La périphérie des nuages est une série de chroniques relatant des récits connexes au roman Voilé par les nuages.
Entre les griffes du Monstre est une sous-rubrique décrivant comment les personnages du roman ont subi l’influence du système, et servant de prologue à l’histoire principale. Pour bien en comprendre les éléments, je vous recommande de lire l’article Des comptes à rendre avec le Monstre, qui servira de mise en contexte.
Pour Léa, chaque fleur était un être unique et magnifique. La bordure botanique des sentiers pédestres, le bouquet épique des jeux de jeunesse. Leur stigmate parlait, leurs pétales chantaient, leur tige dansait ! Léa bondissait tout autour d’elles, propulsant son sourire sur le tremplin de la vie, par les ressorts de l’enfance. Cet amour végétal fut pollinisé par sa mère ; l’inspiration d’une passion. « Les plantes nous réjouissent, disait-elle, et nous guérissent. »
Du haut de ses 7 ans, Léa avait la permission de gambader dans les bois jusqu’au retour de papa, quand il rentrait de l’usine de textile du Monstre. En attendant, son esprit plongeait dans des carpelles imaginaires pour atteindre les réceptacles floraux créatifs. Tout droit vers des mondes inconnus! Elle souhaitait visiter de nouveaux parterres, plus profondément dans la forêt. Mais maman le lui avait interdit sous peine de conséquences épineuses. C’est pourquoi ses fictions colorées voyageaient dans des champs restreints, attendant le jour où elle pourrait explorer le monde à la découverte d’une flore plus sauvage, accompagnée de tous les enfants qu’elle aura !
Puis un beau jour, une griffe du Monstre transperça l’enveloppe familiale. Sa pointe acérée rompit la mince pellicule qui les mettait hors d’atteinte. C’est alors que l’air se souilla par l’haleine méphitique déversée par son écosystème insidieux. Et le jeune esprit de Léa aspira ce contaminant entré par cette brèche. Ce jour-là, les parfums et les couleurs se ternirent.
Papa était malade.
L’héritage familial avait légué à papa le souffle d’une faiblesse.
Une cage thoracique déjà sensible… maintenant entre les griffes du Monstre.
Puis un certain soir, tout bascula… renversée par la patte du Monstre.
Mais pourquoi ? Léa ne comprenait pas…
– C’est une pleurésie, dit le docteur venu ausculter papa.
– Faites quelque chose ! supplia maman au médecin. Faites quelque chose !!
« Mais non, maman, pensa Léa. C’est une pleurésie ! Papa va pleurer, et ensuite il ira mieux !
– Mais donnez-lui un traitement, vite ! cria maman, paniquée.
En entendant cela, Léa eut une idée. Elle sortit de la maison et courut… loin de l’emprise du Monstre. Elle courut et courut… jusque dans les bois ! Puis elle ramassa quelques amies à la corolle magnifique et rapporta le bouquet à la maison. Mais quand elle entra, le médecin était parti, maman renversait sa tristesse et son frère Richard était muet. Le projecteur folklorique du Monstre était resté allumé, diffusant un message au plus profond de son cœur. Une dent du Monstre y était maintenant plantée.
Lorsque ses amies à pétales tombèrent toutes au pas de la porte, leurs étamines se répandirent sur le sol. Les genoux de maman s’en colorèrent quand elle s’agenouilla, et leurs tiges se déchirèrent sous son poids. Maman prit Léa dans ses bras, afin de se consoler elle-même… et échapper au souffle brûlant du Monstre.
Le lendemain, lorsque le deuil avait retiré une plume de son tonnage, maman lui expliqua ce qui s’était passé, en l’arrosant de son chagrin :
– Léa, dit-elle dans des sanglots, papa est allé au ciel avec les anges.
– Mais est-ce qu’il va revenir ? demanda Léa.
Le terreau trop abreuvé perla par les fenêtres de leur âme.
– Non ma belle, lui répondit-elle dans des yeux noyés. Il était… malade… et…
– Mais maman ! la coupa-t-elle dans un regard miroitant. Je suis allée cueillir des fleurs dans les bois ! Et les plantes… nous guérissent ! C’est toi qui me l’as dit, maman !
– Oh ! Ma pauvre petite chérie ! La pleurésie ne se soigne pas par les plantes ! Je suis désolé…
– Papa n’a pas suffisamment pleuré ?
Alors seulement, maman comprit le folklore qui colorait l’âme de Léa, et elle fut troublée. Elle ne sut quoi lui répondre… paralysée sous l’emprise du Monstre. Elle s’assit alors dehors avec Léa, sur les marches de l’escalier en bois, avec son livre de botanique en main… dans une sphère protégée du Monstre. Puis elle l’ouvrit, et lui montra une fleur magnifique : la fleur de frangipanier.
– Tu vois cette belle fleur, aux pétales en spirale ? demanda maman en essuyant ses pleurs. Elle s’appelle Plumeria. Sais-tu pourquoi ?
– Non, répondit Léa.
– En l’honneur d’un grand explorateur qui aimait beaucoup les fleurs. Il s’appelait Charles Plumier. Lorsqu’il est mort, on donna son nom à cette fleur : Plumeria. Il est mort de la même maladie que ton papa. Et ton papa mériterait le même honneur.
Et c’est pourquoi Léa porta la cicatrice du Monstre, l’identification morbide qui la mena hors des sentiers des bois, le portail de l’innocence. Elle laissa dans le deuil son imagination, son enfance et son identité même. Ses projets de donner naissance à des boutons floraux furent mis dans le même placard que son désir d’aventures. Elle voulut dès lors consacrer sa vie entière à la découverte de médicaments, et devenir biochimiste.
Grâce au Monstre, elle fut aiguillée. Que serait-elle devenue sans lui ?