Chroniques d’un Carnavalier – Partie 3

6 mins

« Un anarchiste est un homme qui traverse scrupuleusement entre les clous, parce qu’il a horreur de discuter avec les agents.”

                                             – Georges Brassens –

       Dans l’univers de Juna, il n’y avait de place que pour l’amour, l’attention de ses parents et les longues conversations nocturnes avec Youpi, son doudou. Un morceau de chiffon, mâchouillé à un degré tel qu’on pouvait se demander comment il était encore possible de le nommer. Mais Youpi était un confident loyal, une figure de confiance, et la plus belle oreille de Juna. Leur duo s’était formé trois ans auparavant, lorsqu’il avait fallu trouver une solution aux pleurs et aux cauchemars incessants de Juna, alors âgé d’à peine trois mois.
Juna était le seul enfant de Lila et Vin. Il était un peu arrivé par surprise dans leur vie et il avait bien fallu lui trouver une place dans le camion-caisse avec lequel ils sillonnaient le Continent. Au départ terrorisée par l’idée de devenir mère, Lila avait finalement trouvé du sens dans l’éducation de son enfant. Elle projetait sur Juna un futur radieux et souhaitait voir grandir un jeune homme vif et alerte, prêt à relever les défis d’une société qui s’effondre. Elle lui transmettait ses clés de vie et son expérience avec rigueur et passion. Vin, quant à lui, n’avait jamais accepté que cet enfant vienne bousculer leurs habitudes et son petit quotidien régulier, dont il battait confortablement le rythme depuis des années. Il avait silencieusement pris la décision de ne pas s’occuper de Juna et s’en tenait simplement à conduire, à se défoncer en teuf et glaner des ressources sur le trajet. Vin était un salaud.

« Putain il peut pas la fermer sa gueule ?
    – C’est un gosse Vin, les gosses ça pleure, c’est comme ça !
    – J’men tape soit il la ferme soit il tâte du ceinturon. J’arrive pas à conduire quand il braille !
    – T’as raison ça va l’aider. T’es vraiment une merde Vin !
    – Tu parles à qui comme ça ?
    – A un gros connard qui va conduire et la fermer si il veut pas avoir les dents plantées dans le volant. T’as pigé ou tu veux des sous-titres ? »

Lila savait se battre. Elle avait vécu plusieurs années dans les rues de Paris et avait eu le réflexe de s’entraîner à boxer chaque matin de sa misérable vie. Pour vendre des amphétamines et du crack seule dans le bois de Boulogne sans se faire défoncer ou violer par des pipers, mieux valait savoir envoyer un bon crochet dans les chicots lorsque le besoin s’en faisait sentir. Et pouvoir courir vite. Vin le savait et cela garantissait des rapports équilibrés au sein de leur couple. Le reste du trajet se déroula dans un silence discipliné, et Juna finit par s’endormir.

    « Le port du masque est désormais obligatoire dans tous les lieux publics. Considérant la forte probabilité d’une seconde vague, le gouvernement a pris la décision de renforcer les contrôles dans les villes. Les unités d’Anges Gardiens seront déployées dès la semaine prochaine dans toutes les villes de plus de 50 000 habitants. Elles pourront procéder à des arrestations en cas de non port du masque et de suspicion de Covid-19. Elles seront chargées de retracer les chaînes de contamination et d’effectuer les mises en quarantaine dans les Camps de Réhabilitation Socio-Sanitaires établis dès aujourd’hui sur tout le Continent. Saluons le travail de nos héros et applaudissons nos Anges Gardiens tous les soirs à 20h. Bénie soit notre Résilience, et vive l’Humanité. »

– Fin de la diffusion radio du 25 septembre 2020

Les maisons nomades devenaient de plus en plus précaires, et leur répression toujours plus acerbe. La société de l’Europe Forteresse se réorganisait rapidement à travers un prisme exclusivement sédentaire, et réprimait les Gens du Voyage. Les points d’eau au bord des routes étaient démontés et les aires de stationnement libre recouvertes par les stations service et les commerces globalisés. La lèpre urbaine galvanisait  désormais la plupart des axes de transport terrestre, et les contrôles routiers étaient acides lorsqu’il s’agissait d’habitat mobile.
Le Merco 1317 caisse Diesel qu’occupait la petite famille n’avait en conséquence pas de fenêtre, et aucune inscription ne figurait sur la carrosserie. L’aspect extérieur du véhicule, neutre, traduisait la volonté de passer un contrôle sans être identifié comme habitat, de passer les barrières du préjugé sous un voile lambda pour éviter d’être immobilisé. Le camion et ses habitant.es aspiraient à se fondre dans la masse et à exister discrètement. En adoptant certains codes de la norme, on pouvait continuer à avancer, et se permettre de vivre.
A l’intérieur, le camion avait été aménagé sobrement : un lit surélevé dans le fond, une gazinière sur cardan et un évier avec pompe à pied, un petit plan de travail et une soute dans laquelle s’entassaient leurs affaires. Pour palier à l’absence de fenêtre, un ruban led diffusait un éclairage glauque qui abîmait les yeux. L’atmosphère n’était pas aérée et une odeur dense de tabac humide collait à la peau lorsqu’on y pénétrait. Quelques jouets et livres d’éveil parsemaient le sol. Juna se trouvait au milieu, l’air ahuri par l’amour inconditionnel dont débordent les bébés pour leur entourage jusqu’à leurs premières prises de conscience. La nuit tombait, Vin et Lila s’accordèrent sur  un endroit où stationner pour dormir.

« J’vais faire le plein, y’a intérêt qu’il pionce à mon retour, sinon j’le vends sur leboncoin.
– Ah tu sais vendre des trucs toi ?  Ferme-la un peu ! Ici y’a que moi qui ramène de la maille.»

   

    Les prix des hydrocarbures avaient explosé avec la crise. Le carburant, l’État avait autant intérêt à le vendre qu’à le faire exploser dans des moteurs. Vendre du gasoil et de l’essence, c’était faire le plein de leur machine infernale, c’était faire fonctionner les centaines de millions de bagnoles pour amener les gens au bureau, à l’usine, au travail. La clé de voûte d’un système totalitaire marchand, jusqu’ici jugé inébranlable, était sous nos yeux depuis le début. Ce n’était pas un produit banal, pas un vulgaire soda qu’on boit puis qu’on pisse, et la transition fulgurante vers un monde sans pétrole promettait l’émergence de tensions à tous niveaux, tant l’économie reposait sur l’extraction aveugle des énergies fossiles.
    Vin et Lila avaient choisi le système D, et se contentaient de siphonner les tractopelles sur les chantiers. Simple, rapide et efficace, ils roulaient gratos sans se soucier du prix agressif des carburants affiché en rouge sur noir à l’entrée des supermarchés. A l’aube d’un monde qui vacille, butiner le système semblait devenir le mot d’ordre, et les astuces, combines et stratégies discrètes de lutte et de pillage s’échangeaient au bord des rivières et dans les collectifs agricoles autonomes. Un souffle solidaire d’émancipation et de transition sociale gagnait les pauvres et les précaires, toutes générations confondues. Alors que les manifestations s’étaient avérées être de dangereux champs de bataille, l’heure n’était plus tant à la contestation ouverte mais aux actes silencieux et à la débrouille, au sabotage et à la piraterie.

    Certains individus, mus par la soif de changement, travaillaient secrètement à l’élaboration d’une arcane d’hypnose sociale inverse. Leur objectif en ligne de mire était non seulement l’accès au bonheur pour toustes, mais également l’anéantissement du totalitarisme global par le tarissement progressif des sources qui l’alimentaient. Autrement dit, le plus on avait de hippies à poil dans les lacs de montagne à rien glander, le moins on en avait à l’usine en train de fabriquer des bagnoles et des missiles. Ces alchimistes sociaux œuvraient dans l’ombre, avec l’acharnement et la fougue de celles et ceux qui ont déjà goûté à la sève sucrée d’une vie libre et heureuse. Loin de cultiver la naïveté, iels avaient forgé le souhait inaltérable de se défendre, bec et ongles.

             “unudirekta mimiko. ĝi baldaŭ estas la fino de ilia mondo.”

       En ce soir de Mai 2022, les vents de Sud-Ouest s’établissaient durablement de la côte Atlantique au Nord-Est de ce qui était encore l’Allemagne, un an auparavant. Les conditions météorologiques permettaient un survol contrôlé sur toute l’Europe de l’Ouest. Visibilité optimale des latitudes 40° à 52° Nord. Perturbations probables dans la semaine à 42°N5°E. Aucun avis de dépression cyclonique imminente. Aucun avis de foudre. L’équipage était au complet, reposé, frais et dispos. La navigation allait être éprouvante, et le ballon dirigeable avait été armé en conséquence : encre, feuilles, matrices et tampons chargées à bloc. La pilote, complice indispensable à la réussite de cette mission, avait fait jouer ses relations pour acquérir l’autorisation de survol de trois villes stratégiques : Madrid, Paris, Berlin.  Tout était prêt. Ils partiraient au petit matin. La bête, longue de 75 mètres et haute de 18 de large, attendait patiemment dans l’entrepôt à toit ouvrant qu’on vienne larguer ses amarres. Une imprimante avait été modifiée pour l’occasion. La sortie des imprimés serait dirigée vers la poupe de l’aéronef, et sa vitesse d’impression avait été débridée pour atteindre une production de 2000 imprimés par minute. Un canon à flyers monté sur un dirigeable.

“C’est la plus grande opération de propagande du millénaire !” s’esclafa la chef-mécanicienne. On va leur faire tourner la tête à ces fylakas de mes ovaires. Demain le monde aura changé, j’espère que les potos vont être réactifs en bas !

– Le monde entier va nous lire, oubliez pas de signer, c’est notre best-seller qui sort cette semaine!”

L’équipage Karboj savourait ce moment de calme avant ce qui allait être une tempête d’émotions et un coup de poing brutal contre l’oppresseur. Aussi organisées qu’ils pouvaient l’être, personne qui s’opposait ouvertement aux Géants de ce monde ne pouvait se sentir à l’abri, il fallait être concentrées et rester humbles.

Lila se sentit étrange tout à coup. Son instinct la trompait rarement, et à cet instant précis il lui disait que quelque chose d’énorme allait arriver. Elle ignorait quoi mais se mit à regarder le sol, puis le ciel, ne sachant pas trop quoi chercher. Elle scrutait les nuages depuis presque cinq minutes lorsque Vin l’interpella.

“Tu te sens bien ? Regarde j’ai trouvé ça par terre, marrant ce texte, c’est un peu des allumés, mais j’aime bien. Ça veut dire quoi Tiel komenciĝas la karnavalo ?

A suivre…

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