Enfin! Il pouvait respirer. Ce satané projet venait d’aboutir. Cela avait été compliqué de mettre tout ce petit monde d’accord ou tout du moins d’obtenir un semblant de majorité.
Hervé sortait lessivé de la salle du conseil municipal, lassé de toutes les polémiques accumulées, de la tiédeur maladive de ses conseillés, d’une opposition qui ne servait décidément qu’à systématiquement s’opposer n’ayant apparemment pas d’autres chats à fouetter.
Épuisé, mais satisfait, la mesure phare de son programme venait enfin d’être adoptée. Trois ans de pourparlers, de reculades, d’avancées, trois ans de tergiversations à calculer le pour et le contre, les effets de l’équation. Trois ans de coups bas, de négociations, de trahisons pour arriver à boucler un simple projet.
Après un parcours scolaire survolé en dilettante et quelques diplômes obtenus sans grand mérite, il avait fini par reprendre la petite entreprise familiale : Artisan-plombier. Il n’avait pas vraiment la vocation, il fallait bien gagner sa vie, avoir une activité, et puis son père était tellement fier de cette continuité.
Les histoires de tuyauteries percées,de robinets qui gouttent peuplaient un quotidien qu’il aurait préféré plus éclairé. Il s’accommodait malgré tout de cette réalité, plutôt consciencieux dans son métier, il avait bonne réputation.
Les clients l’adoraient, précis et méticuleux, il n’en était pas moins enjoué, toujours prêt à donner le bon mot, à plaisanter.
D’un naturel facile et bon vivant, il plaisait. Il ne comptait pas sur son physique plutôt banal, petit et rondouillard, son humour seul le sauvait et suffisait à le faire remarquer.
Il avait toujours été à l’aise en public. Flatter l’autre, rassurer… un mélange d’assurance et de complicité qui séduisait facilement la gent féminine. Il le savait, il en jouait souvent avec malice, ne cessait de s’en étonner.
Il était entré en politique par hasard, sans grandes convictions, au cours d’un repas arrosé où il excellait comme à son habitude à raconter entre les tables des anecdotes vécues lors de ses interventions chez ses clients. Des amis, alors engagés dans une campagne municipale, et conscients de ses facilités à séduire son auditoire lui avaient suggéré de rejoindre leur liste. Ils n’avaient pas eu besoin d’insister, il avait accepté sans hésiter, sans doute flatté par cette proposition, mais surtout par curiosité.
La liste avait été élue haut la main dès le premier tour des élections, il s’était retrouvé conseiller adjoint au commerce et à l’artisanat au sein d’une municipalité socialiste. Encarté à gauche ? Il serait donc socialiste, peu lui importait, la fonction et la rose suffisaient.
Il acquit très vite la confiance de ses pairs. Son talent d’orateur, sa clairvoyance, ses décisions pragmatiques faisaient souvent l’unanimité. La fonction n’était pas dépourvue d’avantages, valorisante. Il était reconnu, salué dans la rue par ses administrés. L’idée naquit rapidement qu’il pourrait sans doute parvenir à la charge suprême lors d’un prochain mandat. Cette possibilité fit son chemin et s’imposa au fil du temps comme une évidence. La prochaine échéance se profilant, il fut bombardé tête de liste pas ceux-là mêmes qui l’avaient sollicité quelques années auparavant. Portraits géants placardés sur les murs de la ville, étiquette rose, poignées de mains à la volée, la campagne fut facile et les élections un succès.
Il se retrouvait à tout juste quarante ans premier magistrat d’un charmant village touristique qui avait grandi trop vite. Une commune sur la côte normande, prisée des peintres impressionnistes du début du XXe siècle et qui depuis était devenue le lieu de villégiature d’une bourgeoisie sage en mal d’exotisme et de tranquillité.
La situation privilégiée du village, son histoire possédait bien des avantages. Le bourgeois n’étant à proprement parler pas penché sur l’exaction révolutionnaire, la police municipale ne croulait pas sous les incivilités. * Les résidences secondaires se multipliaient et selon le mécanisme bien connu des vases communiquant, les commerces florissaient. Les volets s’ouvraient au début du printemps pour la plus grande satisfaction des restaurateurs qui accueillaient bienveillance tout ce petit monde argenté.
Hervé aussi attendait cette période de l’année avec impatience. Il déambulait de villa en villa en parfait représentant, saluant l’arrivée des estivants, s’assurant que leur séjour se plaçait sous les meilleurs augures. Il usait de son charme, sirotant de terrasses et terrasses en compagnie des vacanciers, vantant les atouts de son village, les mérites et les qualités d’une équipe municipale toute entière dévouée à la cause estivale. Les résidents n’étaient de reste pas avares de compliments à son égard, saluant systématiquement sa sympathie et son efficacité.
Bref ! tout le monde ou presque s’y retrouvait.
Puis, l’automne finissait par pointer son nez, rougissant inexorablement les feuilles des micocouliers. Les jolis volets un à un se refermaient alors sur ce monde enchanté. Il était l’heure pour les commerçants de faire les comptes de la saison passée, d’empiler les chaises, de ranger les terrasses et de fermer les établissements. Les poches pleines, ils pouvaient enfin inverser les rôles et à leur tour jouer aux vacanciers pour des destinations lointaines depuis longtemps réservées. Un repos bien mérité, six mois en maillot de bain sous les cocotiers.
L’automne, c’était aussi le temps de la rentrée du conseil municipal. L’insouciance laissait place à la reprise des dossiers. Un temps qu’Hervé redoutait, il fallait se remettre aux affaires et défendre ce satané projet.
Dans son programme fondateur et dans un élan d’humanisme regretté depuis, il avait émis l’idée (passée alors inaperçue) qu’il serait bon que la commune se dote d’ habitations à loyers modérés afin que les enfants de la région puissent vivre et rester au “pays”. En effet, accueillir le bourgeois à bras ouverts comportait bien des avantages, mais aussi quelques inconvénients, notamment ceux de faire grimper le prix de l’immobilier de façon exponentielle selon le principe des vases communicants expliqués plus en avant *. Le phénomène empêchait les autochtones démunis d’envisager l’achat ou la location d’un bien quel qu’il soit, les obligeant à s’expatrier vers les villages voisins, certes moins folichons, mais beaucoup plus abordables. La construction d’un ou plusieurs HLM réservés à cette population devrait donc permettre de pallier cet inconvénient.
Après de longs mois d’études savantes menées par plusieurs cabinets d’architectes pas tentés, il fut décidé que l’implantation des bâtiments se situerait en lieu et place d’un terrain à la sortie du bourg, en son temps prisé par les fameux peintres du début du siècle pour le point de vue qu’il offrait, et depuis, boudé et laissé à l’abandon.
Le projet ficelé fut alors présenté au conseil municipal. Ce fut le début de l’imprévisible tempête.
Les premiers à hurler furent bien entendu l’opposition qui, à l’évidence, voyait d’un mauvais œil l’arrivée massive d’une population désargentée, qui non seulement, ne présentait aucun intérêt sur le plan financier pour les commerçants (les pauvres ne vont jamais au restaurant), mais qui plus est, risquerait d’amener avec elle son lot de délinquance, vols et autre agressions en tout genre. C’est bien connu, les pauvres envient les riches et sont toujours prêts à tout pour les déposséder.
C’était aussi sans compter sur le fait mathématiquement numérique que cela ne manquerait pas de tirer l’ensemble de la population vers le bas, la culture et l’intelligence n’étant pas a priori des valeurs partagées par ces gens-là. Et puis… le bruit et l’odeur ! fit à juste titre remarquer Jacques, un villageois installé de très longue date, au cours d’une réunion publique d’information.
La majorité, quant à elle, n’était pas en reste, étant au fond en parfait accord avec les arguments avancés par l’ennemi supposé, mais ne pouvant officiellement tenir cette position (le rose oblige à certaines convenances). Elle prétextait donc que ce terrain avait plutôt pour vocation à être réhabilité en parcours historique et artistique que l’on pourrait judicieusement nommer « La route des peintres » et qui permettrait de remettre en valeur le riche patrimoine de la commune, attirant ainsi plus de touristes,remplissant un peu plus les caisses et redorant le prestige du village.
Un vrai casse-tête chinois. Les alliances, les trahisons, les changements de cap se faisaient et se défaisaient au grès des seuls intérêts de chacun, restaurateurs ne voulant pas de nécessiteux à leurs tables, propriétaires qui verraient à coup sûr la côte de leurs biens immobiliers s’effondrer, résidants secondaires angoissés à l’idée des nombreux cambriolages qui en découlerait, autochtones qui ne voulait pas entendre parler de l’arrivée massive d’étrangers fourbes et incultes… Bref, tout ce petit monde entendait bien rester entre-soi.
Les pétitions les plus farfelues circulaient à tour de bras sur les comptoirs bienveillants des commerçants. La liste était longue des arguments vérifiés et certifiés par le on-dit qui voulait que le bon sens l’emporte et que ce satané projet soit enterré.
Mais oui, bien sûr ! Il suffisait d’enterrer le projet !
La voilà l’idée lumineuse qui allait enfin satisfaire l’ensemble de la population.
Dès le lendemain, Hervé convoque une réunion extraordinaire et l’ensemble du conseil municipal découvre médusé la teneur de l’extraordinaire idée.
Les architectes toujours pas tentés, explique en effet avec force conviction, et nouveaux plans à l’appui, que les HLM vont bien être construits, MAIS ! Non plus sur le terrain convoité, mais plus exactement en dessous.
Stupeur de l’assemblée : Des HLM certes, mais souterrains. Les questions fusent alors de toute part.
– Mais que fait-on sur le terrain ?
– Hé bien, c’est simple. Nous y aménageons cette fameuse route des peintres qui au demeurant était une idée fort judicieuse d’une majorité toujours aussi inventive et audacieuse.
– Mais que deviennent nos craintes concernant le bruit et l’odeur ?
– Hé bien, c’est enfantin. L’habitation étant devenue souterraine, vous concevrez aisément que la propagation des nuisances redoutées sur l’extérieur devient de ce simple fait parfaitement impossible.
– Et notre tranquillité et la sécurité ?
– Hé bien, c’est évident. Le concept même de l’enfouissement des bâtiments nous offre l’opportunité de créer une entrée et une sortie, toutes deux assorties d’un sens obligatoire. Une sorte de tunnel à sens unique équipé de caméras haute définition et permettant à notre vaillante police municipale de comptabiliser les allez et venues de l’ensemble des résidants. Ainsi, si un méfait est commis sur la commune, sur simple consultation des enregistrements, nous serons à même de découvrir les coupables et de les faire condamner.
– Et si , malgré toutes ces précautions cela devait mal se passer ?
– Hé bien, c’est clair. Nous serions alors intraitables. La charité et l’hospitalité ont aussi des limites et nous n’hésiterions pas à condamner au cours d’une nuit propice, entrée et sortie du tunnel à grand renfort de béton armé, faisant ainsi très aisément disparaître les indélicats et notre commune retrouverait très vite sa sérénité.
La fin du conseil municipal fut joyeuse et festive. La petite sauterie entre nouveaux amis se finit ce soir-là bien tard dans la nuit. Tout ce petit monde enfin réconcilié grâce à une simple idée de génie de l’édile. Plaisantant comme à son habitude, serrant chaleureusement les mains et s’appliquant à finir un par un tous les verres, Hervé était fier, le projet venait d’accoucher, il pouvait enfin respirer.
Je n’ ai pas vu venir la chute de l ‘histoire.. Ça m’a plu !!
Merci