Je vous le dis messieurs, je suis innocent et je ne fais partie d’aucun complot de pilleurs d’antiquités. Il est vrai que je passe mes nuits dans les grandes chambres et galeries dont les murs sont recouverts d’étranges reliques millénaires et autres œuvres de civilisations terriblement anciennes qui peuplent le musée. Pourtant, je n’ai jamais développé une grande obsession envers ces dernières, je n’ai jamais eu d’excès de kleptomanie. Pourquoi moi, Jacob Alton, simple membre des gardiens de nuit du musée Heartburn, serais-je un complice des voleurs présumés ? Il est vrai que mes collègues et la police me trouvèrent inconscient et seul dans la grande salle d’exposition. Les trois grandes boîtes de verre contenaient il y a peu la nouvelle attraction du musée : trois momies originaires de contrées arides et lointaines. Elles avaient toutes les trois mystérieusement disparu, laissant leur geôle de verre vide. Les verrous des trois boîtes n’avaient subi aucune brutalité. Plus tard, dans l’aile droite du bâtiment, on trouva les clefs du conservateur à même le sol. Vous présumez donc que quelqu’un les ait dérobées pour avoir accès aux momies ? Messieurs, je dois vous prévenir que mon premier témoignage est faux. Dans celui-ci, je disais qu’après ma ronde dans la salle, quelqu’un m’a asséné un coup violent à l’arrière du crâne et profita de l’occasion pour dérober les corps exposés. Je vous ai menti, non pas parce que je veux couvrir les potentiels responsables, mais parce que je savais que, si je vous divulguais ma vrai expérience le soir du vol, vous m’auriez pris pour un fou, un dément ou je ne sais quelle sorte d’illuminé. Je vous supplie messieurs de me croire et de ne pas m’interner en asile. Je vais vous révéler à présent la véritable version des faits. Mais avant, je dois revenir un peu en arrière. Lorsque le musée fait une nouvelle acquisition, il s’agit soit d’un achat, soit d’un don. Dans le cas de ces momies, il s’agissait d’un don. Un explorateur menant une expédition dans une terre aride accompagné de quelques archéologues et académiciens, découvrirent une ville immense creusées dans les parois d’un canyon rougeâtre. Dans les profondeurs de la crevasse et de la ville, ils découvrirent un tombeau vieux de la nuit des temps : le sol était jonché d’ossements, de reliquaires et de momies bien plus modestes. La plupart avaient subi le poids d’éternelles éternités et s’effritaient au toucher. Aussi, dans le centre de cette sépulture commune voire organisée, se trouvaient les trois momies, placées de manière distincte, prouvant leur importance dans la société de ce peuple oublié : un peuple tellement ancien que les civilisations voisines ne connaissent pas son nom. Étant dans un état de conservation bien plus digne que leurs autres congénères, ils décidèrent donc de prendre avec eux ces étranges habitants du passé. Après des semaines à attendre dans la cale d’un navire à vapeur, les momies devenaient finalement les nouvelles « pensionnaires » du prestigieux musée Heartburn. Elles y eurent un grand succès : les nouvelles expositions attiraient beaucoup de monde. Je ne blâme pas la curiosité des gens, il vrai que les trois momies avaient une apparence pour le moins excentrique. Les trois étaient recroquevillées dans des caissons de pierre peints, elles étaient retenues dans chaque caisson par des lanières de cuir, ornées d’une multitude de petits bijoux métalliques. Pourtant chacune était bien différente de l’autre : celle de droite avait un masque d’une couleur osseuse couvrant entièrement le visage, une sorte de crinière faite de plumes dont les extrémités étaient décolorées de petites parures recouvrant l’arrière du crâne. Le masque, me semble-t-il, représentait un oiseau au bec crochu, mais il n’y avait pourtant pas d’orifices pour les yeux. À l’inverse, il y avait sur toute la partie supérieure du masque une multitude de petits trous. Ce masque était la représentation-même des chefs-d’œuvres de l’artisanat d’un peuple broyé par l’épreuve du temps. La seconde momies, exposée à gauche, était intégralement chauve.
Cependant, son visage était couvert de pierreries ruisselant sur son visage, retenues par une sorte de couronne. Sur le sommet de son crâne se trouvait un tatouage complexe fait à partir de plusieurs formes géométriques. Enfin, la dernière momie était placée au centre. Contrairement aux autres, elle avait des cheveux : une grande crinière noire, salie par la poussière. Elle était défigurée. J’ignore si on doit cette profonde blessure aux affres du temps ou à une maladresse des explorateurs lors du transport. Toute la peau du bas du visage s’était détachée comme du papier sec, dévoilant ainsi la mâchoire inférieure et une partie de la dentition du corps. Elle offrait aux curieux qui osaient la regarder un sourire bien macabre. La dentition était d’une symétrie parfaite : chose rare pour une momie de cette ancienneté crépusculaire. Les dents se démarquaient de la mâchoire car elles avaient une couleur plus proche de l’ocre que du marron. Lorsque le conservateur et son cercle serré de chercheurs eurent pris la décision de dévoiler les corps conservés d’une civilisation sans nom, l’origine énigmatique et l’apparence des momies n’a fait que susciter la curiosité des masses. Une curiosité à l’origine de découvertes et de malheurs. Rien que par leur récente présence, les trois dépouilles augmentèrent considérablement le nombre de visiteurs et multiplièrent la vente de billets. Tout un florilège de personnes venait observer les trois commères momifiées. Qu’il s’agissait d’un honnête homme, d’une femme accompagnée de ses enfants, d’un étudiant de l’université Hughfields ou d’un vieillard aux mains usées par le travail : ils avaient tous ce même regard mêlant fascination et inquiétude. Les jours qui ont suivi l’exposition, messieurs, un groupe de personnes aux habits colorés, véritable patchwork de couleur, accompagna une jeune femme, bien que le terme d’escorte serait plus adéquat. Cette femme était d’une grande beauté et son teint, d’une pâleur sélène digne du regard bienfaiteur de l’astre lunaire. Elle semblait ressentir une émotion différente à la vue des captifs dans leur prison de verre. Un regard, mêlant compassion et mélancolie. Je suis certain que des mots se sont échappés de ses fines lèvres rouges. Des mots à leur attention. Oui messieurs, c’était le jour avant la disparition.
Cette nuit-là, alors que je finissais ma ronde habituelle dans l’aile gauche, je rejoignis la salle d’exposition pour entamer ma ronde dans l’aile droite. Je devais me retrouver seul dans la salle car mes collègues étaient, eux, dans des pièces reculées ou à l’extérieur du bâtiment. Soudain je vis, éclairée par une lueur nocturne perçant le grand dôme de la pièce, une femme posant ses mains de marbre sur le caisson de verre. Derrière elle se tenaient quelques individus dans la pénombre. Encouragé par ma lampe, je m’élançai vers eux : j’allais abattre ma voix sur ces visiteurs de minuit. Ma lampe, dans son rayon, illumina l’intérieur de la boîte de verre. Je fus pris d’effroi : une main plus grande, décharnée et à l’apparence squelettique rejoignit celle de la femme. La main appartenait à l’inconnu au grand sourire. La terreur me paralysait, ma gorge était nouée et mes jambes refusaient de m’obéir. Je restai donc immobile, comme par instinct. Elle sortit de sa manche des clefs, de grandes clefs métalliques que j’avais déjà aperçu auparavant sur le bureau du conservateur. Elle ouvrit aux trois momies : d’abord à la souriante, puis à celle au visage de pierreries et pour finir à celle avec qui était masquée. Les trois vieilles endormies sortant des caissons se relevèrent toutes d’un coup. J’entendis leurs vertèbres s’entrechoquer et les momies se tenaient droit à présent. Elles devaient bien mesurer deux mètres chacune. En apercevant leur taille, je tombai à la renverse. Dans un éclair de lucidité, je songeai à fuir mais il y avait derrière moi cette foule haute en couleur et, devant moi, trois colosses momifiés. La souriante se retourna pour regarder son reflet, elle posa ses longs doigts
fins sur les dents de son sourire forcé avec un air perplexe. Les deux autres, aussi curieuses, observèrent les alentours ainsi que leur apparence. La foule dans mon dos s’improvisa en petit orchestre et la femme, d’une voix profonde et grave, regagna l’attention des trois. Je ne sais quelle sorte de phrase ou d’ordre sortit de cette bouche délicate, mais ce n’était pas une langue vivante reconnue. Les trois momies me regardèrent avec leurs orbites vides tout en ricanant : du moins ce bruit qu’elles produisaient et que j’ai interprété comme tel. Les instruments que le groupe maniait dans la pénombre étaient faits de bois sombre, avec quelques pièces dorées. La plupart étaient des flûtes de formes diverses, des instruments à percussion fantasques mais aussi une étrange guitare primitive courbée. La mélodie jouée résonnait dans chaque bout de mon être. Les momies, elles aussi, bougeaient au rythme où battait inlassablement la mesure : c’était une curieuse danse mêlant grâce volatile et écrasante lourdeur. Leurs pas ne faisaient pas seulement trembler le sol, mais aussi mon âme ! Je fus entraîné par cette danse étrange. J’ignore toujours comment, mais je me vis trébucher en arrière : je m’étais préparé au choc mais, au moment où ma tête allait rencontrer les dalles dures, je me sentis m’effondrer dans une terre molle, rouge et chaude. Me relevant avec une grande vigueur et un œil hagard, mon étonnement fut soudain : je ne me trouvais plus dans le musée, mais au beau milieu d’une vaste étendue de terre sèche dans un immense nuage de poussière ocre. La mélodie continuait toujours et les momies m’accompagnaient. Dans un geste presque théâtral, sur un fond de flûte au sifflement perçant et envoûtant, de leurs membres longs et secs, ils me montraient une masse noire approchant à l’horizon. Cette masse était en réalité un regroupement de personnes, la caravane d’un peuple nomade. Ils étaient tous habillés de vêtements primitifs, sales et abîmés. Les hommes valides aidaient les femmes, les enfants et les vieillards du mieux qu’ils le pouvaient pour les protéger de quelques bourrasques de sable agressives. Un homme portant un grand bâton de marche usé semblait mener la marche. Le vent s’apaisa et le nuage s’évanouit avec ce dernier. L’homme qui portait le bâton jeta son dévolu sur le canyon à ses pieds. Cette fascination inexplicable pour les falaises rougeâtres gagna la caravane dans son entièreté. Puis, d’un geste de son bras, l’homme montra la taille gigantesque du canyon, et parla dans une langue étrange. Son discours les captivait et, comme la foudre qui s’abat en un instant, j’ai compris que cet homme et son entourage parlaient la même langue que la femme en blanc. Ces gens étaient-ils des ancêtres de la foule de couleur ou de la jeune femme ? En les observant, je vis qu’ils creusaient dans les parois de cette roche rouge leurs foyers, leurs ateliers et leurs temples où ils déposaient d’étranges bibelots et autres artefacts religieux. J’ai vu de mes yeux les bâtiments se façonner dans la pierre, j’ai vu de mes yeux leur incroyable système d’irrigation de l’eau, j’ai vu de mes yeux la roche rouge être peu à peu remplacée par des fresques complexes et colorées. Les jeunes d’hier devenaient âgés, et engendraient avec eux une nouvelle génération qui assurait, à son tour, la prospérité de la cité. J’étais stupéfait : aucun des autochtones ne me remarquait. Ils ne remarquaient pas non plus les momies dansantes et la musique hypnotique qui couvrait le vent. La place principale de la ville était agrémentée de petites statuettes représentant des divinités : femmes, hommes et enfants de tout âge déposaient à leur pied des offrandes sommaires telles que des fruits secs, des objets du quotidien ou des pièces de monnaie. J’ai vu la femme en blanc : elle observait silencieusement cette place, cette ville et ce peuple qui prospéraient entre ces crevasses rouges avec une immense mélancolie. Elle finit par poser son regard sur moi, ses grands yeux gris rencontrèrent les miens. Elle prononça quelques mots, les seuls qui me sont restés en mémoire sont : « la chute ». Fort confus et, dans un premier
temps, je ne comprenais pas le sens de ces paroles. Puis, instinctivement, je me mis à regarder les momies : elles avaient arrêté leur danse et la musique avait fait place à un silence assourdissant. Une petite voix au creux de moi me chuchotait que la représentation était finie, que j’allais bientôt sortir du pays des songes. Mais cette idée fut vite balayée lorsqu’un épais brouillard m’entoura. Les momies, brusquement animées par une rage folle, se perdaient dans une valse haineuse. La mélodie douce ne l’était plus : elle s’était métamorphosée en un requiem malsain. Les flûtes devenaient des sifflements d’outre-tombe, les percussions créaient une cacophonie indescriptible et les instruments à cordes lançaient des cris torturés. Tout ceci faisait naître en moi une peur primaire, presque bestiale. Dans un moment d’éveil je comprenais les mots de l’inconnue : « la chute » ! La chute d’une ville, d’un peuple et d’une culture millénaire. C’était comme si un nuage enveloppait la ville : je vis au fil du temps des épidémies dévastatrices décimer les populations, la cupidité donna lieu à de violentes querelles qui divisèrent ce qu’il restait d’habitants et la cité entra en guerre contre des nomades belliqueux à l’apparence parfois primitive. Les fresques s’effritaient, puis elles disparaissaient. Certaines habitations s’écroulaient lourdement, parfois même avec les habitants à l’intérieur. Le nuage devint alors une tempête colossale : une tempête de sable rouge. Les momies semblaient se mouvoir avec le vent chaud qui déchirait à présent le ciel, mais qui n’était pour autant pas assez fort pour masquer l’épouvantable musique. Je m’étais rendu compte que le sifflement de ce que je croyais être le vent était en réalité des lamentations. Le sable paraissait former des visages, d’hommes et de femmes, déformés par la peur, la haine et la tristesse. J’ai ressenti des choses, au plus profond de mon être et de ma pensée. J’ai éprouvé la tristesse d’une mère, perdant son unique enfant. J’ai connu la haine que vouaient les défenseurs de la ville contre ces nomades arriérés. J’ai subi la douleur d’un pestiféré qui attend la délivrance des mains froides de la mort. Je ressentais tellement de choses, parfois contradictoires. J’avais peur, peur que cette marée d’âmes en peine n’arrache mon être et en efface tout ce qui le qualifie comme un individu. Je craignais de n’être, à l’issue de ce cauchemar rougeâtre, qu’une coquille vide exprimant les malheurs d’un peuple, jadis prospère. La musique et ses harmonies insupportables continuaient de se faire entendre avec les chœurs, ainsi que les trois momies qui, me semble-t-il, riaient sournoisement de mon malheur. Je crus perdre la raison et devins euphorique dans un torrent de désespoir opaque. La femme en blanc m’invita dans une valse. Dicté par une fièvre envahissante, je l’acceptai. Nous dansions, elle et moi, dans l’œil de cette tempête grotesque. Tout atteignait son paroxysme : les momies continuaient en un rythme effréné leurs joyeuses danses funestes, le chant des spectres couvrait désormais totalement le requiem de l’orchestre et, enfin, le sable rouge tourbillonnait si vite que les roches elles-mêmes s’arrachaient du sol. J’étais sûr que ma fin approchait et je m’apprêtai alors à l’accueillir avec un rire grossier. La dernière vision que j’obtins de cette ville était la fracture de ce peuple. Les uns se retranchaient avec les prêtres et avec les anciens seigneurs dans les recoins les plus profonds de leur cité pourrissante, les autres, pour la plupart des marchands, avaient décidé de partir vers de nouveaux horizons incertains, laissant derrière eux ce berceau qui était autrefois prospère. Un long soupir s’échappa de mes poumons, mon dos se trouva sur des dalles froides, et mon visage fut bercé par une lueur apaisante. J’étais maintenant terrassé par des millions de pensées incohérentes qui monopolisaient mes dernières forces. Je ne pouvais qu’entendre le bruit sourd de l’orchestre rangeant les instruments et le pas accablé des trois momies qui se dirigeaient vers la sortie. Je sentis de fines lèvres se poser sur mon front : pourquoi une telle marque d’affection
venant de cette dame vêtue de neige ? Tout ceci ne faisait qu’assombrir mon esprit déjà troublé. C’est la lune, se dévoilant dans le dôme du musée, qui me réconfortait. Des paroles surgissaient vainement dans mon esprit avant qu’un profond sommeil de courte durée ne me gagne : « Trois momies et leur jeune sœur dansent sous le regard bienveillant de la lune ». Voyez-vous messieurs, les descendants de ce peuple ont besoin des trois corps pétrifiés dans le temps pour parachever un étrange dessin. À présent, que vous me croyiez ou non, cela n’a plus vraiment d’importance. Sachez seulement que je vis désormais dans la peur la plus stricte qui ait jamais été : j’ai peur d’entendre cette mélodie singulière venue des temps anciens, peur à l’idée de revoir un jour le masque au bec crochu, le visage scintillant ou la gueule béante aux dents parfaites des momies. Enfin, j’ai peur de revoir cette femme, peur qu’elle ne m’invite à valser et que cette danse ne soit la dernière que j’effectue avec toute ma raison.