Des branlettes, une fille et un stylo

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AVANT-TOUT-PROPOS 

La confession est un exercice périlleux, mais l’anonymat est un abri sûr. Alors je saute pieds joints, le stylo à la main. Il ne me reste plus qu’à faire ça. Le remède c’est la chute. Pas de harnais, ni de casque. Juste un énorme filet des centaines de mètres plus bas qui s’épaissit à mesure que les mots s’enlacent. Pour moi la confession c’est ça.

Un grand saut dans le vide.

C’est noyer le bruit dans l’encre.

C’est pouvoir réentendre son propre souffle. Que celui-ci parvienne à couvrir l’écho des maux autrefois tapageurs. 

C’est la moi que tu liras mais ne verras pas, celle qui joue à la roulette russe avec ses émotions. 

Celle aussi qui espère une oreille tendue quand elle parle seule. 

(…)


Il y a de ces secrets que l’on préfère garder sous scellé. Ceux que l’on trimballe à bout de bras dans une malle cadenassée. Le mien de secret, au fond, n’a rien d’extraordinaire, mais le coucher dans ces notes me permettra de m’alléger de son poids. Alors le voilà:

J’ai été masseuse pendant plus de trois ans. Le vrai vrai secret? C’est que la masseuse ne vendait pas que des soins mais aussi des orgasmes sur demande. Et oui, c’est les branlettes qui font recette. Plus que les soins d’ailleurs. Mais attention je massais aussi! Très bien même. Et ce toute la journée durant. Je pétrissais des p’tits culs à la chaîne en soupirant. Ils affluaient par paires ces saligauds, c’était à n’en plus finir. Des p’tits culs, des p’tits culs, toujours des p’tits culs! On m’a rebaptisée comme ça, le poinçonneur des Quadras. Des poilus, des joufflus, en veux-tu, en voilà! Ça ne s’arrêtait pas. En plus ici on bichonne côté pile ET côté face! On oublie pas de faire plaisir à Monsieur naturellement. On dorlote, on chouchoute, ça bande, on pignole, on nettoie et on remet ça! Un ballet de couilles huileuses et des bites érigées par milliers. C’est pas pour dire, mais je pense en avoir assez vues pour pouvoir établir une étude comparative très pertinente sur les variantes phalliques, néanmoins, certains mystères doivent le rester, professionnalisme oblige! Bref, le sujet n’est pas là, mais aujourd’hui je peux en rire donc autant en profiter. Une expérience saugrenue dans l’industrie du sexe qui m’a laissé évidemment quelques séquelles au passage, des séquelles qui à leur tour ont donné vie à ces lignes. 

La comparaison semblera impropre, mais l’écriture dans mon cas s’est révélée être aussi efficace qu’un constat du médecin légiste. Elle m’a donné les outils pour analyser les blessures et en comprendre les causes exactes. On mesure l’ampleur des dégâts, vérifie si les organes vitaux ne sont pas touchés trop durement et on pose le diagnostique. Celui qui va suivre est le mien. 

“En fait, un journal intime, c’est fait pour être lu: on le cache mal en espérant que quelqu’un le trouvera.” 

-Agnès Desharte


LE DÉBUT

Melbourne, en 2016. Je l’ignorais encore, mais c’était cette année qui allait tout changer. On était au mois de Mai, et il me fallait des billets. Beaucoup de billets. L’unique chose qui pouvait me sauver au vu des circonstances, mais le timing était serré. J’avais commencé à m’étendre sur ce moment clé où tout s’était effondré, sur comment j’avais atterri dans ce merdier, mais je me suis rendue compte que mon histoire ne comptait pas plus qu’une autre. On avait toutes une bonne raison. Et souvent la solution se compte en dollars. 

Mai 2016, c’était la rupture ultime entre l’avant et l’après. 


LETTRE OUVERTE À MON CORPS

Avant toute chose, je te demande pardon. Pardon de t’avoir livré aux loups. Mais tu es robuste je le sais. C’est pour ça que je n’ai pas longtemps hésité d’ailleurs. J’ai conscience que les réveils te sont difficiles malgré tout, et que les heures deviennent de plus en plus longues. Bien heureusement dans ces moments-là, c’est la volonté qui prend le relai. Celle-ci je la connais sans faille, mais même elle parfois a besoin d’un coup de pouce, alors la volonté se shoote au café et s’en va affronter une nouvelle journée. 

Je sais que tu n’as plus envie. Je le sais, car je te nourris et tu ne grossis pas. Tu restes chétif. Ton visage s’est affiné, tes joues auparavant bien pleines se sont creusées, tout comme ton estomac. Pas besoin de régime ici en tout cas, c’est vérifié: le tourment brûle bien plus de calories que la course à pied. Car l’anxiété est constante, infatigable même. Des pensées qui te consument plus que l’effort alors les protéines n’y changent rien. Je te nourris, et tu ne grossis pas. Le tourment lui s’en donne à coeur joie, car il se sait endurant, mais il ignorait une chose: c’est que tu l’es tout autant. Alors tiens, par pitié ne t’en fais pas, c’est la ligne d’arrivée qui t’attendra.  

À mon corps. C’est bien à toi que je m’adresse à travers ces mots. Une lettre ouverte qui t’est dédiée. Je reconnais qu’il peut paraître étrange d’entretenir ce genre de dialogue avec toi. Un rapport étrange certes, mais révélateur on peut le dire. Car oui, pendant un moment je me suis éloignée de toi. Contrainte de mettre cette distance entre nous afin de limiter les dégâts, car certains sont irréversibles. Comprends moi, du choix j’en avais pas, ou du moins très peu. Bien sûr aujourd’hui je culpabilise, car je me protégeais moi, et toi, je t’ai livré aux loups. Tu étais mon bouclier, c’est pour ça que tu ressentais tous les coups. La lutte t’aura valu quelques blessures je l’admets, mais regarde toi maintenant, tu as tenu bon. Je me devais de te le dire, que je suis fière de toi, et puis tu as retrouvé la santé je le vois. 

De tes mains il faut qu’on en parle. Avec elles c’est toute une histoire. Elles ont bien changé depuis. Pourtant je me rappelle, plus jeunes elles glissaient sur les cordes, et les cordes chantaient. Les notes se déliaient en arpèges et retentissaient en accords. Sans gêne, ni inconfort. L’insouciance légère, c’était en musique que tes mains se révélaient. Des mélodies qu’elles aimaient orner de dièses et de contretemps. Puis leur réalité ont changé, et elles ont dû troquer les cordes contre de l’huile, faute de temps et d’argent. Elles ont donné, donné et donné encore. Au début elles étaient douces, appliquées. Elles étalaient l’huile avec sérénité. Au début. Quand cela était supportable. Mais elles ont trimé bien au-delà de la limite recommandée alors bon, voilà le résultat. Elles sont beaucoup trop tendues maintenant. Les paumes plus timides, elles ne veulent plus se montrer. Ce sont les poings qui se serrent désormais sous la frustration. Normal à vrai dire. À absorber les maux et désirs douteux de tous ces hommes, elles ont été abusées. Elles ont trop donné je le sais. 

J’ai découvert à mes dépens que le cerveau oublie, et toi non. C’est curieux. Ton cerveau a de la chance lui, il peut ranger tout ça dans une boîte et la foutre au placard, mais pas toi. Ta peau a la mémoire vive. Elle cherche le réconfort mais ne supporte pas qu’on l’effleure. Une peau qui a trop souvent été exposée à contre-coeur, servile pour les besoins du métier, et ainsi condamnée à satisfaire l’appétence de mains toujours plus voraces. Ta peau a la mémoire vive. Mais ce ne sont pas des images qui lui reviennent. Celles-ci sont stockées quelque part là-haut dans la boîte secrète. Ta peau, ce ne sont pas des images qui lui reviennent. Mais comment l’expliquer. Disons qu’un simple toucher peut raviver les mauvaises choses, des choses pénibles. Les images sont floues, mais l’inconfort, l’insécurité et la colère sont manifestes. Et très vite elles t’inondent. Ces souvenirs sans contours ni couleurs, mais odorants, vivaces et désagréables au toucher sont tatoués dans la chair. Tu as senti chaque coup d’aiguille pénétrer ton épiderme fragile. La peau brûle toujours d’ailleurs, car elle a la mémoire vive. Mais la peau est épaisse aussi, regarde. Ces tatouages couleur chair témoins des épreuves et des batailles menées. La peau s’en rappelle. Désormais plus abrupte c’est un fait, mais elle n’en est que plus belle.


 “La mémoire est comme un filet qui retient les grands poissons, et laisse passer les petits par les mailles.”
-Proverbe Danois

La restitution est un travail laborieux, car mon amnésie est volontaire. Elle est maintenant devenue mécanique, une mémoire sélective qui m’épargne du plus douloureux. Mon cerveau s’y était habitué: une journée de passée, une d’oubliée. Plus ou moins. C’est beaucoup plus facile comme ça. Sinon ça fait trop. Trop de choses à emmagasiner, trop de secrets à garder, trop à regretter, trop à ressentir et à supporter. Alors on fait la mise à jour tous les jours. L’une des rares fois où je peux remercier ma mémoire courte. Et aussi les centaines de joints fumés au passage. Seulement j’ai peur que cette boîte cachée dans un placard quelque part se renverse, et que les choses indésirables resurgissent. L’une des raisons qui m’ont poussée à choisir l’écriture en remède. Au moins si quelqu’un trébuche un jour sur cette boîte noire, je ne serai pas prise au dépourvu. Mes pensées seront là, consignées en ces lignes, avec des mots que j’aurai choisis. 


LES FICELLES DU MÉTIER, ACTE I

L’industrie du sexe est bien vaste. Des métiers dont l’implication et les risques diffèrent. Alors à chacun son lot de tracas. Le massage c’est l’hybride de la bande je dirais. Selon moi à mi-chemin entre le striptease, l’escort et la prostitution. Je sais, une petite illustration s’impose.

D’abord les présentations: il y a Jade, Emma, Lucy et Allison.

Jade fait du strip.

Emma est masseuse.

Lucy se prostitue.

Allison est escort. 

Jade vit la nuit. Elle fait son sac tous les soirs, ramène ses tenues complètes et arrive au club. Les hommes sont là pour baver, la reluquer un scotch à la main. Leur arrogance est dégoûtante et sans retenue mais qu’importe. Jade doit s’apprêter de la tête aux pieds et monter sur scène. Plus c’est vulgos mieux c’est. Il est tard alors ça lui arrive de prendre un shot pour tenir. Elle danse, fait le show, et les hommes s’amassent en nombre autour de la barre. On touche avec les yeux par contre. Au club, tes mains tu les gardes. Quand elle finit sa danse, elle fait le tour des tables dans l’espoir que l’un de ces voyeurs paye pour une danse privée. Jade joue le jeu, rigole, sourit et chope enfin un poisson dans son filet. Et on touche avec les yeux toujours. Tes mains tu les gardes. Elle finit sa nuit et remet ça le lendemain. 

Emma se lève les épaules engourdies de la veille. Elle enfile son legging noir, son uniforme et s’en va pour une journée au salon. Il a cet avantage, il sauve les apparences. Des pierres chaudes, des huiles essentielles, de la musique zen, et le tour est joué. Elle attend que son booking arrive sur le canapé et c’est parti. Il y a Jade qui se muscle les jambes à force de danser en talons, Emma elle se fait les bras. Elle aussi se dévêtit, mais uniquement lorsque la porte se ferme. Cette fois-ci, le show est privé. Intime même. Un éveil des sens, un show de sensations. Pour en profiter cependant, Monsieur doit jouer le jeu et faire tomber la chemise. Pour aller au club il la repasse, ici c’est différent. Pas moyen de cacher sa brioche. Et puis au moins comme ça Emma sera pas la seule à se les geler. Elle enlève sa culotte et il lui jette un rapide coup d’oeil. Lui aussi bave, mais il est allongé sur le ventre pour le moment, alors la vue est limitée. Il reste de ce fait suspendu à ses lèvres et commence à sentir ses mains. L’effet est immédiat, et il se met à balader les siennes sans même qu’elle ne l’approuve. Le geste agace, seulement voilà, pour Emma ça fait partie du taf. Au club, Monsieur devait se contenter de toucher avec les yeux, du coup au salon il s’autorise quelques libertés non consenties. Parce-que Jade elle fait bander, mais elle va pas te branler. Pour ça, il faut aller voir Emma. L’autre différence, c’est que Jade n’a pas besoin de converser très longtemps. Ses bas résille parlent pour elle. Et puis la musique est souvent trop forte dans ce genre d’endroit. Emma, hélas, doit se faire chier à jouer les psychologues à deux sous, car bien sûr c’est au salon que Monsieur a décidé de faire sa petite crise existentielle. Dieu merci, le massage est enfin fini. Elle nettoie le sperme sur son client, change les serviettes, et remet ça le lendemain. 

Lucy elle ne sait plus ce qui lui appartient. Avec Lucy, ils sont plus directes évidemment. Comme Emma la masseuse, elle a une liste de réguliers plutôt fidèles. Ils veulent ci et ça, pour tant de minutes et autant de billets. Mais elle n’a pas le temps de faire le show. Elle veut juste que le calvaire passe le plus vite possible. Ils doivent se décider, point. Et v’là que ces bozos se mettent à tergiverser comme s’ils allaient s’engager pour un crédit auto. Du jamais vu. Comme partout ils se mettent à négocier alors qu’elle donne déjà tout. Comme si ça ne suffisait pas. Les mecs s’en tamponnent de toute façon. Il leur faut toujours plus. Ils s’en tamponnent de la douleur, ou des fois où on l’a arnaquée. Pourtant le sacrifice est grand. Et cette minuscule capote est la seule frontière. La seule frontière entre elle, et ses clients. À côté de ça Emma n’est pas vraiment à plaindre. Dieu soit loué, elle offre une prestation limitée. Parce-qu’au salon, c’est tout dans les poignets. Cela dit, elle reçoit des propositions régulièrement. Normal car les branlettes ça chatouille, et les hommes ça insiste. Ça se fait couramment d’ailleurs. Certaines des collègues profitent que les portes soient fermées à clé pour se remplir un peu plus les poches, mais c’était pas pour Emma. “Ici n’est pas l’endroit” qu’elle lui dit. Elle est soulagée, mais ça l’attriste de penser au sort de Lucy. Lucy elle n’a pas le choix, contrairement à Emma. Néanmoins, toutes les deux sont obligées de supporter l’odeur du sperme. Emma elle devait le nettoyer sur le bas-ventre de ses clients, du coup elle s’en foutait plein les mains. Lucy, elle jetait la capote, mais c’est en elle qu’ils avaient joui. En son être. La seule chose qu’Emma a pu préserver de son corps dans la salle de massage que Lucy n’a plus. Malheureusement le mal est déjà fait, alors elle finit sa tournée, et remet ça le lendemain. 

Allison a trouvé son sugar daddy en ligne. Quelqu’un de plus vieux, solitaire, avec du temps à perdre et de l’argent à dépenser. Elle fait son propre emploi du temps mais la tune commence à manquer, alors elle lui donne rendez-vous. Elle se fait belle. Comme il a un goût prononcé pour les filles qui s’habillent très court elle joue le jeu, (même si elle a toujours détesté cette jupe). L’uniforme, c’est lui qui le choisit. Il a tellement mauvais goût mais c’est pas grave, c’est pour la bonne cause. Allison retrouve son sugar et ils s’en vont déjeuner. Ce vieux schnock veut absolument commander des huîtres. Une horreur, mais elle prétend aimer ça. C’est tellement fatiguant de faire semblant. Emma aussi prétend le plus souvent, elle en sait quelque chose. Mais au moins Emma elle peut déjeuner tranquille. C’est son moment à elle seule, sacré, le meilleur de la journée. Celui où elle se dépêche de plier les serviettes pour commander son burger préféré et l’apprécier sur le canap’. Allison, elle, doit se taper des huîtres flasques. Son sugar se croit drôle en plus alors elle rigole à ses blagues pourries. Elle fait bonne figure. Vaut mieux être bonne comédienne dans ce genre de situation, car il la dévore du regard. Petit avantage pour Emma, c’est que son client est allongé sur le ventre durant une bonne partie de la séance, du coup elle peut s’amuser à lui faire quelques grimaces ridicules ni vu ni connu. Allison de son côté s’est vite rendue compte que les rendez-vous n’allaient pas se limiter aux sorties shopping, car il en voulait plus évidemment. Elle accepte, joue le jeu, et cet enfoiré ne lui paye même pas la moitié de la somme promise sous prétexte qu’elle ne l’a pas “méritée”. Sugar de merde. Tout ce temps perdu à lui lécher les couilles pour qu’il lui mette à l’envers. C’est ça l’autre différence avec Jade et Emma. Parce-que les habitués le savent, quand ils entrent au club ou au salon: c’est le business avant tout. Ici c’est le territoire des dames. C’est leur boulot, le bureau littéralement. Et les vrais patrons, ce sont elles. Tel service vaut tant de billets, point. Une transaction claire. Bien sûr, les hommes tentent de gruger souvent, mais ils doivent finir par payer, sinon c’est au revoir, et il n’y a pas de prochaine fois. Le sort d’Allison lui est beaucoup plus incertain. Elle ne sait pas combien de temps la comédie va durer, elle ne sait pas avec combien elle va rentrer. Faudra s’y faire, c’est comme ça. Et puis qui ne tente rien n’a rien, alors elle se reconnecte, et remet ça le lendemain.   

Alors voilà, Jade, Emma, Lucy et Allison ont de nombreux points communs. L’abnégation en est un. Le calvaire en est un autre. Les filles sont en compétition partout, ça se tire dans les pattes et ça se juge souvent. Mais elles courent toutes après la même chose: les billets. Simple question de survie. Chacune choisit le calvaire qu’elle supportera le plus, et elle remet ça le lendemain. 

“Tristesse du réveil. Il s’agit de redescendre, de s’humilier. L’homme retrouve sa défaite: le quotidien.”
-Henri Michaux


ON PANSE, ET ON PENSE

Trois ans c’est long. Et le temps c’est de l’argent, alors le calcul était vite fait.

Temps + Argent = les deux choses qui ont calibré toute mon existence pendant ces trois ans.

Tout se résumait en ces termes, en chiffres. Le temps par exemple: 12 semaines pour un trimestre, 7 heures de décalage avec la maison, 10 heures pour une journée de travail, 30 à 60 minutes pour un massage, et une convalescence à durée indéterminée. L’argent aussi: $10,000 le trimestre, $1300 le loyer, des imprévus à inclure dans le calcul évidemment, $50 la branlette, 70 pour tes seins, $100 pour un nude et 150 pour un body slide. Un putain de gros calcul. Un casse-tête avec des décimales inutiles, et tout ça pour un résultat à un chiffre: 1 diplôme. À la base c’était ça. Mais UNE putain de victoire. Une victoire qui en englobait des centaines d’autres, sur moi, sur la vie, sur les malintentionnés, les difficultés, sur les peines essuyées, sur elle qui avait tout gâché. 

“Chaque pas mène vers un résultat escompté; l’espoir se mesure au degré de combativité.” 
-Fatou Diome

Tes yeux en ont trop vu, tes oreilles trop entendu, ta peau en a trop senti. Ton visage n’esquisse plus d’expression. Tant de choses indignantes et pourtant plus rien ne t’étonne. Le vice est commun, prévisible en tout homme, primitif et parfois difficile à dissimuler. Un vice inhérent que certains tentent d’étouffer sous des chemises étriquées et de soi-disant principes. Mais l’homme moral est un mythe. Rien à voir avec ce qu’on essaye de nous faire gober en cours de philo. Et ce que j’affirme ne relève aucunement de la théorie, je le concède. C’est bien le vécu indigeste qui parle. Et il me dit ceci: les passions sont plus fortes que les principes. On ne peut museler les passions, on les distrait tout au plus. Sous-jacentes, ce sont elles qui dirigent le monde et ses hommes. 

“Ce n’est pas la réalité qui est vulgaire, c’est l’idéal.”
-Henry De Montherlant


LES FICELLES DU MÉTIER, ACTE II

Il faut faire attention à absolument tout. Aux hommes, à la police, au temps, à l’argent, aux filles, aux patrons. Tu dois être sur tes gardes constamment. D’abord avec les hommes: faire en sorte qu’ils ne s’excitent pas trop, gérer les mains qui se baladent, les téléphones qui te filment en cachette, sans oublier les éjaculations tantôt violentes, tantôt abondantes, celles qui te prennent par surprise ou encore celles qui tâchent. Et puis les murs sont fins alors tu maîtrises le niveau sonore comme tu peux. Tu fais gaffe à la tune aussi: être sûre qu’il te paye, planquer tes billets pour ne pas te les faire voler, ne pas trop déposer à la banque bien entendu, car ça éveille les soupçons et les regards méprisants. Tu te méfies des collègues et surtout des gérants. Les filles qui piquent ton tour, les rageuses qui foutent la merde, et puis ces patrons qui pensent te posséder et leurs combines pour te baiser (dans tous les sens du terme). Une industrie où les maîtres-mots sont prudence et vigilance. C’est suivant la même logique que toutes les tâches du quotidien sont ainsi réalisées, soit avec une immense précaution. Comme par exemple ne rien dévoiler de compromettant que ce soit au téléphone ou au comptoir, éviter d’être en retard à la sortie d’un massage, être propre sur soi, bien nettoyer, cacher les mouchoirs imbibés sous les serviettes sales, et surtout bien tirer la chasse pour ne laisser aucune trace. 

Tout ça c’était la routine. Mais il y avait une chose qui me faisait vraiment peur: c’était que tout bascule. C’était la police. Tout ça était illégal oui, mais c’était pas nouveau. Un homme qui demande une branlette à la fin d’un massage n’a rien de bien étonnant très franchement. Les gens étaient au courant mais on ne faisait pas de vagues, juste du blé que l’État ne pouvait pas taxer. Disons que la prostitution ça les arrange, tant qu’ils peuvent en soustraire leur petite (grosse) commission. Les bordels avec open bar oui, mais les petites branlettes au salon hors de question. Honnêtement à mes débuts, ça allait encore. Le climat était plutôt serein même. C’est au fil du temps que la situation s’est dégradée. Le gouvernement a commencé à grincer des dents et du porte-monnaie, et on a ainsi atterri dans le collimateur d’une police de plus en plus présente et répressive. (Un petit coucou d’ailleurs à tous les officiers et élus que j’ai fait jouir à la pause déj’!) Cependant, abandonner n’était pas une option, pas en ce temps-là, et malgré l’angoisse grandissante, j’ai continué à pointer. Puis un beau jour, sans m’y attendre, j’ai vu ma vie défiler. 

Imaginez la scène: je finis un massage, j’ouvre la porte, et devant moi, une dizaine d’hommes en uniforme qui m’attendent l’air décidé. À ce moment-là, je me retrouve avec plusieurs choses sur les bras, dont un client paniqué qui sue à grosses gouttes car j’ai encore son sperme fraîchement enroulé dans une serviette jetée sous la table, à côté de celle-ci, mes sous-vêtements que je n’ai pas réussi à remettre à temps, un corps huileux de la tête aux pieds, des tétons apparents, et des billets qui sont à deux doigts de tomber de mon legging trop lâche. Ils n’auraient pas pu mieux tomber clairement. À ce moment-là, je me suis dite une chose: c’est foutu. Autant m’achever, allez-y. Une bonne trentaine de minutes à être dévisagée et interrogée. J’avais tenté de garder mon sang-froid mais c’était peine perdue. Mon coeur battait si fort qu’on pouvait le voir à travers mon t-shirt. Imaginez également devoir manipuler le stylo de Monsieur l’agent avec cette même main qui quelques minutes auparavant était recouverte de cette semence visqueuse et plus qu’odorante. Bien sûr, inutile de préciser que je n’avais pas eu le temps de me laver les mains. Après ça, il l’a repris et l’a posé sur son calepin. Heureusement pour moi qu’il ne l’a pas amené à son visage. Je ne sais pas quelle aurait été ma première réaction autrement, à savoir si j’allais éclater de rire ou en sanglots. Bref, tout ça pour dire que la situation n’était nettement pas en ma faveur. Une sacrée douille je le confirme. Tant d’années de galère à devoir cravacher comme une folle, si proche du but, et puis ça. Tout qui jouait contre moi. Néanmoins ce jour-là, un miracle s’est produit. Je ne sais par quel moyen, par quelle force divine, mais j’en suis sortie indemne. À vrai dire, un simple coup d’œil sous ma table, et mon sort aurait été scellé. Je pouvais entendre leurs bottes assommer le parquet pendant qu’ils inspectaient les lieux. Mais rien. Aucun ne s’était foulé pour se courber le dos. RIEN. J’avais peine à y croire. Bon en soi, je pense qu’ils avaient flairé l’arnaque (visiblement pas le stylo), mais comme on dit chez moi, « pas vu pas pris », du coup pas de flagrant délit. Maintenant j’en suis sûre, ça ne fait aucun doute: j’ai un putain d’ange gardien, c’est moi qui vous le dis. 


DES MAUX EN VRAC (1)

“Une âme morte est une âme complètement habituée.”
-Charles Péguy

C’était comme être en prison. Sans les barreaux ni les vigiles, mais elle m’est pourtant familière. Les murs sont bien là. Ils sont très hauts, impossible de s’y agripper et ils obstruent la vue de tout paysage. Ils sont épais, aucun bruit ne peut les traverser, et ça ne vaut pas la peine de crier, personne ne l’entendra. Tout est gris, monochrome, une touche de couleur par ci par là, mais ça ne fait aucune différence, aucune chaleur ne s’en échappe. Un endroit où la solitude est une éternelle compagne. La prison c’est aussi la routine on vous dira. Dans la mienne les visites se font rares en plus, elles coûtent cher et puis la famille est loin. La durée de la peine? Aucune idée. Elle durera le temps qu’il faudra, mais on en voit difficilement le bout. Et bien sûr il y a les gardes, sans cesse à l’affût. Tu es déjà au trou mais ça ils s’en branlent. Le moindre faux pas et hop, on te transfert sans discussion. Et dire qu’on me fait porter le chapeau quand le vrai criminel lui court toujours. C’est ce qu’on appelle “le système”, et il est ainsi fait.     

“On s’aperçoit, chaque jour, qu’il faut cesser de croire à quelque chose ou à quelqu’un; et cette démolition quotidienne de nos plus chères illusions s’appelle “expérience”.”
-Jean Simard

Les hommes veulent ta peau à tout prix. Ils veulent la voir, la contempler. L’excitation est telle qu’ils te supplient alors tu te débarrasses des couches qui t’habillent. L’occasion de faire monter un peu les enchères. Car oui, ici tout a un coût. L’objet du désir lui se cachait sous le tissu. Ce dernier n’a évidemment plus grande utilité dans un quotidien où la nudité paye le loyer cash. Alors on donne à la pudeur un sursis, et on gagne son pain. Nue. Tu te rhabilles ensuite mais la sensation perdure. L’impression d’être nue, partout et tout le temps. Le coton qui recouvre ta peau lui n’y change rien, tu es nue. La paranoïa s’installe, bien au chaud, et même vêtue tu sens le regard insistant des gens dans la rue qui t’épient comme si tu l’étais, entièrement nue. Des yeux qui te dévorent la chair pour y laisser que les os. Un corps qui n’est plus le tien et que les yeux du monde possèdent. Néanmoins, je me dois de protéger ce qui m’appartient, alors il y a des parties de ce corps que j’interdis à tout client de toucher. Mon visage, mon sexe, et ironiquement, mes mains. Celles-ci me sont trop intimes et je tiens à ce qu’elles restent miennes. Tout le reste est mon instrument, mon outil de travail. Soyons honnêtes, les hommes peuvent difficilement s’en empêcher. Il le faut bien malheureusement, sacrifier un bout de soi pour justifier du montant et faire passer le calvaire un peu plus vite. Donner sans trop donner. Un équilibre délicat à conserver car l’huile ça glisse, et les hommes ça les arrange. 

“On ne pense plus au visage de la femme dont on voit le corps nu.”
-Joseph Joubert

Puis vient la question délicate. Je savais qu’elle allait tôt ou tard me la poser. Et comment ne pas y penser après avoir entendu tout ça. C’est la gorge serrée et redoutant ma réponse que Maman me demande: “est-ce qu’on t’a violée?”. Le viol tel qu’on le conçoit, non Maman rassure toi. Mais comment te dire que je sais ce que ça fait. Je connais le visage du danger, je l’ai regardé droit dans les yeux de nombreuses fois. Je connais ses mains, et j’ai senti son poids. J’en connais même l’odeur désormais, car sa plus grande distraction, c’était moi. Tu l’auras compris, la question est délicate, les situations l’étaient aussi. Mais elles faisaient tout bonnement partie de mon quotidien, de ma normalité. L’expérience du viol en réalité augmentée. Cet homme qui te surplombe, l’oppression saillante qui t’oblige à abandonner ton propre corps, réifié sous contrainte et sali sans égard. Dans “viol” s’épelle aussi ce mot, “vol”. Car oui c’en est un. C’est mon corps que tu cambrioles lâchement, et mon âme que tu dérobes. Je l’ai vu moi cet homme, je l’ai vu perdre le contrôle, et l’animal prendre le dessus. Cette pulsion qui annihile la raison et l’humain, et puis ça va trop loin. 

“C’est la vie et non point la mort qui sépare l’âme du corps.”
-Paul Valéry


LES FICELLES DU MÉTIER, ACTE III

Le métier paraît sommaire finalement. Accueillir, masser, branler, recommencer. Bref, c’est pas bien compliqué. On répète l’opération en boucle et les clients s’en vont contents. Cependant, j’ai réalisé assez vite qu’être masseuse dans cette industrie signifiait bien plus que ce simple fait. Après je me doute bien que si vous vous êtes tapés les précédents paragraphes, vous l’aurez un minimum compris, mais là je parle de ce qui pour moi a été l’essence même de mon métier. En quoi consistait vraiment le fait d’être “masseuse” pour moi et mes clients. Parce-que la réflexologie plantaire, l’aromathérapie et autres conneries, tout ça n’est qu’un écran. La réalité c’est que quand on s’enferme dans une room avec un homme, on se retrouve aussi enfermée dans son cerveau en quelques sortes. On explore alors les dédales de la psychologie masculine tout en lui tartinant le cul d’huile d’amande douce et en lui titillant la verge. Chez nous, on appelle ça aligner le corps et l’esprit. D’une certaine manière en tout cas. Ça dépend comment on voit les choses. Ce que j’ai constaté néanmoins, c’est que l’homme en quête de réconfort physique est vulnérable, et par conséquent d’autant plus facile à sonder. Comme s’il projetait sur les murs pâles ses manques et qu’il me chargeait de les remplir. Et c’est là où j’y arrive. La nature profonde de mon métier.     

Il s’explique par un malheureux cliché. Un cliché qui comme les autres ont un fond de vérité, mais qui s’est révélé être au coeur de ce que je faisais. Vous savez, celui qui dit que les hommes ne peuvent se satisfaire d’une seule femme. Qu’ils courent après plusieurs jupons. Sans vouloir offenser ces messieurs naturellement. Mais on s’en rend bien compte quand on passe ses journées au salon. Et c’est justement à travers mon métier que j’ai découvert la plus subtile réalité. 

Elle est la suivante: c’est qu’une seule femme n’est jamais assez. Parce-qu’il y en a tellement qui comptent il faut le dire. Et un homme selon moi a besoin de ces quatre indispensables: une maman, une meilleure amie, une amante, et une psy. Voilà, c’est ma théorie. Celle des points cardinaux. Bancale me direz-vous, mais c’est une théorie que je défends à force d’observation. Car c’est le crédo du métier. Il y en a toujours une qui lui manque plus qu’une autre, toujours. Et mon boulot à moi, c’est de devenir toutes ces femmes là. Je suis la formule “masseuse tout-en-un”. C’est pour ça qu’il vient me rendre visite au fond. Même si lui-même l’ignore la plupart du temps. Après ça dépend des jours, des hommes, des envies. Ça dépend des humeurs, et ça dépend des lubies. La clé, c’est de savoir jongler.

Je suis la maman, la meilleure amie, je suis l’amante, je suis la psy.

Je suis elles toutes.

Je suis…

…La maman.

Celle pour qui tu restes un grand gamin. Celle dont tu auras toujours besoin. Elle, au toucher aimant et qui console, elle qui berce par sa voix. La maman qui a vu ton corps nu mille fois déjà, mais devant qui tu joues les timides. La même qui connait tous tes petits complexes, et qui pourtant s’en contrefout. Cette maman qui prend soin, et qui fait encore couler ton bain. Puis elle t’essuie le corps, comme quand tu étais chérubin. Celle avec qui tu fais des caprices mais qui pardonne malgré ça. C’est l’autorité suprême, la maman qui te tape sur les doigts. Parce-que de toutes, c’est la seule qui sait que tu suces encore ton pouce sous les draps. 

…La meilleure amie.

Celle chez qui tu débarques à l’improviste. Celle avec qui tu partages des délires que personne ne comprend. C’est elle qui te remonte le moral quand le monde devient chiant. C’est la meilleure amie avec qui on parle de tout et de rien, et avec qui tu ne t’ennuies jamais. Celle qui connait tes défauts, tes goûts et tes secrets. C’est l’une des seules en qui tu as confiance. Celle qui sera toujours de ton côté, mais ne te donnera pas toujours raison. C’est la meilleure amie un peu barrée, qui te pousse à de nouvelles ambitions. La meilleure amie que tu aurais aimé avoir comme soeur. Celle qui te comprend sans même que tu ne parles. Celle avec qui tout est simple.  

…L’amante.

Celle qui est dans la confidence. Celle que tu vois en douce. Cette autre femme pour qui tu envoies chier la vie quotidienne. C’est avec elle que tu te dérobes à la pause méridienne. La maîtresse qui hante tes nuits. Celle à qui tu ne peux résister, elle qui a un goût d’interdit. Une créature du désir qui perturbe tous tes sens. C’est l’amante à qui tu as attribué un faux nom dans tes contacts, à qui tu aimes offrir des cadeaux. Celle pour qui tu peux inventer mille et une excuses complètement mythos, et mentir ouvertement à Madame. Celle qui te redonne une deuxième jeunesse. C’est cette autre femme. 

…La psy.

Celle que tu bookes en avance, même heure, toutes les semaines. La psy qui offre une oreille attentive. Celle à qui tu livres tes pensées les plus loufoques. C’est en regardant son plafond que tu vides ton sac, et évidemment ton portefeuille. Parce-qu’elle prend pas la mutuelle, mais au moins pour ce prix là, elle ne brise pas le secret professionnel. C’est la psy qui a une patience à toute épreuve. Elle qui dit “hmm” à tout bout de champ, et qui hoche la tête en t’écoutant, le regard impliqué. Celle qui au final acquiesce plus qu’elle ne parle, mais avec qui ça fait du bien de déblatérer. C’est la personne qui t’offre ce point de vue extérieur, celle qui t’oblige à te regarder dans un miroir. La psy toujours prête à te tendre un paquet de mouchoirs. 

Alors voilà, mon boulot à moi, c’est ça. C’est d’être un peu de ci, un peu par là, un peu d’elles toutes à la fois. C’est de devenir toutes ces femmes là. 

À force de jongler les mains huileuses, on développe ce talent tout particulier: celui d’aliéner. Et puis ça devient une habitude. Tous les jours on aliène. On dissocie son être en plusieurs petits bouts, toutes ces femmes extérieures à nous jusqu’à s’oublier, soi, jusqu’à s’en éloigner un peu plus chaque fois.

Évidemment à ces femmes là on leur donne des p’tits noms par mesure de prudence. On leur trouve des pseudos du style Mya, Lola, ou encore Coco ou Amélia. Du moment que ça reste bref et mignon. Des p’tits noms qui protègent d’une certaine manière, mais qui proscrivent toujours plus.

En même temps on se préserve comme on peut. Et puis vu les dangers que cela implique, c’est vrai qu’il est préférable d’abandonner sa propre chair, de les envoyer “elles” au front. Parce-que l’huile ça suffit pas. Parce-que l’homme s’accroche à ces jupons comme à un doudou et ne veut plus les lâcher. Et c’est là toute la difficulté du métier.

La vraie question c’est…

Comment faire pour se protéger d’aussi près?

“Si les hommes aiment les femmes silencieuses, c’est parce-qu’ils sont persuadés qu’elles les écoutent.”
-Sacha Guitry


DES MAUX EN VRAC (2)

Le jeûne a duré plus de deux ans et demi. Un jeûne abstinent auquel je m’étais tristement habituée. J’avais fait du plaisir et de la jouissance mon fond de commerce mais je mettais le mien au placard. La raison? Un trop-plein je suppose. Le trop-plein des hommes. Leur énergie était devenue trop encombrante alors je m’en délestais une fois rentrée chez moi. Je savourais ma solitude enfumée en compagnie de mon chat, hors d’atteinte, planquée dans mon petit studio. Un plaisir intense et mérité mais de courte durée, car il fallait remettre ça le lendemain. Un quotidien désolant où l’odeur fétide de la réalité et ses hommes m’asphyxiait, bien plus encore que le tabac. Une proximité contrainte et étouffante qui m’anesthésiait de tout désir. Car mon corps à ce moment-là ne servait qu’un seul but: le travail. L’outil c’était lui. Un corps qui n’était plus le mien et mis à disposition de tous. Ces longues heures à devoir contenter les envies d’hommes vils et gloutons te pompent, alors du jus il n’y en a plus. L’énergie pour te satisfaire s’amoindrit et le désir avec. Il y avait ça, mais il y avait aussi cet autre détail qui n’en était plus un: c’était le toucher. C’était l’angoisse provoquée. Cet inconfort nocif et saisissant. “Anxiogène” comme disent les gens. Un corps en prise à des réminiscences désagréables qui préférait s’épargner la compagnie des hommes. Et puis des petites, des grosses, des biscornues, des claires, des plus foncées, tu ne voyais que ça. Des queues et des glands flétris par dizaines, tous les jours, du matin jusqu’au soir. Alors bon, il est évident que beaucoup de choses ne m’excitaient même plus. Voir un homme jouir était devenu une corvée à nettoyer, et rien de plus. 

“J’aime le lit, c’est le seul endroit où, comme le chat, je puis faire le mort en respirant tout en étant vivant.”
-Arthur Cravan 

Cette sensation que tu n’es devenue qu’une enveloppe sans contenu ni destination, une coquille vide. Le regard vide aussi, l’envie inexistante. Ce “petit truc” que les gens voyaient dans tes yeux s’en est allé. C’était la fougue, l’espoir qui t’avaient quittée. Inutile de prétendre le contraire, ça se voit jusque dans ta façon de marcher. Et puis tu t’y étais résolue à la longue, à revivre cette journée en boucle. Alors le corps fait acte de présence pendant que la tête erre, quelque part, lassée et sans but. Autour, tout est délavé, fadasse. Même la nourriture avait plus de goût avant ça. Tu as beau rajouter des épices à tout va mais rien n’y fait, il manque toujours quelque chose. La vie te suce toi et les aromates comme un vampire. L’anémie est aussi bien psychique que physique, et c’est la fatigue qui l’emporte. Énorme, elle t’accable et te somme de rester au lit. Tes émotions, elles, sont sous anesthésie, alors tes mots s’alignent sans relief, le ton monocorde. Mythonner à la rigueur oui, mais c’est la voix qui trahit. Du coup tu préfères laisser le téléphone sonner, c’est plus raisonnable ainsi.

Longtemps je me suis demandée ce que c’était. Puis je l’ai aperçue, la fourbe. Elle était sous mon nez tout ce temps là. C’était la dépression qui était cachée derrière un petit muret à se poiler.

“Il ne faut jamais dire jamais! Maintenant c’est bien fait!”

“À certaines heures de la vie, la persécution de l’adversité est si grande que l’on ne peut plus en ressentir les coups. On vit, ou mieux on se laisse vivre comme si la vie s’était retirée de nous et qu’un souffle de mort continuait de nous animer.”
-Jean-Chauveau Hurtubise

C’est l’histoire courte d’une rose et de ses épines.

Son nom c’est la rose. Tous l’ont déjà contemplée au moins une fois. Tous ont déjà voulu la cueillir. Mais tous se font piquer. Car même si sa beauté fait l’unanimité, ce sont de ses épines dont il faut se méfier. Malheureusement c’est la seule chose qui l’habille, son seul rempart. Et toujours elle pique sans même le vouloir. Mais c’est comme ça, les épines sont là. Elles sont là parce-que les vents l’ont souvent malmenée. Et depuis ses défenses se sont aiguisées. Mais elle attend désespérément. Peut-être un jour se mettront-elles à tomber. Et les gens n’auront plus peur de s’en approcher. Pour l’instant la manoeuvre est délicate, alors la plupart se contentent de l’admirer de loin. On la laisse dans son pot, tout simplement. Et encore, si ce n’était que ça. À ce qu’il paraît elle s’ouvre aussi difficilement. Comme si les épines ne suffisaient pas. Mais la rose est amenée à éclore, c’est certain. Et pour ça il faut continuer d’y croire, faire preuve de patience et continuer de l’arroser avec attention. Plus que jamais elle a besoin d’eau, et qu’on lui offre des bains de soleil. Puis tu verras, un jour ou l’autre elle finira par s’ouvrir. Elle-même ne saurait le prédire cependant, mais la rose a bon espoir. Elle a bon espoir de se faire cueillir un beau matin sans écorcher son prochain. 

Son nom c’est la rose. L’histoire est courte. Ses épines acérées. Elle rêvait juste de les limer. C’est niais, mais c’est pas compliqué. Son nom c’est la rose. Et la rose, c’est moi


“L’homme jouit du bonheur qu’il ressent, et la femme de celui qu’elle procure. Le plaisir de l’un est de satisfaire des désirs, celui de l’autre est surtout de les faire naître.”
-Pierre Choderlos De Laclos

LA VÉRITÉ ET SES HOMMES, CULS NUS

“Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus”. Ce John Gray en savait quelque chose. En effet, les deux planètes sont différentes en tout point; deux corps célestes qui gravitent sur deux axes bien éloignés, mais toujours autour de la même étoile. Moi j’ai eu la chance de pouvoir jouer les astronautes en quittant ma planète pour un voyage d’exception vers cet astre inconnu. Vous serez peut-être surpris, mais il n’y a pas que des connards sur Mars. Tous sont des hommes. Ils sont de toutes sortes. Parmi eux, il y a les maladroits, les ignorants, les influençables, les victimes du dictat, les rancuniers, les oubliés, les névrosés, les incrédules, les angoissés, les grands enfants, les pudiques, les simplets, les distraits, les bons copains, les dégonflés, les opportunistes, les solitaires, les trop fiers, les baratineurs, les branleurs, et tous les autres. Absolument tous sont venus me rendre visite. Et j’ai conversé longuement avec chacun d’entre eux. L’homme, avec le petit H. C’est nu et tout en transparence que je le découvre. Une longue liste encore. Ses peurs, ses vices, ses espoirs, ses complexes, ses défis, ses secrets, ses motivations, ses incompréhensions. Ses vérités surtout. Des réalités brutes et éloquentes livrées sur un fond d’huile et de bougies parfumées. Et on comprend beaucoup de choses une fois confrontée à celles-ci. Des choses sur les hommes bien entendu, mais aussi sur nous les femmes, l’humanité et les conflits qui nous tiraillent; sur le primitif qui réside en chacun et comment celui-ci dirige le monde.



NE PAS CRACHER DANS LA SOUPE, ET SUR LA MAIN QUI DONNE

Mamie le dit tout le temps. “Il n’y a pas d’avantage sans inconvénient”. Ça marche aussi dans l’autre sens. Car il y a toujours cette main qui prend, et l’autre qui donne. Un recueil jusqu’ici lourdement empreint de maux qui tient à rétablir cet équilibre, à conter ces quelques bons côtés que l’on tend à oublier. Parce-que je dois aussi remercier cette main qui m’a donné.

À commencer par cette chose ô combien précieuse que nous les filles malmenons couramment: l’estime du corps. L’amour du reflet. À la place de cet amour, c’étaient mes petits complexes que moi je nourrissais. Difficile de faire sans il faut le dire. On fait toutes cette erreur d’ailleurs. On devient son propre détracteur et on se met à faire le grand procès de nos petits défauts. Ils sont nombreux à se tenir sur le banc des accusés, et pour toi, tous sont coupables. Ton ventre, tes hanches, tes fesses: coupables! Les jurés, l’avocat de la défense, le miroir posé dans ta chambre, tous s’accordent pour les pointer du doigt. Un verdict sans appel que les hommes réfutent avec conviction, alors tu commences à te poser des questions sur ce tribunal absurde. Aucun de ces hommes n’est d’accord. Ils défilent et contre toute attente, tous chantent les louanges de ce corps que tu médis, se passionnent de ces seins que tu croyais difformes. Ces inculpés qui en prenaient pour leur grade face au miroir et qui tentaient de se camoufler sous une lumière tamisée devenaient soudainement l’objet d’éloges enflammés. Des éloges qui boostent l’égo, celui que tu flagellais sans raison. Puis tu te rends compte que tout ça c’était du vent. Ce n’était pas ton corps le coupable, ni même le miroir (même s’il était complice). Les vrais coupables c’étaient tes yeux. C’étaient bien eux qui déformaient la belle réalité à ton encontre. Et c’est à travers ceux des hommes, à travers leur regard que le tien a changé. Ta beauté pourtant était bien réelle. Bien qu’évidente aux yeux de tous, il te fallait simplement l’entendre. Et comme tu as cette fâcheuse tendance à en douter, on a dû aussi te le répéter. Mais bon, les filles ça chipote vous savez!

Outre les flatteries, il y avait aussi la suprématie. Ce quelque chose d’enivrant que l’on ressent quand l’on utilise son corps. Du plaisir, oui. Plus difficile à reconnaître c’est certain, mais c’était aussi le cas. Ce moment où l’on parvient à faire danser le scandaleux avec grâce, où l’on savoure l’ascendant tout en se frottant à l’inconvenant, à la limite. 

Bon il faut quand même se l’avouer, pas besoin de frotter bien fort pour qu’un homme succombe. En général, c’est une question de secondes. Puis il se laisse aller à ton emprise. C’était presque trop facile. Évidemment la domination est plaisante, alors on se prend au jeu du pouvoir. C’était comme jouer aux marionnettes, ou mettre quelqu’un sous hypnose. Avoir ce grand dadais, tout béat, à suivre tes moindres dires et mouvements avec complaisance et envie. C’était presque de la sorcellerie.

“Le physique d’une femme, vous le savez, est le miel qui attire l’homme à la ruche où il se fait piquer.”
-Stephen King

L’industrie du sexe, c’est l’industrie du vice. C’est la réalité servie crue. L’homme dans toute son obscénité et son infamie. Je ne sais que trop bien de quoi cet homme est capable, car moi c’était ma vie. C’était mon rôle d’étancher l’envie. Mais le mal n’était pas en vain, loin de là. Car j’ai réalisé ceci: les branlettes sauvent des vies. Une assertion risible peut-être, mais j’en suis désormais convaincue. Parce-que le vice voué à lui-même peut faire de nombreux dégâts. Les dommages collatéraux sont malheureusement bien souvent méprisés, comme cette fille qui n’avait rien demandé. Elle, elle n’était pas prête, pas armée. Moi si. Alors oui, je préfère que le vice s’abandonne ici, entre ces murs. C’est bien plus sûr. Un homme que j’ai qualifié d’atterrant la plupart du temps, mais je le respecte aussi cet homme là. Je respecte son choix, le choix d’un lieu au minimum approprié. En effet, je suis plus admirative de cet homme qui tente de consoler ses déviances que de celui qui prétend ne pas en avoir. Car c’est le vice qui s’ignore qui fait des ravages. Ici au moins il peut s’exprimer. C’est en martyr que tu te dévoues alors pour apaiser la soif. Tu acceptes la sentence pour cette noble cause. Et puis un de plus, un de moins, ça ne faisait plus de différence de toute façon. Pour moi non, mais pour elles oui. Je me disais qu’un de plus ici, ça faisait une fille d’épargnée en dehors. C’est aussi grâce à ça que l’on tient. C’est le sacrifice pour le bien commun. Alors oui, quelque part j’étais fière. Fière d’un métier que très peu reluisant, mais fière également de pouvoir sauver des vies. (Quitte à tâcher les murs et les serviettes!) J’exagère probablement, mais je sais au moins ceci: un homme qui jouit est un homme qui sourit. 

“Les chemins tortueux ont au moins l’avantage de te garder éveillé.” 
-Germain Véronneau

 

C’est vrai, c’est dans les virages très serrés que l’on découvre de quoi on est fait. Et cette femme là je vous le dis, il en faut pour la mettre au tapis. 

Aujourd’hui, c’est grandie qu’elle se livre, en femme affirmée qu’elle s’écrit. Alors à bas la fausse modestie. Il est grand temps qu’elle se jette quelques fleurs. Car cette femme là, c’est une battante, une survivante. Elle a survécu aux déchaînements d’une industrie putride, et navigué ses méandres avec poigne, dignité et espoir. C’est la femme qui a soulevé les montagnes. Celle aux bras menus mais à la main de fer. La femme qui sait dire “non”. Cette femme là qui ne s’est jamais rabaissée face au perfide. Mais aussi celle qui malgré tout a continué à faire preuve de bonté même face à la bassesse. Cette femme au mental d’acier et aux couilles énormes, car son coeur l’est aussi. Une bête de femme comme on dit que les épreuves avaient quelque peu laminée, mais que la poigne, la dignité, l’espoir et la bonté avaient sauvée.

“À la guerre, comme en amour, le corps à corps seulement donne des résultats.” 
-Blaise De Montluc

Derrière cette porte close, il y a le vice, la frustration, la solitude, le danger, mais il y a aussi ces petites victoires à ne pas négliger. Ce sont ces petites victoires qui donnent envie d’y croire encore. C’est de voir cet homme d’ordinaire exaspérant et sans limite se remettre en question pour la première fois. Un revers inattendu à cet échange à nu. Là où on fait tomber la chemise et les masques. Là où les barrières se mettent aussi à tomber pour nous laisser passer de l’autre côté, de l’autre côté du miroir. 

C’était comme regarder à travers le judas d’une porte que tu croyais blindée. J’avais cette aubaine de pouvoir zyeuter l’intimité de ces hommes, de percer les mystères du cerveau masculin. La position était avantageuse, mais il fallait aussi accepter de faire face au révoltant pour voir clairement. Un métier qui de toute manière forme à l’absurde, alors j’ai appris à écouter l’incongru et l’indignant avec calme, et sans jugement. Je continuais à zyeuter avec curiosité à travers ce fameux judas, mais le plus dur restait encore à faire. Il fallait aussi l’ouvrir cette foutue porte. Abattre ce mur qui nous séparait. Et c’est en regardant avec insistance que j’ai compris: le judas en question fonctionnait à double sens. Comme je m’étais projetée dans son monde tout ce temps, je l’ai invité à visiter le mien cette fois-ci. C’était à son tour de zyeuter. Bon après on va pas se mentir, la vue de mes seins nus avait de quoi distraire Monsieur, c’est vrai, mais il tend l’oreille curieusement. Il y a cet interphone qui facilite le dialogue, alors je profite de cette opportunité pour lui livrer mes réalités. Celles de cette Femme qu’il n’a pas su entendre. La Femme qu’il avait tant négligée. Et c’est quand ses torts se révèlent à lui qu’il prend cette claque. C’est la première fois que je le vois cet homme-là. Celui qui regrette. Il compatit, il s’interroge. Celui qui ressasse pour comprendre. Un homme déconcerté, figé par la culpabilité. Ce même homme qui s’était trompé face au miroir. Bizarrement, c’est le reflet d’un enfant que moi je vois. Celui de ce môme impatient et têtu, mais qui attend éternellement après les conseils de sa Maman. Ce gamin qui se braque, et qu’il faut prendre par la main bien souvent. Mais la thérapeute que je suis est forte d’empathie, alors il s’adoucit, baisse les armes, et finit par écouter avec attention. Je le vois dans ses yeux maintenant que mes mots l’avaient atteint. Une belle victoire car cet homme-là je le connais bien, il est fier, et reconnait très rarement ses travers. Cette fois-ci c’était différent. 

C’est à force d’observation et de dialogue que peu à peu tu te rends compte que cette porte blindée pouvait être déverrouillée. Il nous en fallait simplement le code. Les indices se trouvaient de chaque côté du mur qui nous séparait, alors c’était ensemble que l’on devait agir. Nul autre choix désormais que de se regarder droit dans les yeux, se voir pour se communiquer nos indices. La clé était là. La compréhension et les efforts étaient mutuels, puis après quelques essais infructueux, la porte a fini par s’ouvrir. Pas mal de choses l’encombrent toutefois alors l’ouverture reste étroite, mais c’était déjà un très bon début. C’est grâce à cette brèche que l’on pourra abattre ce mur qui l’entoure.  

Sachez messieurs que les fois où m’aviez déçue ont été nombreuses. Un amas de désillusions qui progressivement sont parvenues à briser cet espoir ingénu que j’avais en l’homme et l’humain. Mais la vie surprend toujours, et les gens aussi. Elles se comptent sur les doigts de la main, mais ce sont ces petites conversations qui peuvent tout changer. Un échange bref et dénudé, mais qui avait son impact malgré tout. Parce-que du bien on peut en faire partout, même ici. Il y avait certes peu de prestige à se fatiguer les poignets sur des messieurs à la gâchette facile, mais ces petites victoires redonnaient sens à ma présence ici. Ils continueront à faire des erreurs c’est certain, mais j’ai bon espoir. Bien sûr c’est difficile de changer le monde juste armée d’une bouteille d’huile, alors on le fait un homme à la fois.

“L’espoir est que les hommes puissent comprendre ce qu’est être une femme, que les femmes puissent comprendre que les hommes ne sont ni à combattre ni à soumettre. Que les hommes et les femmes puissent rester des amants.”
-Monique Canto-Sperber

Quand les billets pleuvent, la plupart s’enrhument. Ils chopent la fièvre de l’avare. Une maladie bien difficile à combattre pour bon nombre car ses symptômes sont agréables et indolores aux premiers abords. C’est parce-que le tentateur envoûte avant d’empoisonner. Je le sais car je l’ai vu à l’oeuvre. “L’argent est un rusé charmeur” dit-on. Une phrase qui n’est pas de moi mais je ne peux mieux dire. Il ne faut jamais sous-estimer son attrait. Insidieux, c’est un adepte du déguisement alors il habille son jeu malin d’un manteau doré pour séduire.
Pour moi les billets ont plu, c’est le cas de le dire. Mais j’en connaissais les dangers et je restais méfiante. Hors de question pour moi de les laisser me posséder, mais tout pouvait arriver, et la vie me l’avait bien démontré. Même le plus honorable des hommes peut s’y méprendre, se laisser berner par la douceur du gain. Alors oui bien sûr, les hommes et les branlettes c’était quelque chose, mais le vice n’était pas que sexuel, il était là aussi. L’illusion du bonheur en grosses coupures. Ce vice là veut étouffer ton porte monnaie en lui faisant croire qu’il a besoin d’une ventoline. Il corrompt, il pervertit son propriétaire. Puis il le possède. À croire que j’avais été immunisée dans ce cas-là, parce-que leur vue me laissait totalement indifférente. Un pécule huileux amassé en liasses et pourtant, rien. Aucune euphorie, ni envie de faire des folies. Juste besoin que tout ça soit enfin fini. Peut-être était-ce leur aspect poisseux qui me rebutait je ne sais pas, mais j’y restais insensible. Alors je continuais d’essuyer un à un les billets tout collants pour les aplatir entre les pages d’un livre que je n’allais jamais lire, puis je remettais ça le lendemain. Car la vraie satisfaction pour moi n’était pas les billets ni leur couleur. La satisfaction, la vraie, c’était de savoir que chaque billet essuyé me rapprochait un peu plus de mon but. Que chaque billet essuyé me permettait d’aider la famille qui était loin. Mais chaque billet essuyé était aussi une piqûre de rappel. Il me rappelait tout bonnement que l’indépendance ça coûtait cher, et surtout qu’elle était synonyme de labeur et de sacrifice.
Pour l’avoir vécu je l’affirme, l’argent ne fait pas le bonheur. Il règle beaucoup de problèmes c’est certain, mais le bonheur est ailleurs. Une dizaine de milliers de kilomètres me séparait du mien. Les deux femmes de ma vie: ma Maman et ma Mamie. Ces deux femmes qui s’étaient données bien du mal pour cette petite fille ambitieuse. Celle-ci se refusait donc à l’idée de décevoir. Alors oui, les branlettes ça coûte, mais pour elles ça valait le coup.

“La richesse donne des jambes aux boiteux, de la beauté aux laids, et de l’intérêt aux larmes.” 
-Proverbe Arménien


J’ai remarqué que mon ange gardien est un brin farceur. Il s’amuse de mes déboires souvent, alors il me laisse patauger un petit moment dans la gadoue, puis il me rattrape par le col in extremis. J’ai parfois du mal au début à voir où il veut en venir, mais c’est avec le temps que son dessein se précise. Rien n’arrive par hasard qu’il me dit. Je fais partie de ces chanceux que la guigne poursuit. Ou peut-être suis-je de ces poissards que la fortune rattrape? L’un dans l’autre, je garde confiance. On n’a pas trop le choix de toute façon. Car c’est la vie qui donne, et c’est elle qui prend. Mais je lui suis toujours reconnaissante quoi qu’il arrive. Ne pas l’être serait idiot. Regarde bien, au final tout concorde. Le voilà son dessein. Le lieu est voulu, l’instant est choisi. Et c’est là où le destin gît. 

“Le destin existe, mais seulement pour ceux qui y croient.” 
-Michaël Veuillet


RÉMISSION

“J’entends au-dessus de moi dans les cieux 
Les anges qui chantent entre eux 
Ils ne peuvent trouver de mot d’amour plus grand 
Que celui-ci: Maman” 

-Edgar Allan Poe

Comment te remercier ma petite Maman. Je voulais naturellement t’épargner des récits qu’une mère ne peut entendre, mais je ne sais pas comment j’aurais pu vivre sans te l’avouer. Tu as été la première étape de ma guérison, la meilleure des thérapies, et pour cela je t’en remercie. Un second souffle grâce à toi. J’imagine à quel point cela a dû être difficile de m’écouter, mais par pitié ne te sens jamais coupable. Jamais. Car je te dois tout Maman, tout ce qui m’est arrivé de meilleur et bien plus. Tes qualités sont bien trop nombreuses alors je ne sais où donner de la tête quand il s’agit de t’écrire. Parmi celles-ci, il y a ta bravoure que j’ai reçue en héritage. De ça j’en suis certaine. Je descends d’une guerrière, peut-être un peu trop téméraire, alors oui, j’ai pris les armes et j’ai foncé. Mais je me sens coupable Maman, coupable de savoir que tu dois vivre avec ces images en tête. La dernière chose que je voulais, c’était de te voir pleurer. Mais ta petite fille est toujours là rassure toi. Plus forte et plus fragile à la fois, mais elle est là. 

“La bouche prononce des mots, et ce sont les mains qui leur donnent tout le poids de l’émotion et de la vérité.”
-Massa Makan Diabaté

Beaucoup de choses se transmettent à travers les mains. Et je sentais que c’était en partie à travers elles que je devais entamer ma guérison. De l’huile, elles n’en pouvaient plus. Leur frustration avait grandi à force de branlettes et elles n’en pouvaient plus. L’huile c’est salissant, tellement chiant à nettoyer en plus. Il faut que l’eau soit chaude, presque brûlante, être patient et bien frotter. Maintenant que mes mains sont propres, elles peuvent s’essayer à autre chose. Du coup elles ont choisi d’enfiler les gants. Ce qui semblait être une évidence car les poings étaient déjà serrés. C’était la colère, celle qui s’était accumulée en strates et avait fini par prendre le dessus. Des envies de violence et de faire sentir les coups. Mais la douleur était psychologique surtout. Une douleur qui devenait trop écrasante, et la tête ne tenait plus; comme un bourdonnement ininterrompu qui pousse à la démence. Alors c’est simple, j’ai voulu que la douleur devienne physique. Sentir les coups et en donner. Au moins ces bleus là sont visibles. Ces bleus là disparaissent après quelques jours. Peut-être alors que les bleus qui ne se voient pas finissent aussi par guérir. Et puis il y a ce quelque chose qui se passe quand tu commences à enrouler tes bandes, ce quelque chose qui monte, qui demande à sortir. Difficile de mettre le doigt dessus, alors on y met les poings. On revêtit ses mains de cuir pour se claquer les phalanges sur des pattes d’ours. Il n’y a qu’un seul mot pour décrire cette sensation: jouissif. Addictif. Un bien fou. Je m’étais retenue beaucoup trop longtemps ça se sent, à serrer les dents devant ces hommes affligeants. Point positif, c’est que mon sang-froid évidemment bat tous les records. Mais le sang-froid c’est restrictif. Et j’avais pris cette mauvaise habitude de tout retenir. Quand tu mets les gants, c’est différent. Il faut tout lâcher. Mais lâcher avec maîtrise, et là est toute la différence.
De loin l’une de mes meilleures décisions, de celles qui ont accéléré ma cicatrisation. Car maintenant je le sais, il y a des coups qui portent, mais il y a aussi des coups qui guérissent. 

“La plus grande émotion qu’un être humain puisse ressentir: celle de sa propre naissance. Être, à nouveau, au commencement de soi. Être, et que tout soit neuf.”
-Georges Dor

Le temps guérit tous les maux, l’amour aussi. Celui-là avait tout balayé. Trois ans d’angoisse évaporés sous l’emprise d’un seul amour. Il était naissant mais déjà bien grand. Assez fort pour lever ce poids de tes épaules endolories. Un amour bienveillant qui surprend tes démons, ces petits salauds qui s’étaient pourtant logés bien confortablement. Même ceux-là se sont enfuis en courant. Et juste comme ça, il avait tout fait valser. Il avait redessiné ton sourire, celui qui avait déserté ton visage jadis. Ce toucher aussi qui était un problème pendant si longtemps, tous me répugnaient mais le sien était une drogue. De celles qui réconfortent. La défonce est exquise, douce, mais à la fois foudroyante, alors elle te retourne comme de la kétamine ou de l’ecsta. Sur un petit nuage tout moelleux, le pas léger et dansant, tu étais redevenue toi. La toi d’avant tout ça, mais en fois mille. Je t’avais dédié un poème bien avant ces écrits. “Love lasts 20 days”. Vingt petits jours. C’était le temps qui m’était accordé pour vivre cette aventure avec toi, et ces vingt jours ont tout changé. Tu ne sauras jamais le bien que tu m’as fait. Il était à ton image, immense. Un mètre 94 de pur bonheur. Un bonheur que j’ai pu serré dans mes bras pour la première fois. Un bonheur partagé dans un lit simple. Mais nous deux c’était plus grand. Toi et moi le savions. Tous même le voyaient. Plus grand que l’amour encore. De l’ordre du divin je dirais, du surnaturel, et palpable pourtant. L’énergie était solaire, sa lumière tellement forte qu’elle les aveuglait tous. La frénésie de deux âmes qui s’étaient enfin trouvées dans un monde bruyant, le temps d’un court instant. Il avait tout balayé cet amour. Le mal-être, les doutes, la colère, la fatigue, tout. L’évidence était là, devant mes yeux. Puis est venu le moment tant redouté. On avait suspendu les jours mélodieusement en occultant la réalité du départ mais il était temps. Tu m’as aidée à charger ma valise, une dernière étreinte, un dernier regard, puis c’était fini. Le bus s’en est allé.

“Aimer, c’est s’augmenter en s’oubliant, c’est échapper par un seul être à la médiocrité de tous les autres.” 
-Abel Bonnard


L’APRÈS 

Il y a bien une réalité qui prévaut. C’est celle de l’avant et de l’après. Il en sera toujours ainsi. Il y a eu ce moment où j’ai senti la terre trembler sous mes pieds et vu cet abîme soudainement se creuser. C’était la rupture entre ces deux ères, entre la fille d’avant, et celle d’après. Un profond gouffre impossible à enjamber. La nature prend au dépourvu alors dans ces moments-là on réagit par pur instinct, par survie. 
Désormais, il y a la fille d’avant, et celle d’après
Les éléments longtemps se sont déchaînés, mais aujourd’hui le calme est revenu. Les ruines témoignent bien entendu du séisme passé mais la vie reprend peu à peu son cours. Et c’est dans ce monde en chantier qu’elles se sont retrouvées. Cependant, quelque chose avait changé, ça sautait aux yeux. C’est qu’elles ne se ressemblaient plus. Mais plutôt logique après tout, car leurs vies n’étaient plus les mêmes. La fille d’après en avait trop vu. Tellement que même la couleur de ses yeux avait changé. Son caractère aussi. Mais les différences n’empêchent pas l’entente alors c’est avec réserve qu’elles s’avancent l’une vers l’autre. Des retrouvailles timides car elles s’apprivoisent encore, mais des retrouvailles nécessaires. Vitales même je dirais. Bien sûr, il restait à renouer ces liens qui s’étaient abîmés au fil du temps, mais je crois bien qu’elles sont prêtes toutes les deux. Car ce n’est qu’ensemble qu’elles iront mieux. Et ce n’est qu’en se donnant la main qu’elles pourront à nouveau ne refaire qu’un

“Nos joies les plus profondes ne tiennent pas à des bonheurs établis, mais à nos bonheurs retrouvés.” 
-Gérard Bauër

Le sentiment est étrange au moment de regagner le rivage, ce monde “normal” duquel je m’étais exilée. À la longue on s’habitue à sillonner des eaux troubles du coup c’est la terre ferme qui te donne le vertige. Il faut apprendre à renouer avec la normalité après ce long moment à côtoyer l’absurde. Il faut se réadapter socialement après s’être accommodée d’une vie secrète et en marge. Il faut repartir de zéro; réapprendre à vivre, et à respirer. 

“Ciel: lieu de délices que l’on dit être le Paradis et d’où nous arrivent aussi la pluie, la foudre, la grêle et les bombes.”
-Albert Brie

Presque deux ans. C’est le temps qu’il m’a fallu pour pouvoir entamer ces écrits. Mais rien ne bat le temps. Et il en faut pour reconstruire, surtout quand les plans de la bâtisse ont été dessinés à l’arrache et que tout ce dont tu disposes sont de vieilles planches abîmées. Je savais que les travaux allaient être éprouvants, mais ça prend quand même une éternité. Avant tout allait trop vite pourtant. Maintenant tout paraît figé, et je ne sais pas vraiment comment le prendre. Moi qui avais pour habitude de vouloir aller plus vite que la musique, cette fois-ci je n’ai d’autre choix que de ralentir le magnéto et me laisser porter par ce rythme nonchalant, suivre la mélodie note par note, étape par étape. Et ce récit en est une. Mais c’est le temps de cette longue chanson que je m’efforce de reconnecter avec ces petits bouts de moi, ceux que j’ai dû mettre de côté pendant si longtemps. Demain est encore flou en revanche. Mais bon, quand on y réfléchit il l’a toujours été alors au final qu’importe. Le magnéto lui tourne.

“Il faut sans cesse et sans cesse passer par toutes les étapes de la désillusion, se retrouver seul et toucher le fond de sa détresse. Choisir le difficile, l’impossible, la nuit, ce qui n’est pas dit. Écrire est à ce prix. Vivre aussi.” 
-Hélène Ouvrard


LA FIN

Une confession entamée à l’aveugle. Alors on se sert de ses mains, on effleure, on tâte, on écrit. On se laisse dériver au rythme volage des mots. On se perd pour se trouver. Des fois quand on cherche les mots, ce sont eux qui nous rejoignent. Maintenant j’ai l’impression que ce sont eux qui me fixent à travers l’écran. 

J’ai découvert une chose: c’est que la confession n’est pas faite pour les perfectionnistes. Car le perfectionnisme tue le lâcher-prise. Il craint l’incomplétude également. Les deux choses qui m’ont fait défaut au cours de cette introspection. Mais il me faut ce point final. Les mots aussi en ont besoin. 

Le bruit du clavier va me manquer, mais c’est sans regret que mon périple s’achève. C’est bien fini. Fini les rimes pompeuses, les abus de métaphores, les recherches interminables de synonymes, enfin tout ça c’est fini. Une bonne fois pour toutes, j’arrête de remuer la boue.

À celui ou celle qui a eu le courage de s’aventurer dans mes écrits, je l’en remercie, parce-que les secrets ont des fois besoin de compagnie. Parce-qu’on est seul quand on écrit, jamais quand on est lu. Mon visage lui te restera inconnu, mais je voulais que tu puisses voir ce qu’il y a au-delà de la chair, te faire lire ce que jamais je ne te dirai. Peut-être tromperas-tu alors, la solitude de mes mots, les enlaceras bien fort, ces maux qui résonnent encore.

Maintenant tout est dit. Les branlettes c’est fini. Mon histoire pareil. Mon vieux bagage je le laisse ici, à côté du stylo. J’espère ainsi ne pas vous dire à bientôt, car il est temps. On fait place au neuf, on fait place au nouveau. 

“Écrire, trouver le mot, c’est éjaculer soudain.” 
-Pascal Quignard

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