Quand mes pieds s’avancent, la rue chante. Un air doux, flûté.
Main droite, le boulanger me salue. Il tient un bâtard dans ses bras, comme s’il portait un nourrisson.
Pied gauche, une cerise dégringole de deux longs étals de fruits et légumes qui bordent des fontaines d’eau et de boissons colorées. L’exhalaison entêtante de la banane l’emporte sur les autres.
Je me dirige vers un immeuble moderne qui se perd dans le ciel. Il est beau, bleuté, avec de chaque côté, tous les deux ou trois étages, des terrasses de forêts, de parcs, ou de champs flavescents.
Je suis heureux d’aller travailler.
Cheminant, j’aperçois à l’angle droit de l’immeuble une petite chaise cannée près d’un réverbère allumé. Devant elle, une paire de chaussures est posée sur le sol qui, à cet endroit, forme un carré transparent.
A mesure que j’avance, la chaise, les chaussures et leur sol se rapprochent de moi.
Etonné, je me retourne vers le boulanger qui m’encourage à avancer avec des mouvements de bras.
La chaise n’est qu’à quelques mètres de moi et je peux voir à travers son sol transparent des paysages qui se dessinent. Ils paraissent à la fois précis et lointains, familiers et inaccessibles. Ma curiosité est vaincue par ce besoin inextinguible de n’a pas être en retard.
La chaise est maintenant tout près de moi, devant les marches qui mènent à l’entrée de l’immeuble. C’est une grande porte vitrée qui ouvre sur une cavité marmoréenne. La rue s’est tue.
Dans le reflet de la porte coulissante je vois le boulanger les mains sur les hanches qui me fixe. Le réverbère au loin s’est éteint.
Une plume plane devant moi. Pourtant il n’y a aucun oiseau dans le ciel. Où sont-ils? J’avais cru en voir passer sous la chaise tout à l’heure mais je n’ose toujours pas vérifier. Dans le hall de l’immeuble un homme serpille le sol. Il porte une blouse grise. Il s’arrête derrière la vitre et me fixe. Un plumeau noir sort de sa poche droite.
Le voilà qui s’avance vers la porte. Sans faire de bruit, elle s’ouvre automatiquement, puis il descend les marches jusqu’à moi. Il saisit le plumeau et me dépoussière des pieds à la tête. Il me considère, me soulève et me prend sous son bras comme une simple planche de bois. Il me porte dans le hall de l’immeuble et me pose contre un mur. Je me sens devenir infrangible et blanc comme le marbre. Pour finir, il enlève mes chaussures et les met à la place de celles qui étaient devant la chaise cannée.
A travers la porte, j’aperçois le boulanger de dos avec un nouveau bâtard dans les bras. Mes paupières deviennent de plus en plus lourdes et je ne peux voir à présent, derrière la porte vitrée, que la chaise vide, mes chaussures et, surtout, le carré de sol coruscant à l’extrême.
Je suis pris de vertiges. Tout le hall semble tournoyer. Je lutte pour garder mes yeux entrouverts. Le tournis s’arrête enfin. Le hall est plongé dans l’obscurité. Contre la porte, au dessus de deux semelles géantes que je reconnais, un immense visage me scrute. C’est mon propre visage, qui me dévisage. Alors mes paupières se ferment pour de bon sans avoir pu voir si j’étais heureux, car à coup sûr je serai en retard.
Le jour perce dans la pièce sombre à travers un voile qui danse lentement. Un merle, sur le pas de la porte vitrée picote des petits morceaux de pain.
Il file se poser sur le cerisier près d’une large flaque d’eau d’où on voit le ciel aux couleurs incertaines.
La radio chantonne. Mon oreille gauche me démange drôlement. Une banane trop mûre noircit sur une assiette.
Je rêve de pain grillé.
Bonjour Philippe,
Félicitations, le Pen est ajouté au concours !