– Alors ? me lança Émilie brisant le fil de mes pensées, mes yeux ne se détachant pas de ce hamburger.
– Tu sais très bien que je ne peux rien dire. C’est un sujet confidentiel, marmonnai-je en mâchant machinalement une frite que je venais de porter à ma bouche, sans en apprécier la saveur.
– Je sais, mais tu n’as pas décroché un mot depuis que nous sommes ici.
– Tu ne trouves pas que je suis une peau de vache ?
– Hein ? Je ne te suis pas là…
– Avec Isabelle, regarde la première chose que j’ai dit c’est bon débarras, alors qu’elle me fait confiance pour ce dossier. C’est un peu vache quand même, avouai-je l’air pensive. Toutefois, les prunelles d’Émilie avaient trouvé un autre sujet d’attention.
– Mais tu as toujours été un peu peste non ? lança un ténor derrière moi qui m’était familier.
Mon sang ne fit qu’un tour. Mon cœur s’emballait dans ma poitrine, menaçant d’imploser sous l’effet de la surprise. Je sentis les premières sueurs d’effroi perler dans ma nuque. Ma conscience était en état d’alerte maximum.
– Elias, soufflai-je en me retournant dissimulant mon malaise derrière un large sourire.
Mon petit frère n’était pas un homme dangereux, du moins qui ne justifiait pas l’état dans lequel je me trouvais. La raison de cet affolement était tout autre. L’image que je pouvais lui renvoyer. Telle était la source de toute cette agitation. Hantée par le regard qu’il m’avait porté ce fameux soir au Devil, je craignais d’y être à nouveau confrontée. Je n’avais aucune envie qu’il m’échappe une fois de plus. Le souvenir de ce jour-là était encore présent, et la blessure qu’il m’avait infligée avec ses mots était encore fraîche. Le spectre de ma culpabilité continuait inlassablement de me tourmenter. Je devinais dans ses yeux qu’il était aux aguets. Attentif au moindre petit détail, cherchant à savoir si celle qu’il avait surpris cette soirée-là était de retour. Je n’avais pas le droit à l’erreur. Ma raison l’avait parfaitement compris, étouffant dans les abysses de ma conscience le diable que je portais en mon sein.
– En chair et en os, lança-t-il avec un ton moqueur en s’installant à côté de moi, piochant au passage dans mon assiette.
– Salut, glissa Anton, prenant place aux côtés d’Émilie qui me faisait les gros yeux.
– Salut Anton ! Et toi, ça va ? Je ne te gêne pas, répondis-je en le regardant à peine, reportant mon attention sur mon petit frère.
– Pas ma faute…j’ai faim, rétorqua-t-il la bouche pleine de frites qu’il m’avait sciemment volées.
Il avait changé, encore. C’était l’impression qu’il me donnait à chaque fois qu’il revenait. Sa carrure s’était épaissie. Enveloppé sous ce T-shirt noir, on devinait sans mal la courbe de ses muscles saillants. Sa peau plus bronzée que d’ordinaire me laissait supposer que c’était au soleil qu’il avait passé ses dernières semaines. Les traits de son visage gardaient les marques de sa malice, mais prenaient le chemin d’une expression plus sérieuse, plus adulte qui ne lui ressemblait pas. Ses boucles noires tombaient sur son front, dissimulant ses épais sourcils et tombant le long de sa nuque. Toutes ces transformations, effaçant peu à peu le souvenir de ce frère rachitique et fragile, me rappelaient sans relâche qu’elles s’étaient opérées loin de moi. Néanmoins je pouvais me raccrocher à ses habitudes qui visiblement avaient la vie dure. Son espièglerie, son penchant provocateur continuait à exister dans ce corps qui m’était étranger. Je retrouvais avec soulagement le frère avec lequel j’avais grandi. Seulement, cela ne durai qu’un temps. Tel un mirage soumis aux caprices de la réalité, sa malice s’effaçait pour dévoiler un tout autre visage. Celui d’un homme, imprévisible, anxieux, méfiant. Il pouvait s’enfermer pendant des heures dans un silence inquiétant avant de s’enfuir quelques semaines sans dire un mot. Depuis son retour de la guerre, c’était devenu une routine. Un rituel que je ne parvenais pas à accepter. Lui qui avait toujours fait passer sa famille avant toute chose, cherchait aujourd’hui à la fuir. Du moins, c’était mon impression. D’autant plus que dans cette constante, quelque chose continuait de m’étonner : Anton.
Depuis qu’il était revenu parmi nous, Anton était toujours là. Ils étaient inséparables. Complices, ils allaient et venaient ensemble, passant quelques jours à nos côtés avant de se volatiliser pour une durée inconnue. Anton était la seule personne dont il appréciait la compagnie. Il ne le lâchait pas d’une semelle. A tel point que cela avait titillé la curiosité de ma mère. Je me souvenais du soir où ma mère l’avait interrogé sur son orientation sexuelle, le rassurant au passage qu’elle n’avait rien contre son hypothétique homosexualité. Il lui avait très franchement ri au nez, lui expliquant que ce n’était pas le cas. Ils avaient vécu ensemble les horreurs de la guerre, partagé des choses que nous ne connaîtrons probablement jamais. Du moins, c’est ce qu’il espérait. En outre, Anton n’avait pas eu une vie facile, ses parents étant décédés dans un accident de voiture quand il avait neuf ans. A la suite de ce tragique événement, il avait vogué de famille d’accueil en famille d’accueil, sans jamais parvenir à trouver sa place, subissant parfois d’humiliant sévices. Il avait par ailleurs été le premier à s’engager au côté de VANHOOD Industries. Émus par son histoire, nous décidâmes à l’unanimité de l’adopter. Anton faisait maintenant partie de la famille. Il était devenu pour ma mère un second fils. Pour ma part, même s’il était considéré comme un membre à part entière de notre foyer, je ne pouvais l’envisager comme étant un ami. Un ami précieux, auquel je tenais particulièrement, contrairement à Elias qui voyait en lui le frère qu’il n’avait jamais eu. Anton était quelqu’un de réservé, assez timide qui ne se perdait pas dans de longues litanies. Cependant, il n’en restait pas moins un homme. Un bel homme, d’ailleurs.
– Por Dios !* Tu vas me dire ce que tu fais ici ? m’impatientai-je tout en restant sur mes gardes, contrôlant chacun de mes gestes, chacune de mes paroles.
– Inútil imitar a papá hablando español ** , dit-il d’un ton moqueur.
– Je fais encore ce que je veux, estùpido !*** Est-ce que tu vas finir par me répondre ?
– Je cherche à savoir comment va ma grande sœur adorée, répondit-il en prenant ses aises sur la banquette, sous le regard amusé d’Anton.
– Ok et on peut savoir comment tu m’as trouvée ?
– Mystère…souffla-t-il en me faisant les gros yeux, ce qui fit sourire Émilie.
– Elias Pablo Jim Guajira! Répliquai-je ne supportant pas quand il jouait au jeu du chat et de la souris.
– J’ai l’impression d’entendre Maman, maugréa-t-il en s’essuyant la bouche.
– Nous nous dirigions vers le Boston Globe pour te rendre visite quand nous t’avons aperçue à travers la baie vitrée du restaurant, répondit calmement Anton, voyant que ma patience atteignait sa limite.
– Tu vois ! Tu n’as pas à avoir peur, je ne t’espionne pas…
– As-tu prévenu Maman de ton retour ? Tu sais qu’elle s’inquiète quand tu pars, et c’est moi qui en pâtis…
– Oui, madame je l’ai appelée dès que je suis revenu. Tout va bien madame.
– Et Papa, lui as-tu rendu visite ?
– Dis-moi tu ne te serais pas reconvertie en Inspecteur pendant mon absence ? Parce que si tu veux m’interroger autant m’emmener directement au poste ? s’enquit-il avec cet air suspicieux qui me fit défaillir.
– Non, je posais juste la question, répliquai-je consciente que ce n’était ni le moment, ni le lieu pour m’aventurer sur ce terrain.
Elias et mon père entretenaient une relation que l’on pourrait qualifier de houleuse. Notamment, depuis son départ pour le front. En effet, Elias avait exposé toute sa colère à la figure de mon père, sans me trahir, mais révélant les difficultés financières que nous avions rencontrées à cette époque. Après quoi, ma mère et moi avions cherché à savoir s’il était retourné au parloir. A chaque fois que nous nous risquions à poser la question, il grommelait un oui ou un non, ce qui n’arrivait pas à contenter ma mère qui insistait toujours un peu plus. C’était un sujet sensible sur lequel aucune de nous deux n’osaient s’étendre. Quant à mon père, il n’en dévoilait pas davantage. Il se contentait d’être évasif, n’entrant jamais dans les détails ou ne formulant aucune réponse franche. Un jour ma mère, ne supportant plus ce mystère s’était rendue dans le bureau de la Directrice de la prison dans l’espoir qu’elle lui communique l’identité des personnes qui avaient rendu visite à mon père, en vain. Lassées, nous avions fini par abandonner.
– Alors, quel était le sujet de conversation avant notre arrivée ? lança Elias une fois sa commande passée auprès d’une jeune serveuse.
– Oh, pas grand-chose, balbutiai-je les yeux rivés sur ce hamburger à peine entamé.
– Tu déconnes ?! Tu ne veux pas dire à ton frère ce qu’il s’est passé ce matin ?! rétorqua Émilie que je fusillais du regard au passage.
– Que s’est-il passé ce matin ? demanda-t-il en engloutissant le plat copieux que la serveuse venait juste de lui apporter.
– Ta sœur a reçu une sorte de “promotion”, avoua-t-elle en singeant de larges guillemets avec ses doigts.
– Edwing m’a refilé mon premier dossier confidentiel, ce qui fait de moi une journaliste investigatrice, expliquai-je sans vouloir m’étendre sur le sujet, tout en fusillant du regard ma meilleure amie
– C’est génial Kay ! se réjouit-il, ne se doutant à aucun instant des risques inconsidérés que j’étais en train de prendre.
– Félicitations Kaylah, ajouta timidement Anton.
– Merci.
– Enfin à votre place, je ne me réjouirais pas trop. Cela risque de causer l’effondrement d’une famille entière.
– Comment ça ? Sur quoi porte ce dossier ? s’enquit Elias brusquement méfiant, les sourcils froncés.
– Comme je l’ai dit à Em, c’est confidentiel, persifflai-je furieuse, après avoir asséné un discret coup de pied sur le mollet de cette traîtresse.
– Ça ne concerne pas notre famille ?
– On n’est pas assez célèbre Elias, réfutai-je consciente de mon mensonge.
– Tant mieux ! En tout cas, c’est une promotion qui se fête ! dit-il retrouvant la joie qui l’avait conduit jusqu’ici.
– Carrément, s’exclama Anton sur un ton jovial.
– Ce sera sans moi. Je dois terminer un article pour Edwing et si je ne le rends pas demain, je ne donne pas cher de ma peau, se dédouana Émilie en levant les mains en l’air.
– Ok. On se fait un truc tous les trois, alors. Il y a un nouveau club qui vient d’ouvrir, le Delirium je crois ? annonça Elias enjoué.
– Il me semble oui, renchérit Anton, confirmant ses propos.
– Moi je vous suis, assurai-je déterminée à ne pas me laisser embarquer par les tourments qui menaçaient au-dessus de ma tête.
– Ah je reconnais bien ma sœur là, répliqua Elias passant son bras puissant autour de ma nuque avant qu’il ne le retire délicatement. Nous passerons te prendre à 22h à ton appartement ? Ajouta-t-il en se levant, cherchant quelque chose dans le fond de la poche de son jean.
– Ça me va, répondis-je en souriant avant qu’il ne jette une petite liasse de billets sur la table. C’est quoi ça ?!
– T’occupe ! C’est pour moi, riposta-t-il en m’adressant un clin d’œil complice.
– A ce soir Kaylah, ajouta Anton avec un large sourire pendant que mon frère avait le dos tourné.
– A ce soir Anton, relevai-je en l’imitant.
Je les regardais partir, en riant entre eux, mon frère sautant dans tous les sens. J’aimais le voir ainsi, même si je savais parfaitement que cela ne durerait pas éternellement. Dans quelques jours, il finirait par se renfermer avant de nous quitter, une fois de plus. Ces moments devenus précieux, étaient une véritable bouffée d’oxygène.
– C’est moi ou ton frère devient de plus en plus sexy ? me lança Émilie, en cherchant probablement à éviter mes réprimandes sur ce qui venait de se passer.
– Je pensais que Madame Sainte Nitouche ne s’intéressait pas aux hommes, la taquinai-je ce qui fit monter le rouge à ses joues.
– Désolée. C’est ton petit frère, je n’aurais pas dû dire ça, se ravisa-t-elle, le regard fuyant.
– Émilie, tu fais ce que tu veux, crois-moi je serais bien la dernière à te mettre au bûcher. En parlant de sentence, j’ai une boîte de pandore à aller explorer, ajoutai-je en me levant, prête à me jeter.
Vingt-heures. C’était l’heure qu’affichait l’horloge au fond de l’open-space. J’étais toujours assise à mon bureau, seule. Émilie était partie depuis une heure. L’agitation de la journée s’était dissipée dans un silence religieux. Quelques zombies sans vie traînaient devant leurs écrans, rompant le calme ambiant avec leurs doigts frappant énergiquement les touches des claviers d’ordinateur.
J’avais épluché une bonne partie du dossier VANHOOD Industries, prenant en notes sur mon calepin les informations pertinentes qu’il fallait davantage approfondir. J’ignorais encore ce que les jours à venir me réservaient, mais l’excitation était si forte qu’il était impossible de la réfréner. Mon désir de découvrir la vérité s’intensifiait au fur et mesure des documents qui défilaient sous mes yeux. Plus j’avançais dans mes recherches, plus je me demandais si je connaissais réellement la famille Van Hood.
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* “Mon dieu”
** “Inutile d’imiter Papa en parlant espagnol”
*** “Idiot“