2×8
Les deux filles formaient les deux maillons d’un début de chaîne, ou la fin, c’était selon. DeForest n’avait pas beaucoup dormi malgré trois Stillnox. Mais pas d’alcool. Il s’était levé plusieurs fois, avait observé la bouteille de scotch en rigolant pour lui dire qu’elle ne l’aurait pas cette fois-ci, qu’il connaissait tous ses trucs, ses arnaques, ses petites magouilles de vendeur de cravate. Pas à lui, non, pas ce soir. La bouteille s’était faite câline, enjôleuse, salope et vicieuse, rien ne brisa la volonté de Gus. C’est lui qui fût brisé. Il lui résista si bien qu’elle l’empêcha de dormir. Quand le téléphone sonna, ses yeux grands ouverts la fixaient toujours. Il ricanait tout seul. A vrai dire, il ne fut pas surpris. On était dimanche, c’était ce moment bizarre où l’on ne saurait dire si c’est le jour ou la nuit, un entre-deux, gris et le tueur avait un rendez-vous à honorer.
« DeForest, pointez-vous au Saint-James Square. Cette fois-ci, on en a deux d’un coup ! »
Singleton avait beuglé comme à son habitude et raccroché avant même que l’inspecteur ait pu lui faire remarquer qu’il n’était plus en charge de l’enquête, relevé par le même Singleton, chef de tous les flics. DeForest haussa les épaules dans un de ces gestes dont il avait conservé l’habitude malgré l’absence de tout autre être humain chez lui.
Il enfila la chemise froissée, encore poisseuse de sa sueur, qu’il avait abandonnée sur une chaise la veille au soir. Elle était la peau malodorante de ses angoisses et de ses obsessions. Avec elle, il pouvait repartir affronter ce que l’homme a de pire.
Le barnum se voyait et s’entendait de loin. Gyrophares, sirènes, crissements de pneus, un agent tous les 20 mètres pour « canaliser » la circulation –fluide- et les –rares- curieux. A cette heure matinale, les habitants de ce quartier bourgeois trainassaient encore en pyjama rayé et robe de chambre en pilou-pilou. Tout ce que la ville compte de flics avait été rameuté par Singleton pour ce bellâtre de Forbes. Il fallait donner comme on dit aujourd’hui de la visibilité à l’enquête, faire du bruit et montrer aux braves gens que la police mettait le paquet pour assurer leur sécurité.
C’est exactement le message très préparé qu’était en train de servir l’inspecteur à un parterre de journalistes tout ouïe. Les plumitifs de la presse écrite griffonnaient leurs petits carnets de quelques mots jetés à la hâte, s’arrêtaient net pour regarder fixement leur « client », sonder sa sincérité ou l’amener à préciser ses propos, puis reprenaient furieusement leurs gribouillages en ajoutant des guillemets quand ils estimaient que le propos méritait citation. Ceux de la radio hochaient la tête chaque fois qu’ils repéraient un « sonore » possible, c’est-à-dire une phrase avec un début et une fin de 15 à 20 secondes. Ils redoublaient de hochements quand le sonore était non seulement grammaticalement correct mais qu’en plus il claquait bien à l’oreille. Les photographes cherchaient eux l’expression, le regard, le geste qui soulignerait si bien cette volonté affichée de prendre l’affaire à bras le corps. Même la télé était là, deux caméras, l’une de la chaîne régionale publique, l’autre de la petite locale privée. Les télés étaient reines : elles trônaient bien en face de l’inspecteur Al Forbes dont le regard allait de l’une à l’autre caméra avec un naturel de comédien né. Il se permettait même de reformuler pour la caméra de la chaîne locale ce qu’il venait de dire face à la caméra de la chaîne régionale, ce qui agaçait passablement la jeune reporter aux dents aussi blanches que longues toute à son obsession de griller sa consœur. Un vrai pro. Tout ce petit monde se piétinait et se bousculait avec allégresse et cela faisait partie du jeu. Chacun poursuivait son objectif avec une opiniâtreté circonscrite à quelques minutes, dix tout au plus. Ce temps dépassé, chacun savait que leur interlocuteur commencerait à rabâcher et que ses propos s’en trouveraient affadis. Mais pendant ces quelques minutes, les rédacteurs des quotidiens quêtaient le mot, les photographes l’expression, les journalistes de radio la parole forte et les télés, elles, voulaient tout, en une seule fois. Heureusement, il leur suffisait à tous de trente secondes, pas plus. Pour ces trente secondes de gloire, Al Forbes s’était entraîné dur et DeForest voyait les efforts qu’il faisait pour se montrer déterminé, convaincre que des moyens conséquents étaient engagés et que désormais, c’était là le message à retenir, chers amis de la presse, le tueur n’avait qu’à bien se tenir.
DeForest pensa à Jill sur son lit d’hôpital, Jill et son ironie mordante, Jill qui le mettait en boîte, Jill la fouineuse et son instinct infaillible pour poser les bonnes questions. Pas sûr que la brochette présente file sur ses traces et se montre aussi irrévérencieuse et libre.
La scène était labourée, anéantie par la vingtaine d’agents qui avait établi un « périmètre de sécurité » sans penser une seconde qu’eux-mêmes ne devaient en aucun cas franchir les limites de ce périmètre sous peine de détruire les indices aussi sûrement qu’un balourd écrase les poussins d’un poulailler industriel chaque fois qu’il avance un pied. Les trois lieutenants que Forbes s’était choisi avaient renoncé à pousser des cris et lever les bras au ciel. Ils observaient le désastre en enchaînant les blondes, balancés entre le dépit et le ricanement. Pour eux l’affaire était pliée, ce n’était même plus la peine de se baisser pour ramasser quoique ce soit, si ce n’est pour s’amuser à retrouver où l’agent Daught, pointure 44, avait bien pu traîner ses Rangers.
Derrière les barrières, deux badauds commentaient ce meurtre terrible à coups de « Vous vous rendez compte ? Tout de même, ils semblent décidés à se bouger !» et autres indignations, perles de conscience bonnes à enfiler. Leurs chiens, intrigués et excités par la chair toute proche, tiraient sur leurs laisses en aboyant, empêchant les maîtres de poursuivre leur conversation de comptoir. Le plus gros, en jogging difforme, excédé par l’agitation de son animal, le saisit par le collier et lui asséna un violent coup sur le nez avec le cuir de la laisse. Le chien se mit à couiner, les deux joggeurs se saluèrent et chacun reprit le chemin de son appartement. Ils avaient des tas de choses à raconter à celles qui leur tenaient lieu d’épouses depuis si longtemps qu’elles étaient devenues leurs dames de compagnie.
DeForest revint vers la scène du crime. Les deux corps formaient deux huit dont les cous -là où les têtes avaient été coupées- se touchaient, baignés dans une flaque de sang déjà noir. L’un des corps avait visiblement été légèrement déplacé, l’inspecteur remarqua cela en constatant qu’il n’était plus parfaitement dans l’axe du premier 8. Pas le genre du meurtrier de négliger ce détail. Les vêtements, répliques des corps mutilés, comme toujours posés à côté des victimes, avaient été soulevés, inspectés grossièrement et reposés à la hâte, après le coup de gueule vraisemblable d’un des lieutenants de Forbes. DeForest s’approcha de Phil Straw, concentré à flasher les deux nouvelles suppliciées. Quand il le vit Phil adressa un petit geste amical à l’inspecteur tout en continuant à mitrailler le double huit dans tous les sens.
« Tu me passeras un double des clichés ? »
lança DeForest à Straw.
Ce dernier acquiesça et lâcha entre ses dents :
« Mate le bracelet, là »
Une des filles portait autour du poignet une chaîne très fine en argent ornée d’une pierre rouge sombre. Même à cette distance, DeForest pouvait juger qu’il ne s’agissait pas d’un bijou de pacotille. La pierre était joliment sertie, le travail soigné et l’ensemble aurait pu à n’en pas douter figurer dans la vitrine d’un joaillier. Que faisait ce bracelet au bras de cette jeune mexicaine ? DeForest s’approcha doucement en jetant des coups d’œil aux agents en faction, s’accroupit et après avoir pesté devant ce fermoir trop délicat pour ces gros doigts, finit par tirer sur la chaîne jusqu’à ce qu’elle cède. Il referma son poing sur le bijou et le fourra dans sa poche.
Phil Straw indiqua aux brancardiers qui faisaient le pied de grue à côté qu’ils pouvaient enlever et l’inspecteur quitta les lieux en se payant le luxe d’un petit salut à Forbes, occupé à tourner en rond sur la pelouse, l’oreille rivée au portable. DeForest était presque souriant, pour la première fois, il tenait le début de quelque chose.
Il rentra chez lui, se cala dans son fauteuil, les pieds sur la table basse et laissa les ondes de la télé pénétrer doucement tout son corps et ramollir son cerveau. Toutes les cinq ou six minutes, ses doigts appuyaient au hasard sur un chiffre et l’ambiance changeait, nouveau décor, nouveau fond sonore, nouveaux visages sur l’écran. Il s’endormit plusieurs fois, fit des rêves, se réveilla en sursaut, ne se rappela de rien, pressa les touches les unes après les autres et recommença sans fin jusqu’à ce que la nuit tombe.
L’inspecteur avait deux mots à dire à son supérieur hiérarchique, Joe Ernest Singleton, chef de la police de cette ville. Il prit le temps de rouler tranquille, de se laisser prendre dans le flot de la circulation de huit heures et même d’être assez content des ralentissements dus aux embouteillages. C’était sa manière à lui de ne pas s’énerver. Voir les autres s’exciter au volant, taper comme des sourds sur le klaxon, baisser leur vitre et invectiver la terre entière -surtout cet abruti qui ne démarrait pas juste avant que le feu ne passe au vert, ce petit quart de seconde où il n’est plus rouge et pas encore vert, cet instant magique qui permet à l’automobiliste stressé de libérer toute son adrénaline en une pression sur la pédale– lui donnait l’apaisement dont il avait besoin. Il aurait pu être de ceux qui hurlent, écrasent le champignon et freinent brusquement, sont prêts à tuer pour quelques mètres et balancent des « clignotant, conasse ! » à tout va. Non. Plus la tension montait autour de lui, plus les pare-chocs se frôlaient, plus les autos étaient immobiles, plus Gustave DeForest savourait. Il tenait le volant de deux doigts, un bras pendouillant négligemment sur la portière, effleurait l’accélérateur et se permettait même de tout relâcher dès qu’il voyait un ralentissement, feu rouge, voiture arrêtée, pour terminer doucement sa course sur son élan, en freinant légèrement, dans les derniers mètres. Derrière lui, les pneus crissaient, les klaxons saturaient l’air, chacun maudissait ce danger public qui mettait en péril la circulation de toute une ville et la liberté de chacun à se déplacer. DeForest en riait presqu’aux éclats.
Singleton se laissa surprendre comme un bleu. DeForest avait toqué et tourné la poignée de la porte dans un mouvement coulé, sans marquer d’arrêt ni attendre le traditionnel « entrez ». La secrétaire du patron de la police, une nouvelle et jeune recrue ronde et appétissante, était penchée sur le bureau, très concentrée sur les explications que lui donnait Singleton. DeForest remarqua que son chef était tout à fait capable de faire deux choses en même temps : il parlait, avec conviction, des tâches dévolues à Miss Dickers –c’était son nom- tout en matant par des allers-retours appuyés son cul galbé et ses seins de bonne proportion.
« Pouvez disposer Miss Dickers, nous reprendrons cet entretien plus tard.»
Miss Dickers lâcha un sourire en coin à DeForest et disparut.
« Qu’est-ce qui vous arrive, inspecteur, pouvez pas attendre qu’on vous dise d’entrer ? »
DeForest éluda la question par une moue à peine marquée et observa la gêne de son chef.
Ce dernier enleva ses lunettes, se laissa aller au fond de son fauteuil de direction et joignit les doigts des deux mains sans que les paumes se touchent, geste censé dire à l’autre qu’il peut vous faire confiance. Les phalanges blanchirent et Singleton ne put masquer son énervement. Son « Je vous écoute » trop aigu sur le «oute» le surprit lui-même.
« Je voulais vous poser une simple question, Monsieur. »
DeForest savait que Singleton détestait qu’on l’appelle « Monsieur ». Il préférait « Chef ».
« Qui est en charge de l’enquête des meurtres du 8 ? »
« Vous le savez très bien, inspecteur. C’est pour ça que vous me dérangez ? »
« Je ne le sais pas et j’aimerais que vous me le précisiez. Par écrit, ce serait mieux. »
« Ecoutez DeForest. Jouez pas au con avec moi. »
Singleton quitta le haut dossier de son siège et se pencha en avant, les coudes bien appuyés sur le bureau:
« Cette enquête est une chienlit absolue, vous êtes bien placé pour le savoir. 18 meurtres et pas la queue d’une piste. Rien. L’article de cette foutue Miss Perske a mis le feu aux poudres. Gros dommage collatéral en haut lieu, vous pouvez me croire. Je devais vous écarter, c’est comme ça. Mais je ne l’écrirai jamais, vous entendez ? Jamais. Cette affaire était la vôtre. Mais on ne peut pas dire que vous ayez brillé. Résultats pitoyables. J’ai demandé à Forbes de venir en renfort. C’est un bon flic. Il est, comment dire? plus rond que vous. Et il sait parler aux médias, leur accorder toute l’attention qu’ils méritent. Vous me suivez ? Bon. Pour que vous compreniez mieux, je vais mettre les points sur les I. Vous êtes alcoolo avec tendance dépressive, vous fréquentez régulièrement les putes mais ça je m’en tape. Voilà pour le côté négatif. Par ailleurs vous êtes un flic honnête et bosseur, c’est pas si fréquent. Comme vous êtes laborieux et ne lâchez pas, vous obtenez des résultats. Dans la douleur, mais ça vient. Vous et Forbes allez travailler la main dans la main, faire équipe, une belle équipe et vous allez me ramener la peau de ce taré. Au bout d’une pique si ça vous chante, mais vite. C’est vu ? »
Non, ce n’était pas « vu » du tout. DeForest jugea que le temps de l’affrontement n’était pas venu. Il sourit à Singleton, l’autre prit ça pour un acquiescement et plongea la tête dans son parapheur.
DeForest ne croyait pas un seul instant que Singleton ait vraiment envie que l’enquête soit bouclée rapidement. Trop d’implications, trop de boue à remuer. Que les meurtres s’arrêtent, oui. Pas bon pour l’opinion publique, tous ces meurtres. Les élections municipales qui se profilaient requéraient un peu de calme pour que le maire en place, en lice pour un nouveau mandat, soit audible. Le maire avait choisi Singleton pour que ses électeurs se sentent tranquilles et puissent jouir d’une quiétude bien méritée. C’était mal barré. L’inspecteur mit son intuition de côté et reprit le volant, direction le centre-ville et ses bijoutiers.
DeForest avait décidé de taper dans le luxe, quitte à redescendre en gamme après. Le vendeur avait un air pincé mais il connaissait son métier. Il inspecta le bracelet et la pierre sous tous les angles, l’œil écrasé sous le cylindre noir de la loupe.
« Joli ouvrage. Très fin. La pierre est un rubis de petite taille mais très pur. Moins d’un carat. La chaîne est en or blanc. Un travail d’artisan à n’en pas douter. Les poinçons sont là. Il y a un tout petit signe à côté. Je ne suis pas sûr, il me semble avoir déjà vu cette marque. Allez voir Terzian, c’est un vieil arménien, il connaît tout des bijoutiers et des ateliers de la région. Peut-être pourra-t-il vous renseigner. »
L’homme reposa le bracelet sur un présentoir en velours noir, griffonna une adresse sur une carte de visite et la tendit à l’inspecteur.
Mi échoppe, mi atelier, l’antre de Terzian était situé dans une petite ruelle, loin des artères bruyantes et des vitrines racoleuses. La boutique avait vieilli avec son locataire. La porte était de guingois, le plafond avait jauni et s’effritait, aucun tiroir ne fermait plus. Voûté, perclus de rhumatismes, Robert Terzian accueillit DeForest avec une grande amabilité. Il lui proposa du thé et avec des gestes d’une lenteur à laquelle plus personne n’a l’habitude, il posa le bijou, l’observa de loin, le saisit entre le pouce et l’index, l’approcha de ses yeux, le reposa, le reprit, alluma une grosse lampe et finit par prendre sa loupe. L’examen dura une bonne vingtaine de minutes, sans un mot. Gus DeForest s’était resservi deux fois du thé sur l’invitation insistante de son hôte. Puis le vieil homme se mit à parler :
«Il est toujours difficile d’établir avec certitude la provenance d’un bijou. Pour celui-ci, je crois pouvoir affirmer qu’il a été fabriqué par un de mes apprentis, un garçon très doué qui a travaillé avec moi une dizaine d’années avant de se mettre à son compte. La manière dont la pierre est sertie, la qualité des attaches, là vous voyez ? et aussi le fermoir, un dispositif unique que j’ai mis au point, oui, c’est bien Jasper qui a réalisé ce bracelet. »
« Et ce Jasper, je peux le trouver où ? »
DeForest ne pouvait masquer son excitation.
Le vieux Terzian le regarda en souriant :
« Au cimetière.»
De l’excitation, DeForest passa à l’abattement. Décidemment rien ne lui serait épargné dans cette enquête. L’artisan, pas mécontent de son petit effet, leva une main apaisante:
« Son fils a repris la boutique. Rien à voir avec le père. Bon courage, Monsieur l’inspecteur. »
« Or et Bijoux – Achat-Vente » indiquait sobrement l’enseigne et c’est tout ce que la devanture avait de sobre. Les couleurs trop vives mangeaient les lettres, les dessins naïfs d’une bague ornée d’un diamant et d’un gros saphir en pendentif firent sourire DeForest. L’éclat des pierres, cette petite étoile de lumière qui brille sur l’une de leurs facettes avait donné du fil à retordre au peintre. Il s’était résolu à tracer une croix blanchâtre en espérant que l’imagination des clients ferait le reste. Le fils de Jasper se tenait avachi derrière une vitrine en comptoir remplie de colliers, bagues, chaines, bracelets de toutes époques, en or, en argent, sertis de pierres plus ou moins précieuses. Un capharnaüm de pacotille submergé par une forêt d’étiquettes aux chiffres usés par le temps. Un panneau indiquait : « Dépôt-Vente ».
L’homme était plongé dans un journal de petites annonces et ne leva pas la tête pour s’enquérir de son visiteur. Il se contenta d’un « ouais » à peine mâché entre les dents.
DeForest sortit sa carte de flic et sans un mot la lui fourra sous le nez.
« Qu’est-ce vous voulez ? »
« Des infos»
et l’inspecteur lança le bracelet au rubis sur le comptoir.
Le bijoutier prit une loupe et observa mollement le bijou quelques secondes :
« Sais pas. Connais pas ce bijou. Viens pas d’chez moi »
« Vous êtes sûr ? insista DeForest. Regardez-le de plus près. Vous voyez cette marque là ? »
L’homme reprit son examen, contrarié par l’insistance du flic :
« Mouais, lâcha-t-il, peut-être.»
« Peut-être quoi ? »
« Peut-être mon père » finit-il par souffler.
« Mais vous savez, ajouta-t-il dans un débit accéléré, rien n’est sûr. Non, vraiment je ne peux rien certifier.»
«Comment vous appelez vous mon garçon ? »
«Tony. »
«Prenez votre temps, Tony. Regardez bien ce bijou. Je suis sûr que vous allez trouver quelque chose à me raconter. C’est très important pour moi.»
« Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous raconte ? »
« Je sais pas. La trace d’une vente, le nom de l’acheteur, un registre retrouvé. Vous voyez ? »
DeForest ouvrit son manteau et avisant une chaise dans l’angle du magasin, s’assit et croisa une jambe sur l’autre adoptant la posture de celui qui est là pour un bon moment.
Tony fit mine d’examiner de plus près le bracelet, puis après avoir soufflé bruyamment, il disparut dans son arrière boutique. Il revint de longues minutes plus tard, les bras chargés de cahiers à la couverture noire. Il les étala sur le comptoir et commença à les feuilleter. DeForest le guettait du coin de l’œil en se gardant de manifester tout signe d’impatience ou de curiosité. Il attendait.
Tony s’arrêta de tourner les pages et se saisit du bracelet. Ses yeux allaient du bijou à la page du registre et du registre au bijou. L’inspecteur comprit qu’il comparaît la pièce originale à sa photo.
«Ça a l’air de correspondre » dit-il.
L’inspecteur se leva tranquillement et s’approcha. Tony retourna le registre vers lui et DeForest lut :
Bracelet or avec rubis, 1650- vendu à Mr John Craig
Suivait la date et une adresse : 1465, Allison Avenue.
Il ne fallut qu’une heure à DeForest pour mettre la main sur Craig, chauffeur de maître au chômage. Le type puait le whisky à cinq mètres et ça sentait l’imbibition régulière et profonde. Pas le genre à faire les choses à moitié. Il avoua sans peine, contre une bouteille pleine ramenée du drugstore juste en bas, avoir été le chauffeur de Ruppert Mac Gregor, magnat des médias et grosse fortune. Avait-il acheté le bracelet ? Franchement, il ne s’en souvenait pas, mais il partit dans un grand éclat de rire quand DeForest lui en donna le prix :
« Vous vous rendez compte, inspecteur, le nombre de bouteilles que ça fait ? A qui voulez-vous qu’un pauv’alcoolo comme moi offre ça ?»
Craig ajouta qu’il faisait souvent les courses pour son patron qui lui disait d’aller chercher tel ou tel paquet dans les boutiques de la ville. Il recevait en échange un généreux pourboire qu’il allait immédiatement écluser sans poser de questions. Craig était un discret.
« Et pourquoi ne travaillez-vous plus pour Mac Gregor ? » lui demanda DeForest en devinant la réponse.
« Trop d’alcool et plus de permis » jeta Craig en finissant son verre d’un trait.
DeForest se glissa derrière le volant et devint l’une de ces minuscules millionièmes pattes de la chenille qui serpentait sans fin dans la ville. Tous savaient où ils allaient et lui les laissaient le guider. Il profitait de ce flux pour réfléchir, l’esprit libre. Il avait choisi une petite Toyota rouge et cabossée comme poisson pilote sans prêter attention à sa conductrice. La blonde commença à lancer des regards fréquents, puis nerveux dans le rétroviseur. Elle tourna à droite, et brusquement à gauche. Tout à ces pensées, l’inspecteur ne l’avait même pas remarquée. Elle tournait, il tournait. La Toyota pila sous son capot, la blonde jaillit de sa voiture et toqua sèchement contre la vitre de DeForest. L’inspecteur la regardait comme si elle n’existait pas. Il voyait ses lèvres bouger, son poing serré cogner la vitre et cela lui semblait étrange. Que lui voulait-elle, à la fin? Elle criait plus fort, il comprit qu’elle voulait qu’il baisse sa fenêtre. Il le fit, lentement, avec les gestes engourdis et le regard vague de celui que l’on tire d’un autre monde.
“Qu’est-ce que vous avez à me suivre, comme ça?” beugla-t-elle.
DeForest lâcha un long soupir, mis la main dans la poche intérieure de sa veste. La fille eut un mouvement de recul. Quand elle vit la plaque de police, ses traits s’affaissèrent, elle devint laide. DeForest remonta la vitre et d’un coup de volant déboita. Dans son rétro, il vit la blonde s’agiter et tapoter sa tempe d’un doigt pour lui signifier qu’il était malade, fou peut-être. Il en convint.
DeForest se gara tout au bout d’Edison Avenue. Il y avait là un faiseur de hamburgers qui s’obstinait à les préparer lui-même au fond d’une cuisine dépassée par les normes et dans des conditions d’hygiène aussi douteuses que le tablier du patron, un gaillard aux mains graisseuses et aux ongles noirs. Chez lui pas d’éponges molles à la place du pain, de steak en papier mâché et de salade au goût de plastique. Il prenait soin de choisir chacun des ingrédients, préparait les sandwiches devant vous et vous régalait pour peu que vous ayez la patience d’attendre une bonne quinzaine de minutes. DeForest commanda et alla acheter quelques journaux au kiosque tout proche. Depuis que Jill était out, le Modern Post faisait dans le sobre autour des meurtres du 8. La Une était consacrée au lancement d’un programme immobilier de logements sociaux. Sous le titre “l’Urgence”, les pelleteuses s’agitaient devant un parterre d’élus ravis. Le double meurtre de la veille était relégué en page trois où figurait tout de même en bonne place une photo de Forbes s’adressant aux télés. L’article en lui-même se contentait des faits, c’est à dire des informations que l’inspecteur Forbes avait bien voulu donner ou laisser distiller par l’un ou l’autre de ses lieutenants. Le titre à lui seul résumait parfaitement la nouvelle ligne du Modern Post dans cette affaire:
“Double meurtre de Saint-James: la police obtient des moyens supplémentaires”.
On ne pouvait pas faire plus plat. DeForest jeta un œil sur l’ours en avant-dernière page. Le nom de Worston n’y figurait plus. Un certain Fred Dough était désormais rédacteur en chef.
La concurrence s’en donnait, elle, à cœur joie. Le New Report titrait sur quatre col’:
“Meurtres du 8: l’escalade et la peur”
Le papier revenait sur la longue série des homicides de jeunes femmes d’origine mexicaine, pointait à plusieurs reprises l’incapacité de la police à trouver le début de la moindre piste et mettait tout particulièrement l’accent sur le sentiment d’insécurité partagé par les habitants du quartier de Saint-James en leur donnant la parole. Forbes se tirait pas trop mal de ce tir groupé. Sous sa photo, la légende précisait: “L’inspecteur Forbes en renfort”. Enfin, la cavalerie, se dit DeForest.
Mais c’est le Sunny News qui frappait le plus fort. La première page affichait deux clichés. L’un, pris au téléobjectif, montrait une femme, main devant la bouche regardant deux corps étendus sous un arbre. La mauvaise qualité de l’instantané, le grain de l’image ajoutaient de la dramaturgie et rendaient la scène horrible et obscène. Sur le deuxième cliché, on voyait un homme de dos et une prostituée sur le trottoir d’une des contre-allées des grands boulevards. La photo était nette, prise d’assez près, la lumière était suffisante pour que l’on distingue les traits de la jeune femme. La mise au point était sur elle, l’homme baignait dans un flou “artistique” qui trahissait la pose. Certainement pas un cliché volé. Le titre enfonçait le clou:
“Nouveaux meurtres du 8: La police incapable ou corrompue?”
L’article -au vitriol- dénonçait le manque de moyens et l’incompétence des flics de la ville en rappelant pernicieusement l’augmentation du nombre d’affaires non élucidées, record pulvérisé sous le mandat du nouveau maire, précisait l’article, qui s’est toujours refusé à mettre en place les milices bénévoles proposées par de nombreuses associations de quartiers. La suite était plus intéressante. Le journaliste établissait un lien direct entre les meurtres et la prostitution qui selon lui “gangrenait cette ville”. Après un couplet social sur l’état d’indigence dans lequel était laissé la communauté mexicaine et le peu d’intérêt électoral qu’elle représentait, le baveux se demandait si l’enquête ne piétinait pas simplement parce que les notables -et parmi eux certains flics- n’avaient pas “les fesses tout à fait propres”. Manquant visiblement d’éléments, il se contentait de faire des suppositions: prostituées qui servent d’indics et plus si affinités, caïds qui couvrent les meurtres, et même, rappelant dans une allusion à une affaire passée que l’histoire se répète, politiques eux-mêmes mouillés dans des parties fines. Sur l’air de “on a déjà vu ça dans le passé”, le journaliste prenait soin de rester dans les généralités pour éviter la diffamation et sous-entendait à chaque phrase qu’il en savait beaucoup mais que pour l’instant, il ne pouvait rien dévoiler.
DeForest était curieux de savoir quelle serait la riposte du côté de la maison poulagas et surtout du côté de la mairie. Si riposte, il y avait.
Une nouvelle fois Gustave DeForest eut cette sensation étrange que Jill savait qu’il allait arriver, pousser la porte et se trouver là, devant elle, sans qu’elle ne manifeste la moindre surprise, ni ne soit occupée à autre chose que l’attendre, lui. Et c’est ce qui se passa. Il sembla à Gus que le visage de Jill s’éclairait mais la pénombre de la chambre ne lui permit pas d’en être tout à fait sûr. Il s’approcha du lit, prit une chaise et passa doucement ses doigts sur la main étendue de Jill, la serra et la garda dans sa paume pour la réchauffer et la protéger. Le cou de Jill était toujours bandé. Les pansements, moins volumineux, laissaient entrevoir des cicatrices qui s’enfonçaient dans la gaze et que DeForest imaginait profondes et béantes. Jill ne parlait pas et ne parlerait plus. Gus en était convaincu. Pas besoin pour cela de revoir ce matador de chirurgien et de subir son galimatias. Pour lui, Jill n’était qu’un cas clinique. Soit elle était opérable -pensez, une greffe des cordes vocales, une première!- et il en tirerait une gloriole bonne pour son égo, soit elle ne l’était pas ou ne le voulait pas et les infirmières étaient bien assez qualifiées pour finir le travail.
DeForest sortit les journaux qu’il avait fourré dans sa poche. Il montra les Unes à Jill:
“Voyez-vous Miss Perske, euh Jill, vous manquez à la presse de cette ville. Vous nous manquez à tous. Regardez ce qu’écrit le Post. C’est à pleurer tellement c’est insipide! Aucune info, pas de recul, pas d’analyse, rien! Ah, il est loin le temps où vos papiers m’agaçaient parce qu’ils frappaient juste. Loin le temps où vous osiez des… hypothèses, parfois… comment dire? il hésita, déroutantes… comme ce rite Maya ou l’interprétation de la crucifixion. Mais ça avait de la gueule, c’était engagé, fort, dérangeant.”
Il s’arrêta pour observer Jill. Elle soutint son regard, il baissa les yeux.
“Vous savez que Worston n’est plus red’chef du canard?”
Jill Perske ferma les yeux un court instant.
“C’est un certain Fred Dough qui le remplace.”
Jill eut comme un sourire. Elle prit des mains le journal que tenait DeForest et au prix d’efforts qui firent perler la sueur sur son front, elle tourna les pages une à une jusqu’à arrêter son doigt sur une photo du maire inaugurant une crèche.
“Le maire? Qu’est-ce que le maire vient faire là dedans?”
Jill montra encore la photo du maire, puis tourna les pages du journal jusqu’à l’avant dernière. Là, elle chercha le nom de Fred Dough et posa son doigt sur la ligne où était écrit: “rédacteur en chef”.
“Vous voulez dire qu’ils se connaissent? Qu’ils sont liés? C’est ça?”
Jill ferma à nouveau les yeux. Cela voulait dire oui. DeForest savait comme tout le monde en ville que le New Report roulait plutôt pour l’adversaire politique historique du maire mais il n’avait jamais prêté d’attention particulière au 3e quotidien, le Sunny News.
Jill se montra très concentrée sur la Une, détaillant les photos, relisant plusieurs fois le papier. En tremblant, sa main se saisit de la télécommande posée sur la table de chevet. Elle alluma la télé sur NewsForUs, la chaîne locale privée. Al Forbes repassait en boucle et DeForest ne put s’empêcher de grimacer face à son aisance devant la caméra. Puis la présentatrice posa trois questions à un socio-criminologue, qui sans être aussi direct que le Sunny, mettait le paquet sur le sentiment d’insécurité constaté dans la population et l’inexplicable absence de résultats du côté de la police. Il bavassait en parlant de fracture sécuritaire et de l’image très abimée des politiques qui ne répondaient plus à la demande légitime de leurs concitoyens.
DeForest ne l’écoutait plus. Que voulait encore lui montrer Jill? Celle-ci avait repris le Sunny News dans ses mains et s’arrêta sur la page des mentions légales. DeForest lut:
“Une publication de Mac Gregor Corp.”
Epuisée, en nage, Jill eut encore la force d’éteindre la télé. Gus DeForest se dit que le Sunny News et NewsForUs appartenaient peut-être au même groupe et qu’il était bon de le vérifier.
Paupières closes, tempes battantes, Jill était allée au bout de ses forces. Gus resta là, main dans la sienne jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Au central, c’était jour de lessive. Les plus intelligents s’étaient trouvé une mission urgente loin du commissariat, les simples flics rasaient les murs, d’autres tentaient l’immobilité parfaite et la transformation lente en plante verte. Les conversations, d’habitude bruyantes, étaient étouffées. On se parlait comme à l’église ou pire chez le dentiste. Chacun se déplaçait au ralenti, sur la pointe des pieds, de peur de faire craquer le parquet, précaution inutile sur un sol en béton.
Toute l’énergie de la maison était concentrée dans les 10 m2
du bureau du chef. Derrière les stores baisés, ça gueulait fort. Pas lourds, ombres sur les parois vitrées, voix en éclats avant de s’assourdir. DeForest vit la veste de Forbes posée sur sa chaise et se dit qu’il devait passer un mauvais quart d’heure. Il passa à son propre bureau, prit une enveloppe laissée par Phil Straw pour lui (les photos des meurtres de dimanche) et fit le maximum pour glisser vers la sortie en deux plans, comme dans les films. Un, je suis à mon bureau, deux, je suis devant la porte et je sors. Dans la vraie vie, ça n’était pas aussi simple. DeForest savait qu’il devait regarder devant lui, sans jamais tourner la tête vers le bureau de Singleton. Pourquoi le fit-il? Le chef avait soulevé deux lames d’un store. Leurs regards se croisèrent. L’index de Singleton invita DeForest à venir le rejoindre. L’inspecteur arrondit les épaules, baissa la tête, prêt à cogner.