard admiratif de mes petits camarades à la vue de l’uniforme tant désiré.

La cloche vient tout juste de sonner. L’heure sacrée de la récréation pointe enfin le bout de son nez. C’est le moment attendu ou les petits groupes se forment par affinité. Il y a les turbulents qui préfèrent taper dans un ballon, tous affublés du surnom de leurs joueurs préférés. Plus calmes, ceux qui sortent les billes et les agates azurées du fond de leurs poches. Il y a les filles, toujours un peu à part et les éternels souffre douleurs, ceux que les autre détestent parce qu’ils ont toujours de bonnes notes, les fayots, ceux qui font trop souvent tout trop bien. Mais c’est surtout le moment de la partie d’osselets endiablée réservée à un petit cercle d’initiés. Là, c’est du sérieux ! Pas un bruit pour venir parasiter l’instant, juste le cliquetis incessant du va et Vien des osselets passant de main en main et les gloussements discrets du public seulement autorisé à regarder.

Présent ? Zavagli bien entendu, le caïd de la place, le fortiche, la grande gueule que personne n’ose défier. C’est lui qui décide, selon son humeur des règles qu’il impose et de l’entrée ou non d’un joueur dans le carré réservé.

Quatre joueurs, pas un de plus, assis à même le sol goudronné de la cour de récré, et les autres qui observent dans un silence mêlé de craintes et de respect. Il n’est jamais gagné d’avance de faire partie de l’élite, seule la patiente et une certaine dévotion au maitre incontesté des lieux peut permettre d’espérer.

Plus tôt ce matin là, ma sœur et moi avions franchi le portail de l’école débarrassés de nos imperméables démodés que ma mère nous obligeait à porter les jours de mauvais temps sur le chemin du trajet. Nous les avions comme à l’accoutumée méticuleusement cachés sous une grosse pierre à quelques centaines de mètre de l’entrée afin d’éviter les habituels quolibets. Il était alors de bon ton de posséder un « K-WAY » coloré accroché façon banane à hauteur des hanches et fièrement exhibé. L’accessoire indispensable pour ressembler aux autres, se fondre dans la masse et ne pas se faire remarquer. Un accessoire bien trop cher pour la maigre bourse d’ouvriers agricoles de nos parents. Nous les récupèrerions plus tard, comme d’habitude, à la sortie de l’école sur le chemin du retour.

Campé juste devant l’école, raide comme un piquet, Zavagli était là, comme à l’accoutumée. L’air de rien, il observait et jaugeait les aller et venus de tous ceux qui franchissaient le portail d’entrée. Sans doute était-il déjà dans une sorte de présélection qu’il affinerait plus tard en fonction de ses états d’âme et de ce qu’il pensait de chacun des élèves croisés. D’un pas décidé, il s’était soudain avancé vers ma sœur et moi et me tapant sur l’épaule, m’avait salué. Il avait à coup sur remarqué ma nouvelle blouse écussonnée sur laquelle la pluie perlait, et d’un sifflement sonore, le regard appuyé, m’avait signifié qu’elle lui plaisait. Un bon point acquis dès le début de la journée.

C’est à n’en pas douter certainement cela qui me valait à présent la position assise des privilégiés au cours de cette récréation. Le bleu pétrole de la blouse, son écusson ? Les critères de sélection étaient vagues, rien ne servait de se poser la question.

Le choix du boss effectué, le jeu pouvait débuter. L’important à ce moment là n’était pas de gagner. Il valait d’ailleurs mieux ne pas froisser la susceptibilité du caïd en culottes courtes si l’on caressait l’espoir d’un jour pouvoir à nouveau être convié à sa table. Non ! il fallait juste gouter le privilège de participer, être assis sur le sol des grands, pouvoir faire rouler les osselets. De toute façon, Zavagli n’hésitait pas à tricher ouvertement, la grosseur des ses points et son regards menaçant étaient à eux seuls des arguments suffisants pour ôter à quiconque l’envie de protester.

Et puis, par-dessous tout, dans le public, il y avait la présence d’Isabelle. Debout, immobile et silencieuse, je sentais son doux regard porté sur moi. Le caid pouvait bien être de mauvaise foi et vouloir remporter toutes les parties du monde qu’il le souhaitait, en sortant de l’école, elle m’attendrait.

Elle nous accompagnerait, ma sœur et moi jusqu’à nos imperméables démodés. Elle me ferait alors un bisou maladroit. Ma sœur détournerait le regard comme pour nous laisser profiter. Ce soir, mes rêves n’iraient pas à des parties chimériques d’osselets.

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