Yvan Imran est enfileur de perles. Il ne l’a pas toujours été.
C’est arrivé un jour, comme la rupture d’un barrage qui a tout emporté.
Il a d’abord jeté sa télévision, il n’en pouvait plus de la publicité, du catastrophisme, des starlettes, des politiciens, du football.
Puis il a supprimé son compte Linkedin. Il ne supportait plus cette communauté de professionnels, tous managers (idéalement leaders empathiques à l’écoute de leurs émotions), responsables de quelque chose d’important (comme le block chain) ou philosophes humanistes bienveillants rabâchant leurs poncifs à chaque publication. Les lire s’auto congratuler, se féliciter les uns les autres ou s’insurger de voir des vélos sur les trottoirs devenait une torture.
Il a ensuite effacé de son Iphone les applications Youtube, Instagram, Google, Tinder, son abonnement au quotidien Le Temps (il ne voulait plus en perdre).
Est arrivé le Corona virus et le confinement. Période propice à la réflexion. Il en a profité pour nettoyer son carnet d’adresses. Exit les relations toxiques, les vieux copains casse-couilles, les ex-maîtresses, les sex-friends exigeantes, les relations professionnelles opportunistes, les faux-amis, les importuns.
Le grand nettoyage de printemps s’est poursuivi avec sa décision de se remettre en forme. Il a engagé un ‘’personal trainer’’ trois fois par semaine, a arrêté de fumer (le souffle lui manquait trop pour les exercices de cardio), a bu toutes les bouteilles de sa cave (il fallait bien compenser). Même les grands crus qu’il conservait pour une occasion spéciale y sont passés (souvent avec son coach sportif qui ne refusait jamais un bon repas bien arrosé après l’entraînement).
Il s’est attaché les services d’une nutritionniste qui lui fait ses courses et lui prépare ses menus pour la semaine. Son réfrigérateur est rempli de petits sacs avec les portions adéquates de poulets, dindes, poissons ou légumes qu’il doit préparer quotidiennement. Ses armoires sont pleines de petites graines, d’avoines et de boites de lait de coco.
Il lui arrive de jeter (en cachette) quelques sachets de brocoli ou de chou qu’il n’arrive définitivement pas à avaler. Il compense avec les fruits secs (surtout les canneberges, il sait qu’il ne devrait pas).
Il s’est remis à lire et à écrire (des petites nouvelles qu’il publie sur wikipen.fr). Sa femme de ménage s’occupe maintenant de son linge, il se demande encore pourquoi il ne le lui a pas demandé plus tôt ?
Yvan Imran sort du confinement en pleine forme, Il a pris du muscle et a maigri. D’un point de vue holistique, il se sent mieux mais appréhende son retour au bureau.
La rentrée est psychologiquement difficile. Il n’arrive pas à enfiler son costume (sombre) et se rend sur son lieu de travail en jeans gris, chemise en vichy bleu et mocassins en cuir café (il ne porte plus ceux avec les pompons). Il a mis sa ceinture appenzelloise rouge décorée avec des vaches dorées. A son poignet droit, il a conservé ses petits bracelets en perles d’argent et pierres semi-précieuses, à gauche sa Pasha de Cartier (celle avec le bracelet métallique). Ses cheveux ont poussé, il est bronzé et a l’air de rentrer de vacances.
Il est à jour, télétravail oblige, et se surprend à s’ennuyer devant son écran. Peu d’emails, peu de téléphones, le stress du trading a disparu. Yvan travaille dans le pétrole et s’est spécialisé dans le commerce du kérosène. Les aéroports sont vides, il n’y a plus d’avions, son activité est sinistrée. En trois mois, tout s’est écroulé. Il ne sait pour quelle raison il pense à son école de recrue, il y a presque trente ans, et ça le fait sourire : Le commerce du pétrole c’est comme l’armée : Ca tue, ça pollue et ça rend con ! Il est vraiment temps de passer à autre chose, même s’il sait qu’il va regretter son salaire de ministre.
Une semaine avant un conseil d’administration (en vidéoconférence) qu’il n’a pas la force de préparer, il remet sa démission à son président et se fait porter pâle. Il ne remettra plus jamais les pieds dans son bureau.
Lors d’une balade à Carouge (petite ville sarde en périphérie de Genève), il repère une boutique de bijoux qui est à remettre. Il décide, sur un coup de tête, de la reprendre. Tout est encore fermé à cause du corona virus, mais il s’en fiche. L’objectif est de s’occuper et quoi de mieux que de faire ces petits bracelets qu’il aime tant.
Sa carrière d’enfileur de perles commence !
A sa grande surprise, ses créations ont du succès. Sa clientèle augmente et lui demande des colliers, des bagues, des boucles d’oreilles, des ceintures et même des robes. La seule contrainte qu’il s’impose est d’utiliser des perles, de toutes les matières, de toutes les provenances et de travailler comme il en a envie.
Il inaugure enfin sa boutique qu’il baptise ‘’L’enfileur (en noir) de perles (en blanc nacré)’’, il en rit encore !
Son échoppe n’a pas d’horaire, pas de vitrine, les objets n’ont pas de prix mais tout est beau et original, du moins le croit-il et c’est l’essentiel.
Yvan vit chichement, il est heureux. Son activité l’accapare et volontairement il fait le choix de s’y consacrer entièrement. Il est seul, sans jamais l’être vraiment car son atelier ne désemplit pas.
Avant d’ouvrir, il boit son café au ‘’Banc public’’, un bistro de quartier où il a pris ses habitudes. Il y croise quelques vieux habitués avec qui il ne parle pas.
Il s’assied toujours à la même table, sur le même banc, dos au mur. Il lit le Courrier (un quotidien de gauche que lui a recommandé une amie rousse et libertaire), regarde autour de lui, écoute les conversations.
Un matin, il la voit. L’air se raréfie, son pouls s’accélère. Toujours à la même table, elle feuillette son agenda et organise sa journée avec des crayons de couleur, du rouge, du bleu, du vert. Elle est grande, mince, les cheveux noirs en chignon, la peau nacrée. On dirait une danseuse.
Le troisième jour ils se disent bonjour, le quatrième elle entre dans sa boutique.
– Je pourrais te dire que je viens pour t’acheter un bracelet, mais ça n’est pas le cas, je viens pour te rencontrer.
Silence
Il bafouille quelques mots inintelligibles.
Ils se regardent. Ses yeux sont bordés de khôl, ses dents régulières et bien blanches, ses lèvres pulpeuses. Les pommettes saillantes, un nez droit, la mâchoire bien dessinée. Elle a beaucoup de chien.
Mon Dieu qu’elle est belle se dit Yvan.
Ils se retrouvent, un lundi. C’est la première fois que Sarah vient chez lui. Elle se jette dans ses bras, l’embrasse à pleine bouche, lui arrache ses vêtements. Le dernier album de Cruel Santino rythme la scène, le tempo est soutenu.
– Maintenant, prends-moi ! Lui demande t-elle.
Yvan l’entraîne sur le sofa, elle porte des vêtements très serrés, il a du mal à les enlever. Il tire, déboutonne, roule, dégrafe, enlève, retire; la voilà enfin nue. Elle est entièrement tatouée. Têtes de mort, phénix, papillons, motifs tribaux, fleurs exotiques recouvrent son corps. Une fleur de lotus rose entoure une poitrine toute ronde et refaite. Les mamelons sont protubérants et percés d’une barrette avec deux aigues marines aux extrémités. Une chainette de petits diamants sort de son nombril, il est entouré d’une couronne de fleurs tatouées. Son sexe est rasé, le capuchon du clitoris, les petites-lèvres sont piercés.
Son érection préliminaire, pourtant de belle tenue, se dégonfle d’un coup. Les efforts de Sarah pour qu’il recouvre un semblant de rigidité s’avèrent inutiles… Le spectacle extraordinaire de son anatomie se suffisant à lui-même pour une première fois.
Le lundi suivant se passe mieux. Semaines après semaines, l’excitation s’intensifie, leur relation devient addictive. Yvan n’a jamais expérimenté une telle sexualité. Le désir de Sarah est inextinguible. C’est elle qui prend l’initiative, est entièrement offerte, elle jouit à répétition. Souvent elle pleure avant de venir et s’agrippe longuement au corps d’Yvan.
Les sorties sont rares et agréables. Elle choisit les restaurants, la plupart du temps asiatiques. Elle mange très peu, en général des nems ou des rouleaux de printemps dont elle raffole.
Les mois s’écoulent, elle n’est disponible que le lundi, ils ne partent jamais en week-end, ne font jamais de plan. Yvan profite du moment sans se poser de question. Il ne connaît pas grand chose de sa vie, son passé l’importe peu. Le présent le comble et pour ce qui est de l’avenir, on verra bien se dit-il.
L’amour se développe, se renforce, il prend une importance telle que la visite du lundi devient insuffisante. Sarah passe de plus en plus souvent à la boutique. Ils déjeunent presque tous les jours ensemble. Elle picore plus qu’elle ne mange et c’est en plongeant sa fourchette dans un cake à la carotte qu’elle lui annonce son désir de vivre avec lui et qu’elle emménagera le lundi suivant.
Yvan est chez lui, la trompette d’Ibrahim Malouf passe en boucle, il l’attend. Elle devrait arriver d’une minute à l’autre. La vie est surprenante, il est aux anges.
La sonnette retentit, il va ouvrir.
Un homme est à la porte :
– Je suis Dominique, le mari de Sarah.