J’étais assise sur une chaise légèrement molletonnée, peu confortable, aux pieds métalliques s’incrustant dans le lino vert fixé au sol. Face à moi, un plexiglasse retenu par une armature en PVC blanc qui me dévoilait une chaise vide devant laquelle se trouvait un combiné téléphonique posé sur un petit comptoir en bois. Les murs étaient d’un gris morne impersonnel, et leur peinture s’écaillait aux coins, laissant entrevoir un béton tout aussi froid.
J’attendais, les mains croisées sur un comptoir en bois, sur lequel était gravé des initiales, des injures et même des mots d’amour, preuve que des vies avant la mienne avaient été confrontés à cette même chaise vide. Cette gravure était retenue par des équerres rouillées dont les vis semblaient être là pour écorcher les jambes nues. Autour de moi, des inconnus parlaient, s’exclamaient, chuchotaient, criaient, pleuraient aussi. J’avais pleuré moi aussi. Beaucoup pleuré dans ce parloir, devant ses murs, devant ses gardes qui semblaient, dans leurs costumes bleus étriqués, être des statues au coeur de pierre, n’exprimant aucune émotion. Combien de fois étais-je venue ? Devant cette chaise vide, je me rappelais la première fois où je m’étais trouvée ici. Tout semblait plus vieux et plus jeune à la fois. J’étais plus jeune. Une petite fille. Ma mère était assise sur cette même chaise, quelques rides en moins, ses cheveux bruns beaucoup plus longs, ses yeux bleus pétillant encore de vie, son corps ne portant pas encore les stigmates de la maladie. Elle portait mon petit frère sur un genou, et moi sur l’autre. C’était il y a quinze ans. Cette journée avait été noyée dans un flot de larmes, irrépressibles. Ma mère qui avait tenté de nous épargner sa tristesse, n’avait pu la contenir ce jour là. La comédie qu’elle nous avait offerte s’était diluée dans les larmes qui avaient perlé sur ses joues, dans un flot continu que rien n’avait pu arrêter.
Il finit par arriver dans son T-shirt gris qui semblait trop grand, à l’instar de son pantalon de la même couleur. Il était accompagné d’un gardien aux traits impassibles. Ce visage, dont je connaissais les moindres recoins, s’illumina lorsque ses yeux se posèrent sur moi. Lui aussi avait vieilli. Ses cheveux noirs étaient grisonnants, le temps et la solitude avaient creusé des marques indélébiles sur son visage. Une barbe naissante sur ses joues amincies lui donnait un air séduisant. Toutefois, son physique lui donnait l’apparence d’un homme bien plus fragile que celui que je gardais encore en mémoire. Il s’installa avec retenue sur son siège, avant de saisir dans un geste impatient le combiné. Je l’imitai. Nous restâmes silencieux, nos regards cherchant ce qui avaient changé, notre ouïe attentive à la respiration de l’autre. J’essayais de deviner les battements de son coeur, imaginant la chaleur de son corps contre le mien, la tiédeur de son souffle sur ma peau, cette odeur qui avait consolé la petite fille que j’avais été. A l’instar des autres fois, Les larmes salées et brûlantes vinrent mordre le bord de mes yeux. Délicatement, comme pour freiner ce relent de tristesse qui vint étreindre ma poitrine, il posa sa main contre la vitre. Je fis de même, espérant secrètement pouvoir sentir sa paume rugueuse contre la mienne, mais il n’en était rien. Je ne sentais que la froideur du plexiglasse qui nous séparait. Je fermai les yeux quelques instants.
J’étais de nouveau cette enfant, courant dans le jardin pour ne pas me faire attraper par ses mains fortes et puissantes, en vain. Il arrivait toujours à me saisir provoquant alors une hilarité nerveuse. Je me souvenais de ses épaules confortables sur lesquelles je voulais me hisser pour embrasser la merveilleuse illusion de dominer le monde. Assise sur celles-ci, plus rien ne pouvait m’atteindre. J’étais invincible. Naïvement, j’avais pensé que ce sentiment durerait éternellement. Que je serais toujours assise sur ses épaules. Cependant, la dure réalité en avait décidé autrement. Je me souvenais encore de cet après-midi là, où l’innocence des jours heureux me glissa d’entre les doigts, sans que je ne puisse la retenir. Je me voyais de nouveau entre ses jambes, face à ces deux policiers aux regards sévères qui étaient venus m’arracher à lui. Durant des semaines, j’avais espéré que tout ceci ne fusse qu’un cauchemar. Je rouvris les yeux et comme à chaque fois, la réalité fit claquer sur ma conscience cette puissante gifle dont elle avait le secret.
Toutes ces années sans lui avaient existé. Toutes ces après-midis, ces matinées ou soirées, au parloir avaient été réelles, et la douleur était toujours la même. Depuis combien de temps n’étais-je pas revenue ? Un mois ? Six mois ? Un an ? Deux ans. Deux ans que j’avais déserté ces couloirs. Subitement, je sentis ce sentiment de culpabilité m’étouffer littéralement.
” – Hija…chuchota-t-il de son ténor réconfortant.
– Je suis désolée…murmurai-je, peinant à respirer.
– Tu n’as pas à être désolée, tu as une vie maintenant, tu es occupée, et je le comprends. Tu n’as pas forcément envie de voir ton pauvre père, enfermé entre ces quatre murs. Parle-moi plutôt de ce qui se passe dehors. Comment va ta mère ? s’enquit-il inquiet.
– Elle est un peu victime du succès de son dernier roman, ce qui la fatigue. Mais elle va bien. La semaine dernière, elle a fait des analyses et tout va pour le mieux. Elle fêtera demain ses dix ans d’abstinence, articulai-je après m’être calmée, ravalant mes larmes.
– Je sais. Je n’ai pas oublié, répliqua-t-il en basculant dans son fauteuil, le regard dans le vide.
– Elle viendra peut-être te voir, depuis quand tu ne l’as pas vu? m’étonnai-je, comprenant qu’elle aussi avait déserté.
Cela ne lui ressemblait pas. D’ordinaire, elle venait lui rendre visite chaque semaine, plusieurs fois même. C’était d’ailleurs ces voyages au parloir qui avaient participé à la détruire quelques années auparavant.
– Quatre mois peut être. Je ne sais plus trop, on perd la notion du temps ici, tu sais, répondit-il tentant de faire taire l’inquiétude qui naissait en moi.
– Elle ne t’abandonnera pas, jamais. Elle parle continuellement de toi.”
Étrangement, et contrairement au commun des Mortels, ma mère n’avait jamais renoncé à lui. Là où d’autres se considéraient comme n’étant pas assez forts pour surmonter cette épreuve, abandonnant dès les premiers jours, s’éloignant en demandant le divorce, ma mère n’avait jamais pu s’y résoudre. Elle n’avait jamais cessé d’être présente à ses côtés. Elle l’avait toujours aimé, malgré la souffrance que son absence avait engendrée. Tout ce temps, elle lui était restée fidèle, en dépit de la difficulté de certains moments. Mon frère lui avait reproché de mettre sa vie entre parenthèses pour un homme qui, selon ses mots, nous avait abandonnés. Moi-même, je n’avais pas compris pourquoi elle s’était tant attachée à celui qui n’était plus là et qui ne le serait probablement plus jamais. Il avait été condamné pour vingt ans de prison. Vingt années. Elle s’était jurée de l’attendre, de ne jamais renoncer. Je me souvins des instants où je l’interrogeais sur les raisons de cette promesse qui m’échappait encore. Dans ces moments où je l’observais sortir du parloir, lui suggérant de reprendre sa vie en main tant qu’il en était encore temps. Je l’avais même incité à rencontrer quelqu’un d’autre, voyant les ravages dévastateurs que ces visites lui apportaient. Malgré tous nos efforts, la même rengaine sortait de sa bouche, d’une sincérité inébranlable.
” – Kaylah, il n’y a jamais eu d’autres hommes que ton père et il n’y en aura pas d’autres. Un jour, tu comprendras. Je te souhaite d’aimer quelqu’un de tout ton coeur, de toute ton âme comme j’ai aimé ton père. Quand cela t’arrivera, tu verras, tu seras prête à endurer le pire, prête à mettre toute ta vie entre parenthèses pour lui. Les mots que j’ai prononcés le jour de notre mariage n’étaient pas vains. Ils avaient un sens pour moi, même encore aujourd’hui. Seule la mort pourra nous séparer“, m’avait-elle répondu avec cet amour brûlant, cette flamme incandescente au fond de ses yeux que je n’arrivais toujours pas à expliquer.
Elle n’avait jamais baissé les bras, même lorsque nous, ses propres enfants l’avions malmenée. Nous ne l’avions jamais vraiment écoutée, ni même su répondre à ses appels à l’aide. Nous l’avions tous simplement laissée seule dans son combat, avec pour unique refuge, l’alcool. Cela avait commencé par un simple verre après chaque visite à la prison, puis un peu plus tous les jours jusqu’à arriver à un point de non retour. Fatalement, elle perdit son travail en tant que secrétaire dans une grande maison d’édition, se noyant dans des litres de vins, perdant toute notion de temps, ne pouvant plus faire face à la réalité. Elle avait entraîné son corps dans un océan d’ivresse jusqu’à ce que celui-ci lui fasse payer l’addition de sa terrible addiction. J’avais dix-neuf ans quand le verdict fut prononcé de la bouche pincée d’un médecin qui ne mesurait pas les conséquences des mots qu’il avait formulés à voix haute. Un cancer. Son rein droit ne fonctionnait plus et son rein gauche commençait à être atteint. Elle avait dû se faire opérer avant de suivre un sevrage contre l’alcool dans un centre de désintoxication. Cette année-là, les dettes commencèrent à s’accumuler. A la télévision, on parlait déjà de la guerre qui menaçait au Moyen-Orient, de tous ces pays occidentaux qui s’apprêtaient à s’empêtrer dans un cloaque sans précédent. J’avais vu mon père s’effondrer devant moi, rongé par une culpabilité qui l’avait poussé à franchir les limites qu’on lui avait imposé. J’avais vu ma mère subir des opérations essentielles à sa survie, alors que son corps s’affaiblissait considérablement de jour en jour. Le chaos avait menacé le monde entier. Un flot de mauvaises décisions furent prises. Mon free-lance dans un petit journal local de Revere ne me permettait pas de gagner suffisamment d’argent pour subvenir aux besoins de ma famille. J’avais donc été contrainte de trouver un second emploi. Dans l’urgence et sous le feu d’une impulsion, j’avais répondu à cette offre de danseuse dans un cabaret, sans avoir conscience que cela causerait ma perte. Au même moment, mon père avait demandé le divorce, ne supportant plus l’idée que ma mère souffre par sa faute. Le Président des Etats-Unis avait annoncé devant le Congrès l’entrée en guerre du pays contre le Moyen-Orient. Mon frère avait voulu sauver notre famille en s’engageant dans l’armée auprès de VANHOOD Industries. Ma mère avait refusé la requête de son mari, arguant que ce n’était pas à lui de décider si elle devait le quitter. Trois ans plus tard, les choses étaient à peu près rentrées dans l’ordre.
” – Et ton frère comment va-t-il ? demanda-t-il, changeant brutalement de sujet, interrompant le fil de mes pensées.
– Oh, un vrai fantôme! On ne sait jamais quand il va apparaître, ni même quand il va disparaître. Maman lui a trouvé un nouveau nom du coup, Casper, confiai-je, ce qui le fit rire.
Je marquai un temps. J’aimais entendre son rire. Grave et profond. Il n’avait pas changé. Éclatant de joie. Comme s’il avait le pouvoir de faire jaillir la lumière de l’obscurité la plus noire. Son visage se métamorphosa, comme s’il rajeunissait.
– Mais il ne vous dit pas où il va ? demanda-t-il souriant.
– Non. Il aime entretenir le mystère visiblement. Tout ce que je sais, c’est qu’il voyage beaucoup, un peu partout dans le monde, pendant une semaine parfois deux voire trois. Après, il revient comme si de rien n’était. Au début, nous nous inquiétions. A présent, nous faisons avec. Quoi qu’il arrive, il reviendra toujours soit chez Maman, soit chez moi. Maman dit que son attitude est certainement dû au stress post-traumatique de la guerre. Elle a bon espoir qu’un jour cela se calme et plus précisément quand il parviendra à trouver la personne capable de le retenir ici.
– C’est possible. Enfin, je me souviens que lorsqu’il était petit, Elias souhaitait devenir explorateur, rappela-t-il avec un air amusé.
– On peut dire aujourd’hui qu’il a réalisé son rêve, au moins, dis-je en pensant à toutes ces aventures qu’il s’inventait lorsque nous étions encore que des enfants.
– Et toi, Hija ? Comment vas-tu ?
– Je vais bien, Papa. Je travaille beaucoup depuis que j’ai commencé au Boston Globe. J’ai fait mes preuves, maintenant.
– Je sais, je ne rate aucun de tes articles. Je les ai tous lus.
– Même ceux publiés à la rubrique nécrologie ?
– Tous. Tu as hérité du talent de ta mère.
– Je ne sais pas si on peut dire concernant cette rubrique, lançai-je en riant, jaune.
– Et avec Charlie, tout se passe bien?
– Oui…répondis-je, sentant mon pied battre nerveusement le sol dans un mouvement irrépressible.
– Hmmm, Hija, pourquoi j’ai l’impression que tu ne me dis pas la vérité ?
Il était impossible de dissimuler la vérité à mon père. Même séparé par une vitre, il était capable de déceler la moindre faille dans le discours qu’on pouvait lui tenir. Il ne se laissait pas prendre dans la comédie politique, ni mêmes dans les mensonges que lui versaient sa propre fille. C’était bien le problème. Il était beaucoup plus aisé de tromper ma mère et de convaincre mon frère que de faire avaler une couleuvre à mon père.
– Me preguntò en matrimonio papa*, avouai-je tout en sachant que ce combat était perdu d’avance.
Dans la foulée, je lui dévoilai cet anneau argenté qui habillait mon annulaire gauche et sur lequel trônait fièrement un saphir blanc étincelant, malgré les lumières blafardes qui l’éclairaient.
– Eh bien…il n’a pas peur…soupira-t-il surpris. Que lui as-tu répondu ?
– Oui, j’ai répondu oui… confiai-je brusquement mal à l’aise, sans m’étendre sur le sentiment d’avoir été prise au piège.
Etait-ce vraiment ce que l’on ressentait lorsque l’homme qui partageait votre vie depuis presque trois ans, posait un genou à terre, dressant devant vous, dans un écrin de velours noir, un anneau en argent blanc scintillant de mille feux ? On répondait oui par plaisir, par amour, et non par peur de heurter la sensibilité de celui qui partageait notre vie. Cette situation avait été pour moi délicate. Je m’étais un peu sentie prise au piège, dans la mesure où je ne pouvais pas le couvrir de honte. Je savais que c’était la meilleure chose à faire. Cependant je ne pouvais m’empêcher de me poser la question de la sincérité de ma réponse, avec le sentiment d’avoir fait une erreur, même si tous me soutenaient subtilement le contraire.
– Devant tout le monde ? s’étonna-t-il en haussant un sourcil.
– Oui, on s’était tous réunis à l’occasion de mon anniversaire, il y avait sa famille, Maman, Elias et Anton. On était dans un grand et beau restaurant français qu’il avait privatisé pour l’occasion, et c’est là qu’il a fait sa demande.
– Eh bien, il n’a pas froid aux yeux. En même temps, quand on s’appelle Charlie Van Hood, on peut tout se permettre, marmonna-t-il sur un ton partagé entre l’amertume et la jalousie.
– Papa…je suis sûre que tu l’aimerais beaucoup, assurai-je même si au fond je n’en étais pas vraiment certaine.
– Et toi, l’aimes-tu ?
– Oui, affirmai-je malgré ma conscience qui criait au mensonge. C’est juste que je trouve que c’est un peu précipité….Toi quand tu as demandé Maman en mariage…c’était comment ?
– Oh ! Tu ne peux pas savoir comment j’étais nerveux, ce soir-là. Je ne savais pas si c’était une bonne ou une mauvaise idée, si elle accepterait ou non. Pour ses parents, j’étais l’immigré espagnol qui roulait des mécaniques. Je ne valais pas un clou. Ils avaient toujours espéré qu’elle épouse un homme de bonne famille, dirons nous. Enfin, quoiqu’il en soit, j’aimais ta mère plus que ma propre vie et je voulais la rendre heureuse. Je me fichais de ce que ses parents pouvaient dire ou même penser. Alors j’ai attendu la fin du bal de fin d’année, après la remise de diplôme. Il était tard.. Elle avait fait croire, comme à chaque fois, qu’elle dormait chez ta marraine, Diana. On a marché dans un parc, la lune était pleine et des milliards d’étoiles jaillissaient d’un ciel noir. On a marché jusqu’au kiosque où mon grand frère Antonio, que j’avais mis dans la confidence, avait disposé des lampions un peu partout. J’étais tellement nerveux que j’arrivais à peine à respirer. Je la revois encore, émerveillée sous le kiosque. C’était comme si le temps s’était arrêté. Comme si la terre entière retenait son souffle. C’est là, que j’ai trouvé tout le courage et la force nécessaire pour poser un genou à terre. Je lui ai demandé sa main et elle a accepté sans la moindre hésitation. Dès ce moment, j’ai su que j’avais trouvé la femme avec qui je voulais passer le restant de mon existence. Il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Je voulais juste la rendre heureuse. Et tout ce qu’on peut dire aujourd’hui c’est que j’ai lamentablement échoué.
– Tu l’as rendu heureuse, papa, le rassurai-je tout en pleurant, transportée dans un temps qui n’était encore pas le mien.
– J’espère le pouvoir encore. Mais pour le moment c’est toi qui importe Hija et tu pourras compter sur moi et mon bras pour te conduire jusqu’à l’autel, sauf si vous avez prévu de vous marier le mois prochain, annonça-t-il, un sourire malicieux à la commissure de ses lèvres.
– Comment ça ? Répliquai-je sentant subitement mon coeur s’emballer.
– J’ai demandé une liberté conditionnelle. Mon avocat m’a dit que c’était possible. Il ne me reste plus longtemps à faire et je n’ai commis aucune infraction depuis sept ans. Tout cela peut jouer en ma faveur, Kaylah. J’ai une convocation dans un mois et si tout se passe comme prévu, dans deux mois, je sors de ce trou à rat.
Je restais muette pendant un moment, oubliant presque de respirer. C’était comme si le temps s’était subitement arrêté. Il est vrai que j’attendais ce moment depuis qu’il avait franchi les grilles du pénitencier. Pourtant, je ne pouvais freiner cette panique qui saisit avec violence tous mes organes. La vérité était que ces tristes murs l’avaient protégé de la réalité. Derrière cette vitre, j’étais toujours cette petite fille, innocente et sage. Durant toutes ces années je lui avais monté l’image parfaite d’un avenir semblable à celui qu’il s’était imaginé depuis ma naissance. Une brillante carrière, un gendre irréprochable. Un parcours sans faute. Il se fiait à ce que je lui racontais, à ce que ma mère voulait bien lui confier. Les moments que nous passions tous les deux dans ce parloir étaient pour lui une bouffée d’air frais, pur, sans erreur. Seulement au-delà de ces murs, la réalité était tout autre. J’étais loin de l’image que je lui renvoyais. Certes, j’étais devenue cette brillante journaliste et mon fiancé approchait la perfection, mais j’étais bien loin de ce qu’il pouvait imaginer. Mon caractère explosif et téméraire que je tentais depuis des années d’étouffer, s’était mué en un feu menaçant que je parvenais à peine à contenir. J’étais devenue une véritable bombe à retardement susceptible d’imploser à n’importe quel moment. Derrière le rideau de cette comédie se cachait en coulisse la véritable Kaylah et je ne voulais pas qu’il soit là le jour où elle rentrerait sur scène. Quant à ma mère, bien qu’elle lui ait été fidèle, elle aussi avait changé. Elle n’était plus la femme qu’il avait connue. La maladie, l’alcoolisme, la solitude avaient construit un mur autour d’elle, une carapace dans laquelle elle avait enfermé ses faiblesses pour ne renvoyer que sa force. En outre, Elias était devenu un fantôme, mais le mystère qui l’entourait était si opaque qu’il était presque devenu étranger à cette famille. Je ne souhaitais pas qu’il assiste à ce moment où tout finirait par voler en éclat. Que dirait-il quand il s’apercevrait que celle qu’il avait eu face à lui n’était que mensonge ? Quand ses espoirs, ses illusions, seront déroutées par la réalité de quinze années passées ?
Un gardien, assez bien en chair, dégarni, finit par hurler que le temps était écoulé, m’obligeant alors à sortir de mes pensées. Je réalisais alors ce qui était en train de se passer. Ce qu’il venait de me dire.
” – Papa…c’est génial !! m’exclamai-je heureuse qu’il sorte enfin, sans me départir de l’inquiétude sur le futur qui nous attendait.
– Ne dit rien à ta mère, je ne veux pas lui donner de faux espoirs, lança-t-il tandis que le garde qui l’avait accompagné s’approchait de lui.
– Promis, articulai-je tandis qu’il se levait déjà sous les mains potelées et puissantes de son geôlier.
– Te quiero, Hija**.
– Te quiero también, Papa***. “
Je le regardais s’éloigner, avant de regagner ma voiture garée sur le parking, encore secouée par les révélations que mon père venait de me faire. Je pris place derrière le volant de ma BMW I8, regardant la prison qui se dressait devant moi ; des nuages sombres menaçaient le ciel. J’entendais souffler le vent contre la carrosserie de mon véhicule, comme il avait soufflé il y a quinze ans.
Je voyais encore ma mère garer son pick-up Ford rouge à la peinture écaillée, sentant le cuir usé. Elle portait cette robe légère bleu marine, quelques mèches de sa chevelure brune tenues par un élastique. Mon frère et moi étions assis à l’arrière, inquiets. J’avais treize ans. Il en avait huit. Il portait une chemise blanche avec un jean. Ce matin-là, elle avait pris le temps de me natter les cheveux, s’y reprenant à deux reprises, jugeant à chaque fois que ce n’était pas assez bien. Elle m’avait habillée d’une robe rose pâle, en dépit de la météo peu clémente. Nous pouvions discerner la forme des murs peu accueillants de la prison troublée par l’eau qui s’écoulait sur le pare brise. Le silence dans l’habitacle était perturbé par le bruit de la pluie battante qui venait heurter avec violence la carlingue.
“- Où sommes-nous Maman ? avait demandé Elias, ses boucles brunes tombant sur son petit visage enfantin et innocent.
– On va voir Papa…avait-elle soupiré, les mains vissées au volant, essayant de s’armer de tout le courage requis afin de survivre à cette journée.
– Pourquoi Papa est-il là ? s’était-il enquit, ne comprenant pas, alors que j’avais compris dès l’instant où j’avais vu ces deux hommes emporter mon père dans leur véhicule, les gyrophares bleus éclairant tout le quartier.
– Parce que…Papa…a fait une très grosse bêtise…alors les policiers, et les gens…l’ont puni.
– Il a tué quelqu’un ? avais-je répliqué froidement, tentant de comprendre pourquoi on m’avait privé de mon père, de sa présence, ne voyant alors que cette possibilité.
– Kaylah Elizabeth Léanor Guajira ! s’était insurgée ma mère. Ton père n’a tué personne.
– Alors pourquoi il est là ?
– Il a volé des gens…les mauvaises personnes. Ce n’est pas bien…c’est une grosse sottise. Une énorme bêtise…avait-elle répondu le regard perdu dans cette pluie battante.
– Est-ce qu’il va revenir ? avait demandé Elias après un long silence durant lequel ma mère avait tenté de ravaler ses larmes.
– Bien sûr qu’il va revenir, je te le promets.
– Quand ? avais-je répliqué, inquiète mais aussi lucide, consciente du nombre d’années qui s’écouleraient avant qu’il ne soit de nouveau parmi nous.
– Dans longtemps. Très longtemps. Vous serez presque des adultes quand Papa sortira de là. En attendant, il faudra être sage, bien travailler à l’école, pour le rendre fier. Mais j’aimerais que vous me fassiez une promesse, avait-elle dit en se tournant vers nous, les yeux larmoyants.
– Oui Maman, avait répondu Elias en se donnant cet air sérieux.
– Quand on ira voir Papa, parlez lui simplement de moments heureux. Ne lui parlez pas de choses négatives, sinon ça va le rendre triste et en colère. Il ne pourra rien faire pour nous, alors essayons juste de faire comme si de rien était en lui racontant simplement des événements joyeux. D’accord ?
– Oui Maman.
– Kaylah ? Avait-elle articulé, inquiète redoutant ma réaction.
– Oui, oui…”
Après cette conversation, nous étions sortis de la voiture. Ma mère nous tenait la main courant alors sous cette pluie d’été, un vent chaud soufflant sur nos joues humides. Nous étions arrivés au parloir, ma mère ne put retenir ses larmes qui se déversaient en trombe d’eau sur ses joues avant de se reprendre, et tel un metteur en scène, elle commença la comédie qu’elle voulait que l’on joue. Mon père s’était pris au jeu, faisant comme si tout était normal. Il était tout souriant, devant nous, tandis que je regardais ma mère qui tentait de faire bonne figure, malgré la tristesse qui la déchirait de l’intérieur. Mon frère qui avait pris le combiné du téléphone en premier, lui parlait de son match de football et des bonnes notes qu’il avait obtenues à l’école, tandis que je bouillais intérieurement. J’étais en colère. Terriblement en colère. Furieuse contre lui pour ce qu’il avait fait. Enragée contre ma mère qui nous imposait cette mascarade alors que tout ce qui se déroulait était loin d’être normal. J’en voulais au monde entier. Je ne comprenais pas encore ce qu’il faisait là. Pourquoi avait-il commis ce délit alors que nous vivions heureux, tous les quatre, dans notre maison, à jouer, à rire, à regarder les étoiles dans le jardin, à lire des histoires. J’avais désormais conscience que, par sa faute, plus rien de tout cela n’existerait. Désormais notre vie se construirait sans lui. Tout allait changé et cette perspective m’était insupportable. J’étais incapable de revêtir le rôle que ma mère nous avait donné. J’avais saisi le combiné que l’on m’avait tendu, tremblant de rage. Une fureur incendiait chaque parcelle de mon corps.
– Et toi Hija, comment vas-tu ? avait-il murmuré d’une voix suave qui alluma la mèche.
– Pourquoi as-tu volé ? avais-je demandé froidement, devant le visage blême de mon père.
– Kaylah ! s’exclama ma mère choquée.
– Pourquoi as-tu volé Papa ?! Ce que nous avions ne te suffisait pas ?! Tu n’étais pas heureux avec nous ?!
– Hija, bien sûr que j’étais heureux. Seulement il y a des choses que seules les grandes personnes peuvent comprendre…
– Tu mens ! Tu mens ! Vous mentez tous ! Je peux comprendre ! avais-je commencé à crier, ne pouvant réfréner toute cette colère en moi.
– Je sais que tu peux comprendre Hija, mais…
– Non ! Non ! NON ! JE TE DÉTESTE ! TE ODIO PAPA!**** avais-je hurlé du plus fort que ma voix le pouvait avant de lâcher le combiné et de descendre du genou de ma mère.
J’avais couru jusqu’à la sortie, des larmes acides brûlant mes joues. J’avais fini par m’arrêter, perdue, dans un couloir, pleurant toute ma douleur, toute ma colère. Quelques minutes plus tard, ma mère était apparue au loin. Elle avait ordonné à mon frère de l’attendre dans un coin puis s’était avancée vers moi. J’avais fait mine de l’ignorer. Elle s’était agenouillée devant moi, tenant fermement mon visage dans les paumes de ses mains moites. J’avais détourné mon regard, couverte de honte.
– Kaylah, regarde moi. Je sais que tu es en colère et tu as le droit d’être en colère…mais Papa ne doit pas voir cette colère.
– Pourquoi ? avais-je répliqué d’une petite voix en plantant mon regard dans ses yeux bleus.
– Parce que ça lui fait mal. Comme, il ne doit pas te voir triste, ni inquiète. Tu sais, parfois, il est préférable que les gens ne voient pas qui tu es réellement. Cela évite de les faire souffrir. Papa ne doit pas voir quand ça va mal. Quand tu viens ici, il faut qu’il voit le meilleur, le mieux pour lui. Imagine, ce que cela fait d’être tout le temps enfermé, et si on lui révèle notre colère, nos blessures, nos moment tristes, il deviendra fou. Il pourrait faire d’autres bêtises. Tu n’aimerais pas que Papa fasse d’autres bêtises ?
– Non.
– Alors ne lui en donne pas l’occasion.
– Je suis désolée Maman, avais-je articulé, me sentant coupable.
– Ne le soit pas ma fille. Quoiqu’il arrive tu resteras toujours sa petite fille, et peu importe ce que demain nous réserve, nous t’aimerons toujours, avait-elle dit en me serrant dans ses bras.
Ce fut la première fois que je sentis ce feu en moi. Durant les semaines qui ont suivi notre première visite à la prison, j’ai été convoquée à plusieurs reprises dans le bureau du proviseur, en compagnie de ma mère. Les raisons avaient été variées. Bagarre avec d’autres élèves de l’établissement, injures, insolences à l’égard des enseignants. Je n’avais peur de personne. J’étais en colère contre mon père, ma mère, mon frère et contre le monde entier. On m’avait enlevé mon père. On avait anéanti mon avenir. J’étais devenue une boule de rage que rien, ni personne ne semblait arrêter. Les exclusions, les heures de colles ne parvenaient pas à me stopper. Mon seul refuge était l’écriture, les cours de danses et de piano que m’avaient donnés ma mère dans l’espoir de m’apaiser. Elle avait été dépassée par ce caractère impulsif. Mon frère l’avait aidée comme il pouvait, dans l’espoir d’apaiser toute cette rage, en vain. Seul le temps avait fini par atténuer ce sentiment. Cependant, quand nous partions à la prison, la mascarade continuait et la fougue revenait de plus belle. Le feu ne s’était jamais vraiment éteint. J’étais enhardie par cette rage que ma mère me contraignait à réprimer. J’avais tenté de l’enfouir dans ma poitrine, de la tuer en me consacrant corps et âme au travail de mon esprit et de mon corps. Pourtant, derrière les sourires, les rires, elle continuait d’exister. Mes efforts finirent par payer, construisant ainsi cette raison qui l’enchaînait dans les profondeurs de mon inconscience, l’empêchant de faire d’autres dégâts. Je devins d’apparence plus calme, plus sage, me réfugiant dans l’écriture, dans une quête incessante de vérité, tout en maudissant ma mère de m’embarquer dans une vie qui ne me ressemblait pas.
J’avais fini par obtempérer, consciente que ma famille lassée de toutes mes frasques, finirait par s’éloigner de moi. J’étais devenue, contre mon gré, l’image que l’on avait façonnée pour moi. L’étudiante modèle, la fille parfaite, l’employée irréprochable dans un petit journal de Revere. Jusqu’au jour où la maladie de ma mère nous avait plongée dans un nouveau cauchemar, sous une montagne de dettes colossales devenues trop lourdes à porter. J’avais alors pris la décision de répondre à l’offre d’emploi d’un bar qui se transformait en un cabaret trois soirs par semaine. La journée, j’étais celle que l’on voulait que je sois, et le soir j’étais celle que je désirais être, me laissant dompter par le feu que j’avais trop longtemps enfermé.
Sous les lumières d’une autre scène, j’avais rapidement pris conscience de mon pouvoir de séduction. J’avais remarqué ces regards que l’on posait sur moi, ces gestes qui manifestaient un désir inexprimable et avec lequel je pouvais jouer. Je prenais plaisir à voir ces hommes aux abois qui pour une simple danse étaient prêts à vendre pères et mères. Je manipulais ces hommes, comme on me manipulait, pour parvenir à mes fins. Au regard du succès que j’avais auprès de la gente masculine, le propriétaire du Devil me proposa, trois soirs par semaine, d’occuper le poste de strip-teaseuse qui venait de se libérer. J’avais à l’époque à peine vingt et un ans. Seulement, cette promotion était pendant longtemps restée secrète. Pour ma famille, je faisais simplement des heures supplémentaires en tant que danseuse. Je m’étais donc amusée à enivrer la clientèle la plus riche du coin, qui m’était complètement soumise. Durant ces moments-là, mon corps ainsi que mon esprit étaient en parfaite symbiose, me transformant en une nymphe qui obtenait tout ce dont elle désirait. On ne pouvait rien me refuser et cela me comblait d’une furieuse satisfaction. Je m’étais épanouie à travers ce feu qui n’avait cessé de croître en moi, sans que personne ne s’y oppose. Il avait forgé ce caractère dévastateur, me libérant de toutes mes craintes, faisant naître en moi le goût puissant de la rébellion, provoquant la folie de tous ceux qui avaient osé m’approcher de trop près. J’avais nourri des fantasmes, flirtant sans cesse avec le danger, jouant avec les limites du raisonnable, me faisant goûter à l’ivresse de l’adrénaline. J’étais parvenue peu à peu à combler les dettes, mais cela restait encore insuffisant. Elles n’avaient jamais cessé de grandir au rythme des interventions que ma mère subissaient pour guérir. Cependant, après un an et demi à vivre comme cela dans le plus grand des secrets, mon frère qui avait à l’époque seize ans, cru bon avec une bande de copains de me faire la surprise d’assister à un de mes spectacles. Profitant du fait que je travaillais dans ce bar pour fermer les yeux sur son âge. Sauf qu’il tomba le mauvais soir.
En découvrant la vérité, il avait sombré dans une folie beaucoup plus violente que celle qui avait été la mienne. Il avait révélé à ma mère l’entière vérité, sans attendre une réaction différente de celle dont elle avait l’habitude. Elle avait fait ce qu’elle faisait le mieux, faire semblant, gardant le silence pour partir se réfugier dans sa chambre, luttant contre la tentation de prendre un verre pour y noyer sa déception. Après cette découverte, Elias avait pris la décision de partir, répondant à une offre de VANHOOD Industries, pour nous donner les moyens de nous en sortir. Par la même occasion, il s’était rendu à la prison pour faire ses adieux à mon père, sans manquer de lui rappeler à quel point il était responsable de tout ce qui s’était passé, lui opposant toutes ces années d’absence. Ce fut la première fois qu’il se rebella contre lui. Ce fut aussi la première fois qu’il désobéit à ma mère, lui qui n’avait jamais eu de mal en quinze ans à jouer le rôle du petit garçon sage et bienveillant. C’était dans sa nature.
Au départ d’Elias, j’avais tout arrêté, enchaînant cette personnalité destructrice dans les profondeurs de mon inconscience. Cependant, ce feu n’avait jamais cessé, me suppliant de ressortir, sauf que j’avais décidé de l’ignorer. Je ne voulais pas une fois de plus réduire en cendres ma famille. Malgré cela, six années étaient passées, et durant tout ce temps, il n’avait jamais cessé de grandir, devenant chaque jour toujours plus fort, tentant désespérément de se libérer des chaînes de ma conscience. Il s’était métamorphosé en un véritable danger qui planait autour de moi, comme une ombre menaçante qui pouvait s’abattre à tout moment.
Combien de temps encore avant que je n’explose ? Avant que je ne cesse d’être celle que tout le monde voulait que je sois ? Avant que je ne romps la promesse que j’avais faite il y a trois ans à mon frère ? Dans les yeux de ma mère, je pouvais apercevoir de temps à autre le fantôme de son inquiétude de voir rejaillir celle qu’elle redoutait depuis toutes ces années. Pendant tout ce temps enfermé entre ces murs, mon père avait été épargné, mais que se passerait-il demain ? Quand toutes ces cloisons ne seraient plus là, qu’allait-il découvrir ? Que dira-t-il quand il verra que la fille qu’il a toujours cru voir grandir n’existait pas ? Il me semblait alors apercevoir dans les abîmes de mon imagination, un compte à rebours macabre s’enclencher. Tout n’était plus qu’une question de temps.
“- Mademoiselle Guajira, voulez-vous activer le pilotage automatique ? me demanda la voix robotique de la voiture que Charlie m’avait offerte pour Noël.
– Non, je souhaite conduire, assurai-je en pressant sur le bouton Start. “
Mon pied appuya sur l’accélérateur et la voiture fila vers Boston, à une vitesse excessive, à l’image de toutes les pensées et les craintes qui défilaient dans ma tête.
* “Il m’a demandé en mariage” en Espagnol.
** “Je t’aime ma fille” en Espagnol
*** “Je t’aime aussi” en Espagnol.
**** ” Je te déteste !” en Espagnol.
J’ai lu ce premier chapitre avec beaucoup d’attention, c’est dense, mais intéressant !
Je suis contente de voir que cela vous a plu ! Continuez à réagir et à suivre les prochains chapitres. Bonne lecture et prenez soin de vous.