La baguette du chef

4 mins

Seul dans sa loge, assis devant le miroir, Jean-Sébastien est en proie au doute. Il en est certain, ce soir, il lui manque quelque chose. C’est indéfinissable, il ne sait pas au juste décrire le sentiment qui le parcourt depuis qu’il observe son double dans ce miroir. Peut-être de la légèreté bizarrement mêlée d’appréhension, comme une sorte d’angoisse apaisée.

Peaufinant son maquillage, il se remémore toutes ces années passées sur les bancs du conservatoire. Que d’heures, de journées à s’user les doigts sur ces claviers noir et blanc démesurés, répétant inlassablement les mêmes gammes, les mêmes opus, révisant les mêmes auteurs à en vomir la musique classique, à s’en dégoûter.

C’est sur, il aurait préféré devenir un immense instrumentiste. Jouer du piano, seul, en concertiste reconnu. Un grand piano rouge de belle facture spécialement conçu et accordé pour lui. Un piano rouge au beau milieu de la scène. Un public ensorcelé venu avant tout pour le voir, prêt à l’ovationner. La gloire, les honneurs, les interventions régulières à la télévision dans des émissions musicales de référence, sa photo fréquemment à la une de Diapason, son nom écrit en gros sur les affiches placardées à l’arrière des bus et des transports en commun.

Il n’avait pourtant pas ménagé sa peine durant toutes ces années d’apprentissage. Assidu et constant, avide de découvertes et voulant tout maîtriser. De la trompette en passant par le triangle ou les maracas, tout y était passé. Une frénésie sauvage, une boulimie dévastatrice, le besoin vital de tout comprendre, de tout cerner.

Il avait cependant fallu se rendre à l’évidence : il n’était pas doué.

Il possédait de surcroit comme une sorte de talent inversé, plus il apprenait et moins il en savait. Le roi du couac et de la note gâchée. Il ne comptait plus les professeurs besogneux et bien intentionnés qu’il avait usés.

Madame Lebémol, maître alto du second pupitre, avait même fini par se pendre dans les vestiaires de l’université à l’aide de la corde aiguë de son violon. Elle avait punaisé une photographie de Jean-Sébastien sur l’étui de son instrument avec cette inscription : « plus jamais lui ». La corde avait laissé une trace rose du plus bel effet autour de son fragile cou, comme si elle avait tout de même voulu paraître coquette jusqu’au bout.

Puis, ce fut le tour de monsieur Lentresol, tubiste confirmé et perfectionniste porté sur la fiole qui préféra, un sombre soir de déprime, se noyer dans son tuba. Il entreprit alors de remplir l’instrument de rhum blanc, et résolument décidé, plongea la tête en avant profondément dans le pavillon. Le trop-plein d’alcool déborda, le reste l’étouffant, et on le retrouva le lendemain matin à quatre pattes, les genoux trempant dans une flaque du breuvage odorant. La position paraissait de premier abord franchement ridicule, mais à bien étudier, le tout formait un ensemble plutôt harmonieux faisant penser l’observateur avisé à une clé de Fa. Le souci du détail jusqu’aux derniers instants.

C’était sans compter sur les dépressions et les démissions en cascades qui affluaient régulièrement sur le bureau du responsable d’établissement. À ce rythme-là, tout le personnel y serait passé. Il fallait agir. Au sortir d’une réunion de crise et à l’unanimité, on avait préféré l’éloigner définitivement des pupitres et l’orienter vers la profession honorable de chef d’orchestre inutile. (c’est bien connu, les chefs d’orchestre sont superflus de l’avis de tous les musiciens). C’était donc décidé : il ne servirait à rien, mais au moins les instrumentistes ne vivraient plus en danger.

D’abord déçu et quelque peu vexé, il s’était petit à petit rallié à cette idée. Après tout, chefaillon d’une bande de corbeaux frustrés à queues de pie comportait tout autant d’avantages que la situation de concertiste boursouflé. Au doigt et à la baguette, c’est de cette façon qu’il mènerait les volatiles ampoulés. Ils allaient comprendre de quel bois il se chauffait. Les as du clavecin et autres cornettistes prétentieux n’auraient qu’à bien se tenir, pas une tête qui dépasse, pas un seul pour protester.

Certes, à bien y réfléchir, le public ne le verrait que de dos, mais le visage grimé que lui renvoyait le miroir de la loge n’était pas à proprement parler séduisant. Plutôt banal, surmonté d’un gros nez, des sourcils domestiques trop épais, l’auditoire pourrait fort bien s’en passer.

Maquillage terminé, restait à revêtir la veste d’apparat à galons brodés. Quelques minutes encore, un « merde « intérieur sonnant pour s’encourager et ils allaient entendre ce qu’ils allaient entendre : Le sacre du printemps comme jamais personne auparavant n’avait osé le jouer, une version audacieuse, révolutionnaire ! Ces imbéciles de musiciens appelaient cette version entre eux : “le massacre du printemps par Jean-Sébastien”. Il le savait, ne s’en offusquait pas, la jalousie, à coup sûr, guidait leurs propos désabusés.

Jean-Sébastien se lève, déterminé. Mais… le doute subsiste, ce sentiment étrange de légèreté, le plaisir intrigant que cela lui procure. D’habitude, faute d’une habilleuse compétente, le pantalon de son smoking le gêne aux entournures, empêchant même parfois l’élégance et la justesse de ses gestes. Ce soir pourtant, il lui semble plus lâche, presque confortable. Avait-il maigri ? La costumière incapable avait-elle enfin fait son travail ? Avait-il bien serré sa ceinture ? Il vérifie, oui ! tout est parfait.

Jean-Sébastien fait alors quelques pas en direction du triomphe promis, le frôlement agréable du tissu de soie sur la baguette du chef lui rappelle soudainement avec délectation qu’il a oublié d’enfiler son caleçon.

Trop tard, le voilà propulsé sur le devant de la scène, le public à l’unisson et d’un seul bon se lève pour saluer son entrée. À la vue du jaillissement de cette marée humaine et en prise à la sublime torture du pantalon frottant, la baguette incontrôlable en fait de même.

Le massacre du printemps peut commencer.

No account yet? Register

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

0
Exprimez-vous dans les commentairesx