Le Dernier Brûleur d’Étoiles – La Voix du Mirage, chapitre 4

7 mins

Je fis encore un cauchemar cette nuit. Je rêvai que j’étais dans une sorte de prison sombre. Tout à coup, un chat ailé blanc surgit de nulle part. Ses grands yeux verts me fixaient intensément ; il avait mal et semblait implorer mon aide. Et soudain, je remarquai qu’il était blessé, et ses ailes qu’il déplia ruisselaient de sang. Alors que je m’approchais de lui et que j’étais sur le point de le toucher, des hommes et des monstres armés de lances, de couteaux et de torches enflammées arrivèrent et se jetèrent sur lui. J’entendis les cris stridents de l’animal qui se débattait, et peu à peu, j’eus l’impression d’éprouver la même douleur que lui. Je pouvais sentir la lame des lances me transpercer le corps, je sentais les brûlures des flammes, et je criai à mon tour. Je rêvais tout en ayant l’impression d’être parfaitement réveillé. J’essayais de m’arracher à ce cauchemar sans y parvenir.

Ce n’est qu’un rêve, Gwenvael. Réveille-toi.

Un homme au regard vide de toute pitié m’attrapa. J’étais devenu le chat, je voyais tout par ses yeux. L’homme leva son couteau.

Ce n’est qu’un rêve…

Le tranchant s’approcha de ma peau. Chercha une veine au niveau de ma gorge. S’enfonça lentement, laissant couler le sang à flots.
Je poussai un hurlement. Une douleur fulgurante me traversa le corps.

Gwenvael, réveille-toi…

Il ne sert à rien de me fuir. Je te trouverai, Gwenvael. Je te trou-verai, et je te tuerai. Car maintenant, je sais où tu te caches.

Je fus réveillé par mon propre cri. L’homme, le chat, le sang, le poignard et les voix disparurent. Tout ce que je venais de vivre n’était que le fruit de mon imagination. Tout ?
Non. Pas tout. La douleur, elle, était bien réelle.
Je la sentais partout dans mon corps. J’étais tétanisé et je continuais de hurler sans pouvoir m’arrêter. Je savais que je ne rêvais plus, et je ne comprenais pas pourquoi je souffrais ainsi. J’avais perdu toute notion du temps et, lorsque Dewis surgit dans ma chambre, je ne savais pas si dix minutes ou deux heures s’étaient écoulées depuis que je m’étais réveillé.

– Gwenvael, qu’y a-t-il ? me demanda-t-il d’une voix où se mêlaient colère et inquiétude.

Je voulus lui répondre mais j’en fus incapable. J’avais trop mal, partout ; la douleur s’était propagée dans chaque cellule de mon corps.

– Arrête de crier, calme-toi, m’ordonna Dewis.

Sa voix semblait me parvenir de très loin, et je compris à peine ce qu’il me disait. Je ne savais même plus que je criais. Alors comment aurais-je pu lui obéir ?

– Mais cesse de te débattre ainsi !

Tout à coup, il plaqua sa main gauche sur mes côtes, me forçant à rester allongé sur le dos. Je me débattis de plus belle, mais rien n’y fit : il tint bon. Il posa sa main droite sur mon front et ferma les yeux.
Mais que faisait-il ? Il n’avait pas l’air de comprendre à quel point je souffrais. Je tentai de me libérer, en vain. Lorsque je fis un mouvement un peu plus brusque que les autres, il rouvrit les yeux et plongea son regard dans le mien. Aussitôt, la douleur reflua et je me calmai. J’eus l’impression de tomber, ma vue se brouilla, et la dernière image que j’emportai fut le regard noir de Dewis.

Je me réveillai vers midi. La douleur s’était estompée, mais je me sentais très fatigué et d’humeur morose. Quelque chose d’anormal était en train de se passer, j’en étais certain.
Je portai la main au pendentif qui ne m’avait jamais quitté et cela me rassura aussitôt. Il s’agissait d’une pierre translucide difforme retenue par deux petites tiges d’argent qui s’enroulaient autour d’elle. Cette pierre pouvait prendre toutes les couleurs possibles et imaginables. Certains disaient qu’elle devait changer selon mon humeur, mais moi, terre à terre, je pensais plutôt qu’elle était sensible aux variations thermiques. En tout cas, elle n’avait aucune valeur, mais était sans doute le seul objet qui me restait de mes parents. Alors je la gardais. J’espérais peut-être qu’un jour, elle m’aiderait à trouver un indice sur leur identité et sur mes origines.
Je tirai sur la chaîne pour amener la pierre à hauteur de mon visage. Je ne l’avais jamais vue de cette couleur, même quand j’étais triste, énervé, ou qu’il faisait très froid. Elle était d’un noir de jais avec quelques reflets rouge sombre. Je la serrai au creux de mes mains et soufflai doucement dessus pour la réchauffer. Alors qu’elle aurait dû prendre des tons bleutés, elle était toujours noire. Pensif, je la glissai sous mon T-shirt et descendis à la salle à manger.

Après le déjeuner, j’aurais voulu m’entretenir avec Dewis, mais il était introuvable. Comme chaque après-midi, je m’occupai des enfants, et lorsque l’heure du goûter arriva, je partis rendre visite à Marina.
Quand j’entrai dans la chambre, un détail me frappa de plein fouet. L’éclat que Marina avait toujours dans les yeux avait entièrement disparu. Elle me regarda arriver et me fit signe de m’asseoir sur la chaise à côté de son lit.

– Gwenvael… murmura-t-elle.

Sa voix se brisa, et une larme roula sur sa joue.

– Je suis là, chuchotai-je en lui prenant la main. Je suis là…

Je sentis ses ongles s’enfoncer dans ma peau.

– Marina… Ça va aller…

Elle avait envie de pleurer, je le voyais bien, mais elle faisait un effort pour se contenir. Au bout de quelques minutes, elle réussit à sourire à nouveau.

– C’est fini, me dit-elle d’une voix rapide et hachée. J’ai fait un rêve, Gwenvael. J’ai rêvé que je mourais, et un vieil homme m’accueillait dans… je ne sais pas, c’était un monde de brouillard, il ap-pelait ça « Ombrumes »… Il disait que la mort n’existe pas vraiment… Tu devras fuir, car ils vont t’accuser d’être un assassin… J’ai vu plein d’autres choses, et la Porte dans les Ombrumes… Des univers… Des millions d’étoiles… Pense à moi chaque fois que tu regarderas le ciel… Je…

Je me précipitai sur son lit et la serrai dans mes bras ; elle se blottit contre moi, la respiration saccadée.

– Quelque chose d’anormal se trame, souffla-t-elle. J’ignore pourquoi, mais mon départ va déclencher une avalanche. Tu dois fuir, parce qu’on t’accusera de m’avoir tuée ; c’est un complot contre toi…

– C’est ridicule, répondis-je d’une voix qui se voulait rassurante. Marina, tu as dû rêver, c’est certain. Il ne va rien m’arriver, et à toi non plus.

– Tu te trompes, poursuivit-elle d’une voix pressante. J’ai vu le couloir, la Porte ; tu dois partir, sans quoi tu seras condamné et emprisonné.

– Mais… ça n’a pas de sens, c’est… Qu’est-ce que tu fais ?!

Sans un mot, elle s’arracha à mon étreinte et tira sur les fils qui la reliaient aux machines. Elle coupa l’oxygène, enleva les électrodes qu’elle avait un peu partout sur le corps, retira ses perfusions. Quand elle fut débarrassée de tous ses appareils, elle se tourna vers moi et chuchota faiblement :

– Il n’y en aura pas pour longtemps… C’est les machines qui m’ont gardée vivante, ce n’est pas ma vie à moi…

Elle frissonna. Sa respiration et les battements de son cœur s’accélérèrent et s’affolèrent. Choqué, je la serrai contre moi et m’accrochai à son sourire, au soulagement qui se refléta dans ses yeux. Elle mourut dans la minute qui suivit.

Sans vraiment savoir ce qui guidait mes pas, je quittai l’hôpital aussi rapidement que possible, tout en essayant de conserver une expression neutre. Lorsque je fus certain que personne ne m’observait, je me mis à courir. J’arrivai à l’orphelinat complètement essoufflé, montai les escaliers quatre à quatre et claquai la porte de ma chambre. Je restai debout au milieu de la pièce, fou de chagrin, me demandant que faire. Dans peu de temps, la mort de Marina serait signalée.

La porte de ma chambre s’ouvrit brutalement. Je tressaillis en voyant Dewis et me retrouvai dos au mur. Son regard était glacé.
« Il ne peut pas savoir », tentai-je de me convaincre. « Il n’y a pas cinq minutes que je suis rentré. Il ne peut pas… »
Si. Il savait. Je pouvais le lire sur son visage. Il savait parfaitement ce qui s’était passé.
Il s’avança vers moi d’un air menaçant. Si j’avais pu, j’aurais reculé, mais le mur m’en empêchait. Dewis se trouvait entre l’unique porte de la pièce et moi, et la fenêtre était bien trop haute pour que je saute.

– Je ne l’ai pas tuée ! hurlai-je avant qu’il n’ait pu prononcer une parole. Je vous le jure !

Le regard de Dewis se fit plus insistant. En temps normal, je n’aurais pas osé le soutenir. Mais là, pour la première fois, je ne dé-tournai pas la tête. Je ne devais pas m’abaisser à cela aujourd’hui. Je n’étais pas un assassin et je devais le prouver en gardant la tête haute.
J’attendis qu’il explose, qu’il crache toutes sortes de menaces, mais il n’en fit rien. Au lieu de cela, il prit la parole d’une voix que je ne lui connaissais pas, étrangement calme, où pointait une légère inquiétude.

– Je sais. Je sais que tu ne l’as pas tuée. Mais personne ne te croira. Je ne sais pas pourquoi cela arrive ainsi et maintenant, mais tu ne peux pas rester ici. Tu dois t’enfuir avant qu’ils te trouvent. Tu dois te cacher.

Je le regardai, incrédule. Après seize ans passés à me mépriser, Dewis me donnait des conseils ? Et s’inquiétait pour moi ? C’est alors que je compris la raison de cette gentillesse soudaine. En réalité, peu lui importait mon sort ; tout ce qui comptait était la réputation de son orphelinat. Il voulait que je parte pour ne pas être tenu pour responsable du crime dont j’allais être accusé.

– Oui, comme ça, votre réputation ne sera pas ternie, rétorquai-je.

Il parut surpris de ma réaction. Il ne s’était visiblement pas attendu à ce que je comprenne les choses ainsi.

– Non, répondit-il, et cette fois, je ne pus m’empêcher de croire qu’il était sincère. Je ne veux pas qu’ils mettent la main sur toi. Pas après tant de…

Il s’interrompit, réfléchit un moment et reprit :

– Qu’importe, il faut que tu partes maintenant. Viens avec moi. J’ai déjà tout préparé.

Tout préparé ? Mais de quoi parlait-il ?

– Ne te pose pas trop de questions, dit-il comme s’il avait lu dans mes pensées. Viens.

Je le suivis dans son bureau. Il se dirigea vers une armoire et en sortit un sac à dos.

– Il y a de quoi tenir une semaine, m’informa-t-il.

– Mais…

– Tu n’as qu’à te cacher dans le bois. Cela me laissera du temps pour… euh… pour les égarer.

À présent, c’était lui qui fuyait mon regard. Mais que me cachait-il ?

– Je v…

– Non, tais-toi, coupa-t-il. Pars. Pars, et ne reviens jamais. Sans quoi ils te tueront.

– Me tuer ? Mais nous ne sommes pas dans un film !

– Pars, je te dis. Et trouve Calypso.

– Calypso ? Mais qu’est-ce que…

– Trouve Calypso, répéta-t-il. Va-t’en, et trouve-la. Retiens son nom. Calypso.

Il me poussa hors de son bureau et me fit signe de me dépêcher. Je me précipitai hors de l’orphelinat et me mis à courir en direction du bois. Celui-ci se trouvait à deux ou trois kilomètres, et souvent, on y emmenait les enfants pour faire des jeux d’orientation ou de grandes chasses au trésor. Il n’était pas assez grand pour être prisé des chasseurs, mais tout de même suffisamment pour offrir de bonnes cachettes. Oui, mais pour combien de temps ? Les gen-darmes finiraient bien par y venir, et je ne pourrais pas passer ma vie à me cacher. Et puis, qui était Calypso ? Un être humain ? Un animal ? Un objet ? Une ville ? Je n’en avais aucune idée, et pourtant, il me semblait avoir déjà entendu ce nom quelque part. Mais où ? J’étais incapable de le dire.

À suivre…
 

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