Deuxième chapitre de cette péripétie.
Jilam mit un temps avant de comprendre d’où provenait le bruit, s’il émanait de son rêve ou du monde réel. Quelqu’un toquait à la porte. D’un geste de la main, il essuya la bave de son menton. Il se rendit compte qu’elle avait coulé sur le parchemin. Le mot « démon » ressemblait beaucoup à « ducon ». Bref. L’époux se leva, les cheveux en bataille, la vision brouillon, et tituba comme un poivrot jusqu’à la porte.
─ Niu… ?
─ Lombric ! On dirait que t’es tombé d’un arbre.
─ Désolé, je m’étais assoupi.
Il invita son amie à entrer et aperçut, caché derrière elle, une autre personne, un elfe, à l’évidence un étranger au bois au vu de son impressionnante carrure et sa peau brunie dénotant avec la silhouette fine et la pâleur neigeuse de Niu. L’odeur particulière qu’il embaumait accentuait le sentiment de singularité que Jilam respirait en sa présence.
─ Euh… Bonjour.
─ À vous aussi, ami, à vous aussi, tonna d’une voix forte l’individu en attrapant la poigne tendue de Jilam qu’il secoua avec énergie. Ëjj le semi-elfe, Ëjj le Sourcier, je préfère, appelle-moi Ëjj. Nuit m’appelle Aj.
─ Toi non plus, tu ne sais pas prononcer mon nom. Puis se tournant vers Jilam : Nellis n’est pas là ?
─ Le plaisir est pour moi, Aije, grimaça ce dernier qui sentait les fourmis lui grignoter l’avant-bras. Non, elle et Mú sont partis à la cueillette hier matin du côté du mont aux Corneilles. Elle ne devrait plus tarder. Un thé en l’attendant ?
─ Tu as appris depuis ? s’étonna Niu, dubitative. Le souvenir de ton dernier essai me trotte encore.
Jilam retira sa main avant que le semi-elfe ne lui arrache et la secoua afin d’y rameuter le sang.
─ Oui, bon, je me suis déjà excusé mille fois, grommela-t-il, jetant un œil honteux en direction de l’étranger qui, de son regard asymétrique, interrogea sa compagne qui lui expliqua :
─ Cette tête de gland a confondu le sachet de tisane avec celui de racines d’étrangleur en poudre.
Et Ëjj de s’offusquer :
─ Comment ? Qu’ouïe-je ? Vous avez tenté d’empoisonner ma dame ?
─ Votre dame ? sursauta le jeune homme, sourcil dressé à la mode Nellis, l’œil par-dessous fixé sur l’impressionnant gourdin en bois gris sur lequel s’appuyait l’énergumène.
─ Heureusement que ta petite femme est arrivée à temps pour me sauver la châtaigne. Plus de peur que de mal. Surtout pour toi. Tu étais plus pâle qu’un crocus du diable.
─ C’est bon, j’ai compris, pas de thé, ronchonna Jilam. Il y a une cruche d’eau sur la table si vous avez soif. Non pas ça, Niu. Nellis le fait infuser depuis trois jours. Je suis mort si quelqu’un s’avise d’y toucher.
L’hôte et ses invités s’assirent sur les coussins disposés autour des cendres de l’âtre que Jilam avait oublié d’entretenir et qu’il tenta maladroitement de ranimer avant l’intervention salvatrice de Niu qui cracha des braises en deux coups de silex. Sous peu, un feu nourri crépita dans le puits de terre et d’argile.
─ C’est coquet chez vous, complimenta Ëjj après avoir déposé son gourdin dans un coin épargné par le bazar. Il y fait doux et sec. Un vrai petit nid de tourtereaux.
─ Euh… merci, hésita l’époux de la sorcière, mal à l’aise devant la gaieté exacerbée de ce personnage incongru. Les racines du vieux chêne absorbent l’humidité et conservent la chaleur en hiver et la fraîcheur en été. C’est étroit mais je m’y sens mieux que dans un manoir. Des noix, Aije ?
─ Votre attention me touche et mon refus me désole. Nuit et moi avons pris un copieux petit-déjeuner et j’ai encore le ventre ballonné.
Ëjj et Niu échangèrent un regard qui laissa Jilam intrigué. Son amie portait une somptueuse robe en soie vermillon lui donnant l’aspect d’une coulée de lave. Ses cheveux d’obsidienne cascadaient en ondes luisantes et enrobaient la tanière du chêne d’un parfum suave de musc et de lilas. Les joues rondes du semi-elfe, cramées par le soleil, rayonnaient quant à elles d’un éclat que Jilam reconnut aussitôt à le contempler régulièrement dans le miroir. Il toussota, son malaise accentué, puis déclara distraitement :
─ Je me demande ce que fait Nellis.
Les deux hirondelles continuèrent leurs roucoulades pendant que la chandelle s’occupait de tisonner les braises. Un mouvement du côté du rideau en soie verte isolant le coin chambre attira les deux oiseaux. Quelque chose venait de se couler entre les deux pans de tissu. La motte de mousse fanée rampa jusqu’à Jilam qui la saisit délicatement entre ses mains jointes et la déposa avec une infinie douceur sur ses genoux. Un museau noir riquiqui émergea de la petite boule brune.
─ Jilam, chéri. Tu nous as caché que tu n’étais pas seul.
─ Niu, Aije, voici Mousse-qui-pique, présenta le jeune homme tout en flattant la ridicule truffe remuante.
Aux regards interrogateurs, il répondit par un : « C’est une longue histoire. »
Ëjj était aux anges. Ses yeux vairons, noir et gris, brillaient d’admiration.
─ Par les écailles polies du Roi-Père-Dragon, pincez-moi, je dois certainement rêver. Un lapin-mousse ! Puis-je ? demanda-t-il, sa voix fébrile sonnant fausse.
Jilam hésita, puis, à la suite d’un discret hochement de tête de Niu, il prit Mousse-qui-pique et le tendit vers le semi-elfe. Soudain, le lapereau fut pris d’une violente crise de panique.
─ Peste ! s’exclama Jilam sous l’effet de la cuisante douleur.
La boule de mousse fanée décampa fissa le long de son bras pour se cacher dans son col de chemise.
─ Je… J’ignore ce qui lui a pris, bredouilla-t-il, penaud, suçant son doigt blessé, le col tremblant.
─ Ne vous en faîtes pas, cher ami. J’ai l’habitude, affirma, souriant, Ëjj, sans trace d’affection. Je devrais plutôt m’excuser. Vous avez été piqué.
─ Aucune crainte. Nellis conserve toujours une fiole d’antipoison au cas où.
Calmement, Jilam s’en alla fouiller le fatras que son épouse chérie nommait « pharmacie ».
─ Ainsi donc, c’est vous le jouet de la sorcière.
Le jeune homme avala de travers.
─ Mari, Aj. M-A-R-I. Surtout, évite de nous sortir ce genre de réflexion quand elle sera là. Tu nous épargneras de devoir ramasser tes cendres.
Jilam, toussotant, la langue gonflée, tira le rideau et s’assit sur le lit défait. À travers la mince fenêtre de lumière pâlotte, un rayon timide s’immisçait et venait frapper ses traits rougis aux accents suspicieux.
─ Et vous, Aije, que voulez-vous à ma femme ?
─ Vous saurez tout quand elle sera là, déclara l’intéressé sans ciller. En attendant, permettez-moi de conserver mon sable dans le sablier.
─ Laisse tomber, Jilam, souffla Niu avant de gober une noix grillée au feu. J’ai tout essayé. Il ne lâchera pas un grain.
─ Oui, ma dame possède la ruse d’une fée et même une succube jalouserait ses vices. Mais je ne suis pas pomme à qui l’on tire aisément les vers du nez.
L’époux de la sorcière dirigea son attention gênée sur une mouche flânant au plafond de racines. Malheur à lui, son interlocuteur n’en avait pas fini.
─ De toutes les nuits, cette Nuit est, sans conteste, la reine des nymphes de tous les pays. Mais, cher ami, cela, vous le savez aussi bien que moi.
Jilam manqua d’avaler sa langue.
─ Quoi ? Comment ? De… Mais… C’est quoi ces histoires ? Je n’ai jamais… Enfin… Nous n’avons… Niu, dis-lui voyons !
Du regard, il l’implorait, le sang lui grimpant jusqu’aux oreilles transformées en fanions.
─ Oh, Jilam, chéri, que racontes-tu ? s’éveilla la nymphe, le timbre sensuel, regard équivoque. Toi et moi avons partagé bien plus qu’une simple nuit. Je sais tout de toi, jusqu’aux tréfonds les plus obscurs de ton âme. Je connais par cœur tes penchants et tu connais sur le bout des doigts les miens.
─ Arrête tes âneries ! Si Nellis t’entendait !
Et ses yeux, sans qu’il en ait conscience, balayaient frénétiquement chaque recoin d’ombre de la tanière en quête d’un œil jaune dissimulé entre ses racines. Même en son absence, même quand Mú ne furetait pas dans les parages, s’attachait à lui la sensation irritante qu’elle l’observait.
─ N’ayez pas honte, noble hôte. Nul cœur, même celui forgé dans l’acier le plus épais, ne saurait résister à si puissant enchantement.
─ Ne rentrez pas dans son jeu, elle aime embobiner son monde. C’est même son passe-temps favori.
─ Continuez à nier ainsi et je le considérerai comme une insulte envers ma dame.
Jilam ne parvenait pas à saisir si l’autre était sérieux ou le moquait.
─ C’est vrai, Jilam. Tu ne voudrais pas me blesser, en rajouta une couche Niu.
Moins d’une heure en leur compagnie, le jeune homme ne pouvait déjà plus les supporter. À eux deux, ils arrivaient à la cheville d’un troupeau de gnomes. Une part de lui appelait Nellis à rentrer au plus vite tandis que l’autre appréhendait ce retour si Niu décidait de continuer son petit jeu. Déjà qu’elle pouvait être insupportable par moment, comme en cet instant, et voilà qu’ils étaient deux à présent. Or, la sorcière, si d’ordinaire savait reconnaître le ton subtil de la plaisanterie, manquait souvent de cette subtilité au retour de ses harassantes cueillettes.
Le Seigneur du Zénith poursuivit son ascension au dessus du ballet des nuages épars qui broutaient ça et là, en minces troupeaux, dans un ciel de pur azur. Il avait neigé sous la robe de la Demoiselle de l’Aube et la couche de givre frais chantonnait une crissante mélopée sous les baisers de la bise qui sifflotait légère en cette brumeuse matinée. À midi, Nellis ne revenant toujours pas, Jilam, avec l’aide de Niu, s’attela à préparer le repas pendant qu’Ëjj s’occupait à feuilleter ses travaux rangés en tas soignés sur le petit bureau aménagé entre deux grosses racines, l’une d’elles équipées d’un porte-plume surchargé de crayons, gommes, stylets et autre coupe-papier. Le semi-elfe originaire du désert lisait très mal les runes du bois, mais son intuition l’emportait sur ses limites et il parvenait à saisir certains passages.
Réunis autour d’un chaudron de bouillon à l’appétant fumet, humain et elfe sédentaires dévoraient les paroles du conteur nomade aux mille voyages qui, de son côté, se régalait de l’attention qu’on lui octroyait, presqu’autant que du contenu de son bol.
─ Combien de lieues ai-je parcouru ? Combien de pays ai-je traversé ? De langues ai-je entendu ? De visages ai-je contemplé ? À chaque rencontre et découverte, je me heurte à mes propres limites, dès l’instant où je pousse une nouvelle porte, où ma conscience s’ancre à une mer insoupçonnée. Ciel, que j’aimerais revoir la mer, parcourir à nouveau sa surface bleue et passer mon ennui à imaginer ses fonds sans fin.
Jilam et Niu buvaient ses pensées en dérive entre deux lampées de liqueur d’été. Son timbre rauque, semblable à deux rochers qui frottent l’un contre l’autre, était idéal pour un récital et parfaitement modelé pour le rendre agréable, dénué d’ennui grâce à ses variations mélodiques d’intonation. Constat était qu’il possédait une longue expérience de l’art rhétorique.
─ Pardonnez-moi, je bavarde et je palabre et je ne vous laisse pas exister.
─ Personnellement, je pourrais t’écouter une journée entière, Aj, mon charmant rêveur, chantonna Niu. D’habitude, je suis celle qui tient la conversation. Je trouve reposant de n’avoir rien à dire pour une fois.
─ J’aimerais beaucoup prendre des notes, Aije, tu permets ? s’enquit un Jilam excité comme une puce dopée aux hormones de géant.
─ C’est grand honneur que tu me fais, Jilam, camarade ! Le savoir, tout comme l’eau d’une source, ne doit pas rester cloîtré et doit, au contraire, jaillir sur le monde et abreuver les esprits afin que ces esprits bourgeonnent de nouvelles idées et que de ces idées fleurissent de grandes découvertes qui changeront à jamais la conception de notre univers si vaste et si riche d’une infinité de couches à l’image de cette terre que nous devons chérir de cet amour du savoir qui nous…
─ Respire, amour, avant de suffoquer, l’intercepta Niu en lui tendant le flacon de liqueur de rose.
─ Oui, pardon, Nuit d’ébène.
Le semi-elfe vida d’un trait sa soucoupe avant de se resservir. En vérité, il n’avait aucunement l’air essoufflé. En voilà un sacré spécimen, songea Jilam. De quoi remplir un volume à lui seul.
Le Seigneur du Zénith vacillait désormais sur son trône à l’image des esprits de la tanière sous l’effet de la rose bleue d’été et des discours sans cadre ni fin du sourcier. Mousse-qui-pique avait enfin quitté le col de chemise de Jilam et s’était coulé discrètement entre les cuisses de Niu.
─ Il t’aime plus que moi, commenta Ëjj, une pointe de jalousie perçant son ton réjoui.
─ Où sont ses parents ? demanda l’elfe à Jilam.
─ Ça, on aimerait bien le savoir. Le Chasseur nous a promis de venir nous voir dès qu’il saura davantage, mais nous n’avons eu aucune nouvelle de lui depuis. Il doit être pas mal occupé.
Le jeune homme s’inquiétait un peu, pour le Chasseur – quand bien même sa raison lui dictait que c’était inutile –, et aussi pour le métamorphe que ce dernier avait pris sous son aile. Il était ainsi, notre homme des bois, à s’inquiéter toujours pour ceux qui avaient tenté de le tuer.
─ Notre sorcière se fait désirer, s’agaça Niu en repassant les plis de sa flamboyante robe.
À se demander quelle sorcellerie lui conférait le pouvoir de marcher dans pareille tenue à travers bois en plein hiver.
─ Enfin, de quoi je m’étonne !
Jilam sourit. En sept ans de mariage, il avait appris chacun des sens jusqu’au plus intime et profond du mot patience.
Mousse-qui-pique lâcha un éternuement qui se confondit avec le crépitement des braises. La porte vibra brutalement sur ses gonds.
─ Sacrée rafale, souligna Ëjj, les joues sombres teintées en rose bonbon.
Nouveaux craquements, plus violents, des spasmes intenses secouant le battant de bois verni de sève. Jilam se précipita à l’étroite fenêtre sise au-dessus du lit.
─ Ça souffle dru dehors. Une tempête s’annonce. On y voit pas à deux longueurs de furet. Je crois biens que vous êtes bon à dormir ici cette nuit.
Et merde. La chandelle risquait de fondre.
─ Et Nellis ? s’enquit Niu.
─ Penses-tu. C’est pas ça qui va l’arrêter. Au contraire, ça la fera…
Jilam s’écarta d’un bond de la fenêtre.
─ Quel démon t’a mordu ?
─ Il… y a quelque chose dehors.
─ Tu as affirmé qu’on y voyait pas à deux longueurs de furet.
─ Je te dis qu’il y a quelque chose, s’énerva le jeune homme visiblement inquiet.
Niu allait se lever quand Mousse-qui-pique poussa un puissant couinement. Comme plus tôt, il sombra dans une violente crise que l’elfe œuvrait en vain à calmer. L’époux de la sorcière se rappela, la dernière fois qu’il l’avait vu dans un tel état, lorsqu’il était pourchassé par le métamorphe monstrueux. Et lui-même avait entraperçu une forme se baladant dehors ; il en mettait sa main au feu.
Ëjj, en deux enjambées, courut vers la porte qui menaçait de céder sous la violence du vent. Jilam cria pour l’arrêter. Trop tard. Le semi-elfe ouvrit grand le battant et la neige pénétra en essaim dans la tanière. La bise enragée souleva les ustensiles et objets qui s’éparpillèrent sur les tapis de jonc. Les fioles sur les étagères se brisèrent au sol ou contre les murs de racines tandis que les contenus des sachets en tissu se répandaient en nuages odorants.
Jilam s’empressa de porter secours à Ëjj qui luttait férocement à refermer la porte. Soudain, le semi-elfe stoppa ses efforts et demeura pantois dans l’entrebâillement, insensible aux rafales lui flagellant le visage. Le jeune homme suivit le tracé de son regard envoûté. Il les vit alors, silhouettes distinctes à l’orée du monstrueux manteau de brume. Un ballet de feux-follets bleus et mauves emmaillotés dans un sac de fumée noire à quatre pattes.
Des loups de fumée !
L’un des esprits, paire d’améthystes à l’ire rutilante, n’attendit pas et fila droit sur les deux silhouettes figées bêtement au travers de l’entrée de la tanière. D’un puissant coup d’épaule, Ëjj poussa Jilam vers l’intérieur au moment où le loup de fumée leur sautait dessus, puis, d’un mouvement contrôlé, se jeta en arrière, évitant d’un pouce les crocs noirs. Son épais poing taillé le grès jaune fusa à la jointure des mâchoires d’ombre jappantes qui s’en allèrent heurter avec fracas l’une des racines formant le montant de la porte. Un coup de pied renvoya la bête à ses congénères qui déjà s’élançaient à sa suite. Arrivèrent Niu et un Jilam sonné qui aidèrent notre valeureux sourcier à clore le battant. Un choc brutal, terrifiant. Le bois craqua mais refusa de se briser.
─ J’vois pas de verrou ! Où est la barre !? hurla Ëjj.
─ Y en a pas ! lui répondit Jilam. Les pouvoirs de Nellis devraient normalement nous protéger.
─ Vraiment, tu crois ? Loin de moi de douter d’elle, mais ces loups de fumée m’ont l’air sacrément en colère, commenta Niu, les rides de peur dénaturant l’harmonie de ses beaux traits.
─ Qu’est-ce, cela, des loups de fumée ? interrogea l’étranger qui avait retrouvé un semblant de noblesse.
Jilam, essoufflé, le coccyx douloureux, laissa à son amie le soin d’expliquer.
─ Des esprits. Les gardiens du bois. Ils veillent à son équilibre et attaquent tout ce qui le menace. Leur présence ici est insensée.
Les hurlements terrifiants à peine étouffés associés au grattement frénétique des griffes au travers de la porte couvraient le silence qui suivit les propos de Niu.
─ Je suis désolé.
Les regards des deux autres se portèrent sur Ëjj qui affichait un visage contrit, insolite chez lui.
─ Je ne pensais pas à mal en venant ici.
─ D’où te vient l’idée saugrenue que tu as quelque chose à voir avec tout ça ? questionna Niu, l’air hébété par-dessus l’inquiétude.
─ Cela a toujours été ainsi, depuis que je suis venu au monde. Partout où je vais, le malheur me pourchasse. C’est la raison qui me pousse à la vie nomade. Mais jamais jusqu’ici les choses ne s’étaient détériorées si vite. Je ne suis arrivé qu’avant-hier. Je pensais que j’avais le temps.
Jilam s’était redressé sur ses deux jambes courbaturées et détaillait le semi-elfe à la peau bronzée avec un air de suspicion teinté d’incertitude.
─ Les loups de fumée n’attaquent jamais sans raison. Ils sont attirés par le chaos qui menace l’équilibre du bois. Ils peuvent vous tuer si vous les provoquez, mais jamais ils n’agissent gratuitement, par simple instinct prédateur. Ils sont les messagers de Nature, ses agents guerriers. S’ils te veulent, c’est qu’ils sentent en toi une menace bien réelle.
Le temps se suspendit, mais le vacarme de la bise s’éternisa, portant la rage des esprits piégés à l’extérieur et cherchant furieusement à entrer. Ëjj semblait désemparé. Lui, le moulin à paroles, se taisait ; l’amateur de jeu jouait les muets et se montrait en prime convaincant dans sa prestation. Pris en tenailles, au sens littéral comme métaphorique au pied du mur, de la porte en l’occurrence, qu’il barrait de son imposante carrure, son solide gourdin en soutien, il ne savait plus où se mettre alors que les yeux accusateurs de Jilam le dépeçaient, aussi surement que le feraient les crocs noirs au dehors.
─ Qui es-tu ? l’interpela ce dernier, l’hostilité couvant dans la question.
─ Jilam, arrête, protesta Niu, aussi malaisée qu’apeurée. Tu ne vas pas l’accuser sans la moindre preuve concrète, alors que tu ne sais rien.
─ Justement ! éclata le jeune homme sous les coups répétés de l’angoisse. J’aimerais bien apprendre. Aije. Tu te vantes que le savoir doit être partagé, et pourtant tu t’obstines depuis le début à refuser de nous révéler la raison de ta venue. Tu palabres sur tout et sur rien sans jamais te risquer. À présent, la mort frappe à ma porte et tu affirmes toi-même l’avoir attirée. Parle maintenant ou va-t’en. Je refuse de sacrifier Niu ou Mousse pour un étranger qui cache son passé.
Ëjj ne dit rien et, sans hésiter, attrapa son gourdin.
─ Je suis sincèrement désolé.
Son timbre rocailleux s’était mué en coulée de sable.
─ Je vous en prie, croyez-moi quand je vous assure n’avoir rien désiré de tout cela.
Sur ces mots, il se détourna face à la porte gémissant sous l’assaut déchaîné. Il banda ses muscles, coucha sur son épaule droite Peau-de-fer, son fidèle Peau-de-fer, seul à ne jamais l’avoir trahi. Le monde avait toujours été un gigantesque désert pour lui. Jamais, nulle part, il n’avait eu sa place. Tôt ou tard, il le savait, depuis que la vérité avait éclaté à l’ombre de cette dune, son destin devait un jour le rattraper, en dépit de tous les efforts accomplis pour le distancer. Mieux vaut tôt que tard, se rassura-t-il. Cela m’épargne la douleur de m’être attaché.
Niu brisa alors sa volonté difficilement forgée, une main tendre et frêle posée sur son bras.
─ Aj, attends, que fais-tu ? Es-tu si désireux de mourir ?
L’effroi se lisait aussi clair que l’eau de roche sur son visage qui conservait néanmoins l’essentiel de sa splendeur éthérée. Ëjj lui adressa un regard langoureux baigné de souvenirs.
─ Merci pour cette nuit, Nuit, douce Nuit, belle Nuit. Jamais elle ne connaîtra le mot oubli.
Elle ouvrit la bouche pour rétorquer mais avala à la place une rafale de vent poudré. Ëjj venait d’ouvrir la porte. Peau-de-fer renvoya la bise dans la gueule du vent, et avec elle le chienchien fumeux qui grattait au battant. Le brave sourcier s’avança sur le perron de la tanière de la sorcière, ses larges épaules frottant le cadre, et sans un regard en arrière, referma derrière lui le panneau de bois avec une surprenante tendresse.
La meute l’entourait, silhouettes obscures flottantes dans la nappe de brouillard. Les yeux mauves et bleus jaugeaient ses capacités tandis que grognements et jappements cherchaient à l’intimider. De leurs langues de cendres embrasées s’échappait l’ire de Maîtresse Nature, la satanée mégère ! Peau-de-fer se tenait prêt, tournoyant dans les airs tel un moulin à vent.
─ Arrière, les molosses, si vous ne voulez pas tâter des baisers de mon copain ! Arrière ! Attention, il est très câlin !… asséna-t-il à un spécimen aux yeux violets qui venait de tenter un assaut furtif dans son dos. Des loups, ça ? J’ai connu des poules avec plus de dents !
Il ricanait. C’était là son arme favorite : le rire. Désolé pour Peau-de-fer. Il ne connaissait rien de mieux pour affronter les affres d’une vie. Affreuse vie.
─ Vous connaissez l’histoire de l’églantier qui cherche ses glands ?
Peau-de-fer fait sauter les crocs d’onyx.
─ Il visite le farinier qui moue son grain. Dites, vous n’auriez pas vu mes glands ?
Un loup en vaut deux. Les voilà qui roulent tous deux dans la neige embrasée.
─ Et le farinier lui répond : vous avez mouliné dans votre pantalon ?
Un loup volant. Un loup rampant, sur deux pattes au lieu de quatre. Une queue tirée.
─ Terrible, n’est-il pas ?
Et le sourcier qui riait. Qui braillait à pleine source. Mollet calé entre deux mâchoires. Oreille arrachée, sifflant dans la neige revêtue d’un manteau vermillon. Saute-loup. Saute-loup. Un, deux, trois, quatre, cinq. Je ne vais pas tarder à aller dormir, songea le marchand de fer.
Et qu’un éclair-réveil le secoue. Peau-de-fer a servi de paratonnerre. Et un semi-elfe grillé, à point, sur son beau lit de gelée avec cocktail gratuit de glace pilée à la fraise, qui veut ?
Crotte d’abeille ! s’énerva une ombre dans les fourrés. Qu’est-ce que c’est que son manche qui attire les éclairs ? Bon. S’il est mort, tant pis.
Car Nellis avait autre chose à penser. Lui restait à fouetter les loups de fumée jusqu’à les faire mousser. La meute avait déjà bien été battue par le gourdin de l’autre grosse grillade. Dès qu’ils aperçurent la sorcière sortant des buissons, leur rage décuplée fondit en une marée hésitante. Au-dessus de la clairière du vieux chêne, un tourbillon ténébreux aspirait dorénavant le ciel dans sa gueule embrasée d’éclairs bleus. Une pluie incandescente se mit à dracher. Le tapis de neige s’évapora en une nuée de vapeur avant de retomber en gouttelettes bouillantes. Les loups de fumée couraient en tous sens pour éviter les zèbres ardents, piaillant comme des cailles sous les plombs du chasseur. Bientôt lassés de ce jeu, ils décampèrent dans une traînée de fumeroles.
Nellis approcha du corps carbonisé allongé dans une flaque de verglas. Un léger coup de pied au talon éveilla un ronflement. La grillade roupille !
Dans un geignement enfantin, Ëjj se tourna sur le flanc pour enlacer sa peluche en peau-de-fer et se colla le pouce dans le bec.
Jilam et Niu émergèrent des racines du vieux chêne. Ils n’avaient rien vu du combat, n’avaient pas voulu. Ils contemplaient à présent la clairière transformée en bulle de printemps après une giboulée. Le beau jardin d’hiver de la sorcière n’était plus qu’un tas de cendres sous sa bulle-serre.
Nellis lorgna tour à tout son mari et son amie. Mú se tenait à ses pieds, debout sur ses courtes pattes. Leurs quatre yeux, quatre éclairs dorés à l’identique surmontés de quatre sourcils en pyramide acérée, vociféraient sans un cri.
─ Je peux savoir ce qui se passe ici ?