La déesse du printemps avait définitivement pris sa place sur le trône des saisons après avoir décroché de l’accoudoir le dernier doigt de la déesse de l’hiver. Une nouvelle lune s’annonçait, et avec elle la promesse de jours longs imprimés de vie, abreuvés de lumière et de chaleur qui ne manqueront pas de nourrir à foison les plantes, arbres et fleurs qui se chamaillent pour dénicher la meilleure place dans le bois.
Je marchais depuis deux bonnes heures déjà selon ma montre à gousset. Je traversais un taillis dégagé ponctué de quelques hêtres et érables faisant de l’ombre aux jeunes arbres. Le vert foncé des feuillages filtrait la lumière en ondées émeraude. Je prenais soin d’éviter les parterres de fleurs formant un tapis chamarré. Aux nellis s’ajoutaient désormais les jonquilles sauvages, les bleuets printaniers aux reflets cyan, les pétunias-pétards et leurs robes criardes, pâquerettes solaires et autres pissenlits des bois. Ces filles du soleil se délectaient de la couche d’humus qui avait eu le temps de se gorger durant ce long hiver, bien à l’abri de sa carapace givrée. Les racines des hêtres et des érables s’enfonçaient profondément dans le sous-sol, s’abreuvant du jus macéré de leurs vieilles feuilles afin de développer leur nouvelle parure.
Le garçon de la ville que j’étais ne cessait de s’émerveiller, un peu plus chaque jour, devant la puissance et la beauté de ces bois millionnaires, témoins de l’aube du monde, de tous les âges jusqu’à la naissance des elfes, des démons et des humains. La sensation d’être prisonnier de flots lents, une prison dorée remplie de chaleur, les pensées bercées d’une mélopée aux notes de paix et de passion.
Ces promenades durant lesquelles je pouvais me perdre dans les méandres de mon esprit sans crainte de heurter un passant énervé me faisaient un bien fou. Les arbres, eux, ne protestaient pas. Je pourrais m’allonger sur ce lit floral et m’endormir dans la seconde, certain de voguer sur une mer calme nimbée de rayons légers et chauds.
Nellis et moi nous étions disputés. Cela nous arrivait une fois par semaine environ. Dans ces moments, l’un de nous partait marcher tandis que l’autre restait à la tanière. C’était mon tour de jouer aux aventuriers du dimanche. Par un temps si radieux, je m’enorgueillissais de ne pas avoir à ranger le bordel de la sorcière ou à arracher les mauvaises herbes de son jardin.
Selon Tante Hortia, il était bon pour un couple de se chamailler, que c’était le signe d’une confiance mutuelle. Elle le disait souvent lorsque mes parents levaient la voix. Penser à elle me rappela de jeter un œil à ma montre.
─ Cancreluche !
Déjà si tard ?
À flâner j’avais laissé le temps filer sans m’en rendre compte. Il faut souligner que l’air des bois manipule les filaments du temps, les étirent ou les nouent, le faisant parfois s’écouler à la vitesse du lièvre et à d’autres moments à celle de la tortue.
Nellis va me tuer !
Je m’empressai de faire demi-tour. Déjà, les bras de l’astre roi se vêtaient de leur pyjama abricot, signe que je devais me hâter si je ne voulais pas que les mâchoires de nuit me surprennent et m’avalent.
Je préfère encore un coup de genou dans le bassin.
Sauf que, dans ma hâte, je réussis à me perdre.
Merde et merde et merde !
Si en plus elle devait venir me chercher, c’est mon front qui mangerait sa rotule. Ma joue arborait encore le bleu de la dernière fois. J’imaginais déjà la pyramide de sourcil taillée en pointe acérée prête à me découper pour servir de viande dans le ragoût. À force de déambuler, mon esprit las commençait à se dire qu’une nuit à la belle étoile, parmi les dangers du bois, valait mieux qu’une sorcière en colère.
Je me retrouvai face à un marais fangeux à l’atmosphère pesante et rance infestée de spores de champignons. Pas le choix. De la vase jusqu’aux fesses, je parvins tant bien que mal à traverser. Tandis que je nettoyais mon pantalon dans un fourré, je lâchai un hoquet de dégoût en découvrant que cette mélasse caca d’oie était l’habitat de minuscules vers blancs, à peine visibles à l’œil nu. Une fois rejetée au marécage la dernière de ces horreurs, et après m’être longuement assuré qu’aucune ne s’était glissée sous mes manches, je m’en allais continuer ma promenade devenue périple lorsque je tombai sur un parterre de champignons bruns poussant dans le creuset des racines d’un saule pleureur. Après une minutieuse observation, j’en conclus qu’il s’agissait de cèpes-ogre, sans danger et délicieux revenus dans l’huile de baie avec des herbes.
C’est les poches remplies à ras-bord que je m’éloignai de ce maudit marais aux vers. Avec un peu de chance, les cèpes-ogre atténueraient la correction qui m’attendait immanquablement à l’arrivée.
Les manches abricot du couchant murissaient sans que le sous-bois ne s’efface ou que se profile l’espace d’une clairière. J’en étais venu à espérer croiser la chasse de Mú.
Les jambes en coton, je m’appuyai contre un arbre pour reprendre mon souffle.
Tiens !?
Cet érable, avec son tronc torsadé, me rappelait un vague souvenir. Mais oui ! C’était bien le même. Trois fois que je m’étais reposé dessus avant de relever qu’il s’agissait du même foutu arbre.
Mon énergie restante se consuma dans les braises de ma rancœur envers moi-même. Vraiment ! C’était un miracle d’être arrivé jusqu’ici en vie avec ma cervelle de moineau sénile.
À quoi ça sert, hein, d’avoir une tête pour qu’elle soit remplit d’idioties inutiles, triple buse !
Ciel ! que j’aurais aimé avoir un bon livre pour passer le temps… et me réchauffer. C’est qu’il commençait à faire sérieusement froid. Les manches safran prenaient la teinte du paprika tout en perdant de leur chaleur.
─ Faisons un pari, m’adressai-je à l’érable noueux. Qu’est-ce qui va me tuer en premier ? Les bêtes sauvages ? Les esprits ? Le froid ? Qu’en dis-tu, vieille branche ?
L’écorce demeura de marbre, insensible à mon humour navrant.
─ Peut-être que ma crétinerie abyssale aura finalement raison de moi et que je vais simplement m’arrêter de fonctionner comme un vieil automate rouillé.
Mon souffle se muait en vapeur tandis que je pressais mes jambes contre mon buste en les enlaçant, souhaitant au fond de moi qu’elles se transforment en sorcière.
─ Engueule-moi tant que tu veux mais, s’il te plaît, aide-moi ! supplié-je le vent.
Je suis vraiment le dernier des idiots, et inutile en prime !
Les minutes s’écoulaient au rythme des heures. Le léger tic tac dans le creux de ma paume constituait le seul réconfort face à la peur qui m’empêchait de sombrer dans la mer de sommeil. Cette fichue montre, je la serrais comme s’il s’agissait de mon cœur battant. Sauf que mon vrai cœur, lui, palpitait à l’allure d’un coursier pour convoyer le sang chaud jusqu’à l’extrémité de mes doigts de pieds.
« Chaque fois que tu regarderas cette montre, demande-toi ce que je fais et où je suis, puis regarde autour de toi. »
Les mots de Tante Hortia s’élevaient en un écho dansant au rythme de la musique effrénée de ma poitrine battue par les engrenages.
« Lève les yeux, Jilam. Regarde le monde. Ne le laisse pas te chasser. Vois-le à ta façon. Un jour, tu en feras le tien. »
C’était là son dernier conseil avant de s’enfuir au loin.
Sentant le poids de la mélancolie, j’ouvris l’écrin d’or blanc pour plonger mes yeux secs sur le cadran, pareil à une piste de craie où un lièvre rouge affrontait deux tortues noires.
─ Bien le bonsoir !
La voix, sortie de nulle part, me fit sursauter. Je sentis ma nuque craquer tandis que ma tête mimait une chouette en quête d’une présence.
─ Par ici !
La robe du feu céleste s’effila pour révéler une silhouette humanoïde. L’ombre déformée occupait un large espace à la surface du tapis de bleuets violets et de pétunias gris.
─ Qui… qui va là ? m’exclamai-je sous le poids cumulé de la surprise et de l’effroi soudain, jambes prêtes à détaler au moindre signe de danger.
─ Ne t’enfuis pas ! Ce n’était pas mon intention de t’effrayer. Mes mauvaises manies… Je m’appelle Quo. Je veux simplement discuter un peu avant de rentrer chez moi.
─ Où habitez-vous ?
C’était la seule question que mon pauvre esprit avait pu matérialiser.
─ Non loin, à l’orée de ce taillis, indiqua Quo en désignant la direction du levant. Il y a là-bas tout un réseau de grottes creusant les collines à la façon d’un gruyère. Je me suis aménagé un tunnel en nid douillet . Le soleil se lève directement sur le pas de ma porte.
Tout en parlant, l’individu s’était rapproché, d’un pas mesuré pour ne pas m’effrayer. Il était plutôt petit et rond. Lorsque les ombres désertèrent sa figure, deux flaques jade étincelèrent. Je notai sa peau sombre, comme brûlée par le soleil, ainsi que la mousse tapissant le bulbe qui lui servait de crâne.
─ Vous êtes un elfe des bois ? demandai-je en distinguant les longues pointes effilées de ses oreilles.
─ Un cousin éloigné, répondit Quo en se grattant le double menton avec ses doigts crochus terminés de griffes du même vert que ses cheveux moussus. Puis-je m’asseoir ?
J’hésitai un instant avant de conclure que l’étranger ne représentait aucun danger.
─ Je vous en prie, l’invitai-je, honteux de m’être méfié en me basant sur son apparence.
─ Vous êtes bien aimable, me gratifia-t-il en venant me rejoindre contre l’érable. On ne voit jamais d’humain dans ces bois. J’aime discuter avec mes parents elfes quand l’occasion se présente. Une petite conversation ne vous dérange pas ?
─ Pas du tout, parlai-je d’un ton rassuré. Comme vous le voyez, je n’ai pas grand-chose d’autre à faire.
Un rire chantant salua mon sarcasme.
─ Seriez-vous égaré par hasard ?
─ J’ai perdu la notion du temps, contai-je, et j’ai fini par me perdre tout court.
Nouveau rire.
─ Le coin est dangereux la nuit. Il grouille d’esprits revêches. Ne me dîtes pas que vous avez fait tout ce chemin depuis la ville ?
─ J’habite ces bois désormais.
─ Vraiment ? s’étonna l’elfe qui n’en était pas un.
─ Je vis avec la sorcière. Peut être que vous la connaissez ?
─ Quelle question ! mima de s’offusquer Quo. Il n’est pas un ver de terre qui ignore qu’une sorcière s’est installée dans ces bois… il y a de cela trois hivers si ma mémoire est bonne. Elfes et démons la craignent autant qu’ils admirent son savoir et son pouvoir. J’ai moi-même des amis qui viennent de temps à autre lui demander conseil.
─ J’ignorais qu’elle recevait des visites, lâchai-je de but en blanc. Je n’ai jamais vu personne à la tanière du chêne.
─ Oh ! de ce que j’ai entendu, la sorcière ne reçoit jamais chez elle.
Un nouveau secret s’ajoutait au monticule qu’il me restait à déblayer. Une tâche qui me prendrait certainement toute la vie, à moins que je meure dans cette nuit.
Je tiltai que je ne m’étais pas présenté.
─ Je m’appelle Jilam au fait, m’empressai-je de corriger le tir.
─ Je suis heureux de cette rencontre fortuite, déclara chaleureusement Quo en affichant un large sourire fermé.
La discussion continua au rythme du déclin du jour. Nous – enfin, surtout Quo – parlâmes de tout et de rien, des choses de l’esprit, de nos histoires favorites. Nous confrontâmes nos façons de cuire les cèpes-ogre. Je lui parlai de ma vie en ville – en restant néanmoins discret sur les raisons qui m’avaient amené à abandonner cette existence – et lui discourait sur ses vastes, très vastes, infinies connaissances sur la forêt, qu’il parcourait de long en large depuis maintenant sept siècles. Contrairement aux elfes des bois avec qui j’avais discouru – rares soit dit en passant –, et malgré l’écrasante différence d’âge entre nous, Quo ne me parlait pas comme à un gamin mais d’égal à égal sans jamais mettre en avant sa lointaine aînesse et en usant de toutes les politesses à mon égard comme s’il parlait avec un individu de sa génération.
Lorsqu’il m’apprit qu’il célébrerait sous peu son sept cent vingtième printemps, je le félicitai en avance.
─ Au bout d’un certain temps, m’expliqua-t-il, on finit par ne plus compter que les décennies au risque de se lasser. Et puis, ça donne le temps de réfléchir à un présent, parce que les idées finissent aussi par se tarir.
Je remarquai que son timbre, au début nourri d’un entrain vivant, s’effondrait petit à petit sous le poids d’une certaine lassitude, tandis que ses traits se tendaient, comme s’il attendait quelque chose mais qu’il retardait le moment de me l’annoncer.
Moi aussi, je traînais un boulet, jusqu’au moment où, pressé par les ombres, plus épaisses à mesure que la lumière du jour se dissipait, j’osai briser la chaîne.
─ Dites-moi, Quo, interpelai-je mon compagnon qui s’était égaré dans la contemplation des branches d’un hêtre majestueux avec son feuillage paprika.
Le visage gourmand se détourna de ses rêveries pour plonger ses pierres de jade sur le masque de crasse et de fatigue voilant ma vision. Il ne dit rien, attendant que je poursuive. J’hésitai.
─ Pourriez-vous m’aider ? finis-je par lui demander, les joues rougies autant par le malaise que le froid.
De longues et pesantes secondes s’écoulèrent avant qu’il daigne rouvrir la bouche.
Pour quelqu’un qui aime converser, le voilà bien muet.
─ Vous ne rentrerez pas avant la tombée de la nuit, affirma tristement Quo. Mieux vaut que vous la passiez chez moi.
─ Je ne voudrais pas vous déranger, m’opposai-je, gêné.
─ Mon nid est spacieux, ne vous en faîtes pas pour ça, ma rassura-t-il en se grattant le menton de ses longs doigts griffus, tic que j’avais identifié. Nous pourrons continuer à discuter devant un bon feu. J’ai de la liqueur de châtaigne. C’est le meilleur des artisans qui la fabrique.
Je me situai dans une impasse, ne souhaitant en aucune façon l’accompagner mais incapable de résister à pareille gentillesse. Pas que sa compagnie était déplaisante. Cependant, l’idée de passer la nuit chez quelqu’un qui, quelques heures avant, était un parfait inconnu allait au-delà de mon indigence.
─ C’est très aimable à vous, le rembarrai-je de mon plus beau ton de diplomate, mais je préfèrerai que vous m’indiquiez le chemin. Je ne vous demande pas de m’accompagner, juste de me diriger.
Ses yeux jade me dardèrent avec une lueur que je peinais à identifier. Qu’est-ce qui créait cette fossette au niveau de la pommette droite ? Quelle raison animait ce sourire triste ?
─ Je suis désolé, émit une voix qui n’était plus celle de Quo mais qui, pourtant, sortait de sa bouche.
Ses lèvres jusqu’alors scellées s’écartèrent pour laisser apparaître quatre rangées parallèles de dents nacrées et à l’aspect aussi effilé qu’une lame de rasoir. L’image des mâchoires d’un requin s’afficha automatiquement dans mon esprit.
─ Quo ? interrogeai-je incrédule entre deux claquements d’émail.
La créature qui portait son visage se dressa de toute sa hauteur. Elle avait bien gagné deux décimètres depuis notre rencontre, à moins que mes yeux ne se trompent, corrompus par la peur et l’incompréhension.
─ Vraiment, je suis désolé, Jilam.
La voix était étouffée, comme sortant du fond d’un puits. L’accent me rappelait celui qui avait égayé mon malheur ces deux dernières heures. Mes tympans percevaient une note chagrine tandis que mes yeux ne pouvaient se détacher de la gueule hérissée, béante à mon intention.
─ Je suis désolé, mais j’ai si faim. J’ai peur que tu ne suffises pas, mais j’ai si faim. Je suis désolé.
─ Je… Je vous pardonne, bégayai-je. Restons-en là et n’en parlons plus. Hein ?
Fallait-il seulement que je l’ouvre dans un moment pareil ?!
─ Ne bouge pas. Ce sera très vite terminé.
Le ton se voulait rassurant, mais en aucune façon il ne pouvait gommer la pluri-dizaine de mini-couteaux pointés en direction de ma gorge nouée.
Je vis les mâchoires s’écarter pour atteindre le diamètre de mon crâne, lequel tambourinait comme si quelqu’un à l’intérieur frappait pour sortir.
C’est mon instinct qui me sauva.
Lorsque ma conscience se réveilla, je courais à travers le sous-bois. Une force surhumaine me propulsa subitement contre un tronc et mon corps désarticulé roula jusqu’à atterrir au milieu d’un parterre de fleurs blanches. Des nellis. Une ombre recouvrit leurs pétales. Je me retournai sur le dos. À cinq centimètres de mon visage, la gueule du monstre expulsait un souffle inodore mais si froid que je sentis le givre couvrir mes sourcils.
J’ouvris la bouche pour parler mais aucun son ne sortit. Mon corps ne répondait plus. Seules mes paupières acceptèrent de se fermer.
À l’instant où la mort devait frapper, un cri perçant trancha l’air, suivi de l’écho d’un choc brutal, auquel succéda un beuglement bestial. Mes yeux s’ouvrirent sur une scène sauvage. Le volatile et la créature s’affrontaient dans un ballet de plumes et de griffes avec en fond hurlements suraigus et grognements de douleur. L’oiseau au plumage neigeux – une chouette semblait-il – lacérait la figure de Quo de ses serres tout en esquivant les coups de pattes de ce dernier. J’eus la présence d’esprit de ramper à l’écart histoire d’éviter d’être piétiné. Parvenu sous l’abri d’un rocher moussu, je chassai l’air retenu de mes poumons et aspirait une grande bouffée qui ranima mes sens, et avec eux le feu de mes muscles déchirés.
Un rugissement à faire défeuiller les arbres fit se dresser mes cheveux et attira mon regard. Quo, plié en deux, maintenait sa tête entre ses mains. Le long de ses doigts s’écoulait un sang vert. La chouette avait disparu. À sa place se trouvait Nellis. La sorcière des bois arborait sa prestance de déesse imperméable à la peur, la figure figée dans un courroux destructeur. Ses yeux de haine contemplaient sans trace d’émotion l’agonie du monstre. Sur le moment, on m’aurait demandé qui des deux était le plus effrayant, je n’aurais su répondre.
Finalement, Quo s’effaça avec le dernier rayon de soleil en semant une traînée de plaintes, que la bise nocturne ne tarda pas à engloutir. Deux orbes dorés s’approchèrent de mon abri ridicule avant de se pencher sur mon corps parcouru d’horribles tremblements.
─ Faut-il toujours que tu te mettes dans les pires situations ? Frôler la mort c’est un passe-temps ?
Au-delà du réconfort d’entendre à nouveau cette voix chérie, je m’étonnai de ne relever aucune once de colère, seulement de l’inquiétude, étouffée par le souffle lancinant de l’effort.
─ Je… je suis désolé, m’exprimai-je en prenant le ton d’un enfant pris la main dans le pot de sucreries.
─ Tu es blessé ? s’enquit mon épouse en me caressant tendrement la joue.
Je déniai de la tête avant de demander :
─ Et toi ?
─ Des courbatures à essayer d’éviter ses coups de griffes. Je me suis aussi probablement froissé un muscle. Donc, pas de vol pour moi avant plusieurs jours.
─ Cette chouette… c’était toi, devinai-je.
─ Je te l’ai dit. Je veillerai toujours sur toi, Jilam, d’une façon ou d’une autre. Quand j’ai vu que tu ne rentrais pas, je me suis aussitôt envolé. J’ai parcouru la moitié du bois jusqu’à percevoir le flux de tes pensées. Tu peux me dire ce que tu faisais à traîner chez les démons ?
Une main broya mon cœur en stoppant ses battements.
─ Les démons ? articulai-je d’une voix frêle, la gorge acide.
─ Toutes les terres au-delà des marécages sont leur terrain de chasse, m’expliqua calmement Nellis. Je ne t’ai rien dit pour ne pas t’effrayer et parce que je n’aurais jamais pensé que tu puisses t’égarer aussi loin.
Je mis un certain temps pour digérer cette révélation.
Ainsi donc, Quo était un démon. Mais dans ce cas, pourquoi avoir tenu à faire la conversation ? Et pourquoi s’était-il excusé maintes fois avant de me sauter à la gorge ?
Je laissais tomber ces questions, pour le moment futiles, et retournai à Nellis. Je m’excusai une seconde fois.
─ Je m’en veux surtout de ne pas avoir été plus vigilante.
Jamais encore je n’avais vu mon épouse dans cet état, l’angoisse transparaître dans les trémolos de sa voix d’ordinaire si assurée et implacable. Le fait que quelqu’un d’aussi puissant qu’elle puisse à ce point perdre ses moyens me faisait froid dans le dos tout en confortant mon amour naissant.
─ Partons d’ici au plus vite avant d’en croiser d’autres, clama Nellis en m’aidant à me relever.
Nous marchâmes en nous soutenant l’un l’autre. Par chance, nous ne croisâmes aucun démon avant de traverser le marais puant grouillant de vers. Nellis me narra que les démons étaient des créatures sociables mais qu’ils chassaient en solitaires. Une chance pour nous. Elle ajouta qu’ils hibernaient l’hiver et que le printemps s’accompagnait d’estomacs affamés – oui, le démon en possédait trois en tout.
Le pauvre, ne pus-je m’empêcher de songer. Quo a dû se retenir tout le long de notre discussion.
Arrête de penser, tête de gland ! Il a voulu te bouffer !
Vingt mille excuses plus tard, nous atteignîmes enfin le chêne salvateur. Des cèpes-ogre revenus à l’huile de baie et aux herbes accompagnées de viande d’écureuil grillée, fruit de la chasse de Mú, eurent l’effet d’un baume sur les souvenirs de cette aventure accidentelle.
Assis près du feu, un grog en guise de cure finale, je me surpris à avoir une pensée pour Quo. J’espérais que la blessure que lui avait infligée Nellis ne s’infecte pas, et qu’il puisse profiter de son sept cent vingtième anniversaire. Je l’imaginais, seul à se lamenter en sirotant une liqueur de châtaigne. Je me découvrais curieux de la goûter.
Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez moi ?
M’inquiéter pour le monstre qui avait tenté de me dévorer comme si j’étais un morceau de steak juteux.
Et pourtant…