Qui est l’auteur ? chap VI

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jours. Après avoir beuglé tout son saoul, craché sur l’incompétence des enquêteurs, vomi sur les torchons de la presse du jour et tapé plusieurs fois du poing sur la table pour dire qu’il attendait des ré-sul-tats, Joe Ernest Singleton donna vingt deux jours, pas un de plus, à Forbes et DeForest pour boucler l’affaire. Dans son numéro de chef très en colère, il prit soin de ne pas viser directement l’un ou l’autre des inspecteurs. Il avait besoin d’eux et jouait son va-tout. Dans vingt deux jours, ce serait la rentrée de septembre, calcula DeForest et avec elle finie la torpeur de l’été, retour aux affaires et non des moindres puisque la campagne des municipales allait démarrer, et fort. Singleton se savait sur un siège éjectable, il mettait la pression sur les deux inspecteurs, c’était de bonne guerre.

Forbes marmonnait en sortant et DeForest distingua nettement “porter le chapeau”, “une semaine à peine” et “l’autre incapable”. Il s’approcha de son collègue et l’emmena doucement vers l’angle des toilettes, toutes proches:

“Ecoute moi bien, beau gosse. Je t’aime pas, tu m’aimes pas, on fera pas de petits ensemble. Mais t’as entendu le boss, il veut qu’on travaille main dans la main pour mener à bien cette enquête. Alors on va se partager le boulot: toi, tu fais le joli cœur devant les caméras et les appareils photos, moi je fouine les poubelles, je vais voir les raclures de cette putain de ville et je leur arrache les tripes jusqu’à ce qu’ils parlent. On se voit, disons deux fois par semaine, on fait le point sur nos infos et on brûle quelques cierges dans nos églises respectives, on sait pas, des fois ça marche. T’as pigé? Ça te va?”

Forbes acquiesça comme un petit enfant rappelé à l’ordre. DeForest eut un sourire, lui tapota l’épaule et envoya l’estocade:

“Vas te repoudrer le nez, la télé t’attends à la sortie”.

L’inspecteur tenait toujours à la main l’enveloppe contenant les photos prises par Phill Straw. Il aurait aimé que ses doigts aient des yeux pour lui décrire ce qu’il y avait sur les clichés. Impossible de s’installer tranquillement à son bureau sans risquer l’œil curieux d’un collègue. Dans cet open space convivial dixit les architectes d’intérieur, chacun contrôle ou subit, c’est selon, le travail et la proximité de l’autre. Avantage mis en avant par les managers: l’information circule plus vite et plus facilement. Avantage réel: ça coûte moins cher que des boxes fermés. Il attendit d’être assis dans sa voiture pour ouvrir l’enveloppe. Elle contenait une vingtaine de clichés. DeForest passa assez rapidement sur les vues des corps des deux victimes. Malgré le temps et la répétition de la mise en scène, l’inspecteur n’arrivait toujours pas retenir un frisson devant les corps mutilés des gamines mexicaines. Ce double meurtre -ce double huit- était aussi vertigineux que ces manèges idiots qui vous font vomir passé 40 ans. Les photos exerçaient la même attraction: “Mon dieu que c’est horrible, fais voir ?” Phill Straw avait ensuite changé de point de vue. Se mettant à la place des deux cadavres sans têtes, il avait braqué son objectif vers le dispositif policier et les badauds, contenus derrière les barrières de sécurité. Les images étaient vraiment très bonnes: une grande agitation mêlée de confusion régnait chez les flics qui courraient en tous sens, tandis que les passants étaient pétrifiés, bloqués dans leur trajectoire. Sur deux ou trois prises de vues, Straw s’était lâché pour donner dans l’artistique. En augmentant le temps de pose, il interprétait la scène: flics flous dont les traces de mouvements strient la pellicule, badauds figés pour quelques dixièmes de seconde, main devant la bouche, yeux écarquillés.

L’inspecteur tenait entre ses doigts une photo qui l’intriguait sans qu’il comprenne pourquoi. Phill avait cette fois-ci placé son objectif face à la scène derrière les barrières de sécurité et les passants. Au premier plan, deux joggeuses, casques sur les oreilles passaient sans tourner la tête. Juste derrière elles, quelques riverains se tordaient le cou pour tenter de mieux voir. Les flics masquaient en partie les deux corps à l’arrière plan de la photo. Etait-ce la composition? La lumière? La profondeur de champ? DeForest ne pouvait s’empêcher de revenir sur chacun des personnages du tableau. Que cherchait-il? Il ne le savait pas et cela l’irritait profondément. Il posa la photo sur le tableau de bord, souffla un grand coup et la reprit pour un nouvel examen, minutieux, laborieux. Et il vit, enfin, ce qu’il fallait voir. Tout à gauche, presqu’en bordure de cadre, un homme de taille modeste, silhouette assez frêle, visage dans l’ombre. A ses pieds, tenu en laisse, un animal. Pas un chien, non. La posture n’était pas celle d’un chien. Un gros chat ? Non plus. DeForest s’abîmait les yeux, rapprochait et éloignait le cliché. Et ce fut comme une évidence. C’était un singe.

Que faisait cet homme avec un singe en laisse? Bien sûr les gens aujourd’hui adoptent toutes sortes d’animaux dits de compagnie et après tout le singe n’est pas forcément le plus farfelu d’entre eux. Mais ce n’était pas que le singe qui perturbait l’inspecteur. La silhouette de cet homme lui rappelait quelqu’un qu’il avait déjà vu, quelqu’un qu’il connaissait. Où? Quand? Qui? Son cerveau avait besoin de s’aérer, il n’en tirerait plus rien pour l’instant.

De retour à son bureau, DeForest passa quelques coups de fil et retrouva assez facilement la trace de Jeff Worston. Il convint d’un rendez-vous une heure plus tard dans un bar discret de la ville.

L’ancien rédacteur en chef du Modern Post était en avance. Il s’était attablé au fond de la salle dans un recoin, la porte d’entrée bien en vue. Il sirotait un verre de vin blanc. DeForest s’assit en face de lui, commanda la même chose et, observant son interlocuteur, le trouva sombre et peut-être même vaguement dépressif:

“Vous connaissez bien la presse, Mr Worston. Pouvez-vous me faire un petit descriptif du paysage local. Qui est derrière qui pour être plus précis?”

Worston eut un sourire:

“Je vais vous faire une synthèse, je pense que c’est cela que vous attendez de moi. Jusque récemment le Post était plutôt affranchi de tous les pouvoirs. Journal indépendant, ligne éditoriale rigoureuse, professionnel et patins couffins. Mais la presse va mal, Mr DeForest, vous le savez: moins de lecteurs, moins de pub. HB Press, dont le fils héritier est bien moins doué que son père, a dû chercher de nouveaux actionnaires. Qui demandent des contreparties. Parmi eux, Joe Tempelstorn le soutien financier de l’actuel maire. Il est à la tête de GBC, grosse, très grosse boîte de travaux publics. Le maire a besoin d’être réélu, Mr DeForest, parce qu’il doit, absolument, renvoyer l’ascenseur à GBC. Je savais qu’un jour ou l’autre je serais débarqué. Et savez-vous d’où vient Fred Dough qui me remplace? Du cabinet du maire. Il était le directeur de la publication du magazine mensuel de la ville. Premier point. Deuxième point, le New report. Le journal est “soutenu” par l’opposant au maire, Charlie Stanford, richissime fortune et derrière lui, il y a principalement le New Medecine Institute, qui surfe sur les médicaments à base de plantes rares. Pour l’instant, le Report reste correct, pas d’attaques directes, pas d’enquêtes à charge contre la mairie. Mais mon petit doigt me dit que cela ne va pas durer. D’autant qu’en troisième position, nous trouvons Mac Gregor Corp qui détient le Sunny News et NewsForUs la chaîne locale de télé. Lui n’hésitera jamais à franchir toutes les lignes jaunes ou rouges. Mac Gregor est un requin qui a fondé sa fortune sur la spéculation et le rachat d’entreprises en liquidation. Pour le moment il ne roule que pour lui-même. Il attend de collaborer avec le plus offrant. Celui qui lui donnera toute la légitimité dont il rêve. »

DeForest avait bu les paroles de Jeff Worston. Il le regarda avec reconnaissance.

 “Ca vous va, inspecteur?”

DeForest acquiesça.

“Allez voir Pat Stone, glissa Worston. Il connaît beaucoup de choses sur les histoires de cette ville. C’est toujours intéressant de savoir d’où viennent les rumeurs, les conflits, les rancunes. Par exemple, il pourrait vous raconter l’histoire de Jill Perske. Ou encore comment les Mexicains sont arrivés dans cette ville.”

 “Qui est Pat Stone?” demanda DeForest.

 “Il est employé aux archives municipales”.

L’histoire de Jill? Pourquoi Worston avait-il parlé de Jill Perske? Qu’elle était son histoire? Son secret, ne put s’empêcher de penser DeForest. Dès demain, il rendrait visite à ce Pat Stone.

L’inspecteur rentra chez lui, sortit de la poche gauche de sa veste le bracelet au rubis et de la droite la photo au singe. Il les plaça sur la table basse devant lui et resta là à rêvasser en attendant que la lumière vienne. Il ne savait pas pourquoi il avait posé la photo et le bijou l’un à côté de l’autre, rien ne lui indiquait que les deux objets étaient liés et pourtant il sentait quelque chose. La nuit tombait. Il s’endormit.

Gus ne fit aucun rêve. Pas d’images prémonitoires, pas de scènes étranges à décrypter, pas de révélation. Il dormait profondément et l’instant d’après il était réveillé. C’était le milieu de la nuit et il se sentait reposé, affûté. Cette impression étrange que l’on comprend tout, qu’une immense lucidité élargit notre champ de vision, que l’on peut appréhender à la fois la globalité et le détail de toutes choses, que la fatigue, le stress, les petits tracas de la vie quotidienne qui perturbent nos capacités intellectuelles ont été effacées, balayées et qu’enfin notre cerveau est entièrement disponible, fouetté par un air vif qui le régénère.

DeForest prit le volant et se dirigea vers la maison de Carter.

La plupart des pièces étaient éclairées, une très légère brise balançait les voilages derrière les porte-fenêtres grandes ouvertes. DeForest pénétra dans le grand salon, vide, nappé d’un jazz plaintif et essoufflé, du Chet Baker pensa l’inspecteur en jetant un coup d’œil circulaire. Non seulement il n’y avait personne mais il manquait quelque chose. Le meuble chinois qui renfermait les têtes rétrécies n’était plus là. DeForest s’arrêta net devant le portrait sans visage d’Emma Carter. A son poignet brillait un bijou rouge et il aurait parié qu’il s’agissait d’un rubis, le rubis qu’il avait dans la poche. Il compara l’original à la reproduction. La coupe de champagne que tenait Emma Carter masquait en partie le bracelet mais cela ne faisait aucun doute, l’éclat et la taille de la pierre ne pouvaient tromper, c’était le bijou qu’il avait dans la main.

La grande porte vitrée qui donnait sur la terrasse était elle aussi grande ouverte et le jardin totalement illuminé. La piscine était éclairée. DeForest s’approcha. Au milieu du bassin, le corps de Carter flottait à moitié, visage tourné vers le fond. Il regardait le petit meuble chinois deux mètres sous l’eau.

L’inspecteur n’appela pas immédiatement ses collègues. Il prit le temps de fouiller un peu la maison, d’abord à la recherche des têtes, qu’il ne trouva pas, puis d’autres indices, sans succès. Il prit une de ces perches en aluminium flanquée d’une épuisette dont on se sert pour enlever feuilles ou insectes noyés et ramena le corps de Carter au bord du bassin. Il se déshabilla pour ne pas tremper ses vêtements, hissa le cadavre avec difficulté, faillit basculer dans l’eau avec lui et parvint non sans mal à fouiller les poches intérieures de sa veste et celles de son pantalon. Son portefeuille contenait un peu d’argent, cartes de crédit, papiers d’identité. Un petit calepin noir l’intrigua. Il le mit de côté. Dans son pantalon, il trouva de la menue monnaie et une paire de clés plates. Il garda les clés. En repoussant le corps à l’eau, DeForest remarqua deux vilaines plaies sur la main droite de Carter. Une morsure, assez profonde. Il aurait volontiers plongé pour aller voir de plus près le meuble chinois au fond de l’eau mais il n’avait plus le temps. Il se rhabilla et appela le central.

Forbes arriva bon dernier, chevelure en bataille, cravate mal nouée.

 « Comment t’as su? » lança-t-il à DeForest

 « Intuition » lui répondit, grave, l’inspecteur.

« Accident? Bourré? »

poursuivit Forbes incapable de faire des phrases complètes.

 « Il était toujours bourré » asséna DeForest.

« Et ce meuble, là, qu’est-ce qu’il fout dans l’eau? »

s’essaya Forbes dans une ultime tentative de dialogue.

 « Sais pas » fit, laconique et moqueur, DeForest.

L’inspecteur en avait assez vu pour ce soir et la présence de Forbes l’irritait trop pour qu’il réfléchisse posément. Il savait que la version officielle qui allait être servie dès le lendemain matin donnerait quelque chose comme:

« Ed Carter, médecin légiste, seul à son domicile, a chuté dans sa piscine et est mort par noyade. »

Ça arrangerait tout le monde et à vrai dire, il s’en foutait. Il savait maintenant que le bracelet au rubis acheté par le chauffeur de Mac Grégor, avait appartenu à Emma Carter avant de se retrouver au poignet d’une prostituée mexicaine. Par quel tour de passe-passe? A lui de trouver. A lui également de retrouver les deux têtes réduites manquantes. Et pour ça il avait sa petite idée.

En rentrant DeForest trouva une enveloppe glissée sous sa porte. Elle contenait un DVD. Après des semaines de disette, de pieds de nez et d’une enquête qui tournait au ridicule, les indices et les pistes pleuvaient de toutes parts, signe, pensa Gus, que la main invisible qui lui disait où chercher, cette main qui avait mélangé les photos dans son salon, cette main qui désignait non pas un mais plusieurs meurtriers ou complices du meurtrier, cette main voulait que les choses accélèrent. Cette main voulait en finir.

L’inspecteur mit le DVD dans le lecteur et alluma la télé. Les images ne le surprirent pas. Il s’attendait un jour ou l’autre à recevoir ce genre de bonus. La première scène était filmée dans un théâtre. Le lourd rideau rouge s’ouvrit devant un parterre d’une vingtaine de crânes plus ou moins dégarnis assis au premier rang. Une belle rangée de filles, pour la plupart à la peau mate, nues, de dos, perchées sur leurs talons aiguilles offraient à ces messieurs la rondeur de leurs culs cambrés. Le halo d’un gros projecteur, une poursuite, venait sculpter et souligner leur plastique parfaite par des passages successifs. Les filles écartèrent les jambes et se penchèrent en avant comme au Lido, l’une après l’autre dans un joli mouvement synchronisé. Ces messieurs eurent tout loisir d’avoir une première impression sur leurs fentes, profondes, bombées ou à peine dessinées et sur leurs fondements, ronds, larges ou bruns, enfouis dans des fesses rebondies ou au contraire largement éclos. La poursuite prit le temps de s’attarder sur chaque croupe avant que la meneuse de revue ne se redresse tout en pivotant pour faire face à son public entrainant ses consœurs dans son ondulation. Plusieurs mâles choquèrent leurs mains dans un geste de reconnaissance et de plaisir et Deforest constata lui-même un début d’érection qu’il avait du mal à contenir. Le plus étrange dans cette saynète était l’absence de son ou plutôt de musique. Pas de french cancan qui accompagne la chorégraphie des filles, pas d’Offenbach pour donner un air de fête à leurs poses. On entendait le claquement des hauts talons sur le bois, le bruit feutré de l’air déplacé par les bras et les corps qui tournaient, le froissement des vêtements de ces messieurs agités par l’appel de la chair. Leurs applaudissements, discrets, donnèrent un effet dramatique à la représentation. Les hommes, têtes levées, n’avaient pas acheté une place de spectacle, ils s’offraient des filles aux sexes entrouverts pour leurs regards. Et le drame se jouait là, dans la domination de cette contre-plongée.

La suite était plus intéressante, d’un point de vue de flic s’entend. Dans une ambiance bordel 1900, les filles passaient de messieurs en messieurs qui pour flatter de la langue leurs chibres tendus, qui pour offrir aux palais délicats de ces bourgeois leurs tétons, leur vulve ou leur rosette, qui pour s’empaler devant, derrière, à plusieurs ou supplice extrême un peu à l’un, un peu à l’autre. Les gentlemen appréciaient, DeForest pouvait le mesurer au cramoisi de leurs joues. Certains embarquaient une ou deux filles vers des alcôves plus propices à des jeux aux parfums pimentés et reprouvés par la morale, un soupçon de perversité, parfois plus, un fouet qui claque, des mains entravés, une bouche bâillonnée, tout ce que l’argent permet. La caméra n’était pas admise dans ces antres. Elle ne faisait que suggérer. DeForest n’était pas attentif. Il se laissait aller au spectacle et oubliait son job. Il se repassa la séquence au ralenti un bonne dizaine de fois, s’arrêtant chaque fois qu’il pensait pouvoir entrevoir un visage d’homme dans cette forêt de sexes féminins. Image par image, il avançait dans son enquête. Il en retint deux. Deux hommes. Le premier était sans conteste Mac Grégor, le magnat de la presse. Pour le deuxième, c’était plus délicat. Le visage lui rappelait quelque chose mais la chevelure ne collait pas. Une perruque se dit-il. Comme Casanova. Il essaya d’imaginer les mêmes traits avec une autre masse capillaire. Il aurait pu demander au labo d’extraire un photogramme de la scène et lui proposer ensuite par la magie d’un de ces logiciels de retouche toutes les physionomies possibles. Il ne voulait pas. Ne le pouvait pas. Il fallait qu’il trouve, seul. DeForest mettait deux doigts devant ses yeux pour masquer le haut du crâne du personnage mystérieux. Il avançait d’une image, puis d’une autre, revenait en arrière, laissait filer la bande, pariant sur un éclairage différent, une lumière qui viendrait l’éblouir, lui. Et cette lumière fut. Au détour d’un mouvement de tête, juste au moment où il appuya sur pause, le regard de l’homme se figea sur la bande vidéo. Et ce regard là, l’inspecteur le connaissait. C’était celui du maire.

DeForest dormit profondément, une masse au souffle régulier que rien ne pouvait perturber. Il se leva tôt, les idées claires et le corps alerte. Longtemps que ça ne lui était pas arrivé.

Il prit le temps de déjeuner, sereinement, en préparant un vrai café. Il huma chaque goutte d’eau chaude qui venait s’écraser sur la mouture brunâtre, prit plaisir à griller du pain et beurrer ses tartines, sourit quand l’une d’elles se brisa dans sa main et s’assit face à la fenêtre et au soleil qui pointait, tranquille devant sa tasse d’un café bien noir. Il mangea ses deux tartines, se resservit trois tasses -jamais de bol, quelle horreur! le bol est l’odieuse représentation d’une tablée familiale agitée et bruyante, de pain trempé et de morceaux qui nagent, de bruits de bouche insupportables et de coudes sur la table, bref d’une enfance écœurante- des tasses, uniquement des tasses, et l’esprit léger il se dit qu’il pouvait maintenant aller à la rencontre de Bart.

Le local de Bart était désert et cela ne surprit pas DeForest. Il remarqua une laisse, un collier rouge et une chaîne d’acier par terre au coin d’un bureau.

 « Hey!” fit l’inspecteur “Y’a quelqu’un? »

Il lui sembla entendre un cri, une plainte plutôt. Une boule de poils bondit vers lui et s’arrêta net sur le haut d’une étagère, tous crocs dehors. Un singe. Le singe de la photo. L’animal montrait deux crocs acérés et menaçants et DeForest recula d’un pas en jetant un œil vers la porte. Il ne savait pas parler aux singes, ni quelle attitude adopter. Il se contenta d’un “tout doux, tout doux” plus apte à le rassurer qu’à calmer la bête. L’inspecteur saisit la poignée de la porte, l’ouvrit et la referma en un éclair. Le singe avait bondi, mais trop tard. Gus se retrouva presque nez à nez avec Bart, l’air hagard, les lunettes et les cheveux de travers.

« Inspecteur…Bonjour inspecteur…vous allez bien? »

DeForest acquiesça.

« Et toi Bart, comment vas-tu? Tu as des nouvelles de Carter? »

Bart eût un soubresaut, une sorte de tic nerveux.

« M’sieur Carter? No…on, non, pas vu encore. Mais il arrive plus tard en général. »

 « Et ce singe, Bart, il est à toi? »

« Le…singe? Ou…ui, mais faut pas le dire, n’est-ce pas M’sieur, j’ai pas le droit. Vous le direz pas, hein? »

« Je ne dirais rien Bart, n’aie crainte. Il est ton ami, n’est-ce pas? Vous vous connaissez depuis longtemps, j’imagine? »

« Pour sûr, inspecteur, je l’ai eu il y a dix ans maintenant. C’est Emma, je veux dire, Madame Carter qui me l’a offert. »

 « Et il t’accompagne partout, n’est-ce pas? Il t’obéit au doigt et à l’œil, n’est ce pas? »

 « Euh, oui. C’est un animal très fidèle.»

 « Comment s’appelle-t-il, ce singe, Bart? »

 « Il s’appelle Bart, comme moi.»

« Ah oui? Voilà qui est intéressant, Bart. Et alors si tu demandes à Bart de grimper à un arbre, est-ce qu’il le fait? »

« Oui, bien sûr. Vous savez les singes grimpent très facilement aux arbres. »

« Et quand tu lui dis de revenir, il revient? Un peu comme un chien? »

« Un singe est beaucoup plus intelligent qu’un chien, inspecteur! Oui, il revient, il me ramène ce que je lui demande. »

« Vraiment? Par exemple, si je demandais à Bart, Bart le singe, de prendre cette boîte qui est là et d’aller la déposer tout en haut d’un arbre, il le ferait? »

« Oui, pour sûr. Parce qu’il veut me faire plaisir. »

« Ok Bart. Et dis moi Bart, parle moi un peu des têtes réduites. Elles sont toujours là, dans la pièce à côté, soigneusement conservées? »

Bart eut une hésitation:

« Oui, oui. Vous savez, je n’y vais pas tous les jours. Mais je crois, oui, elles sont là. »

« Allons jeter un œil ensemble, tu veux bien Bart? »

DeForest poussa un peu Bart qui fit mine de chercher les clés, les laissa tomber plusieurs fois par terre en pestant contre sa maladresse et finir par ouvrir la porte de la pièce aux reliques.

L’inspecteur leva les yeux vers le plafond et compta à haute voix:

« 12,13,14…Mais dis moi Bart, il en manque? Où sont les autres têtes? »

« Je..je sais pas M’sieur. Peut-être M’sieur Carter pour ces expériences. »

 « Possible. Tu dois avoir raison, Bart. »

DeForest marqua une pose.

 « Tu sais que Carter est mort? »

 « Euh…mort? Non! »

 « Assassiné. Noyé dans sa piscine. »

 « Ah..ah » fit Bart.

« Drôle d’affaire, ajouta DeForest. Je l’avais vu deux jours plus tôt et tu sais quoi? Il m’avait montré deux têtes qu’il avait ramenées chez lui ! Tu le savais? »

 « Euh, non, M’sieur, j’vous jure que non. »

« Bien sûr. Comment aurais-tu pu le savoir! Mais dis moi Bart, t’es tu posé la question de savoir comment les têtes avant d’être réduites arrivaient au sommet des arbres? »

Bart regarda le plafond, le coin du mur et ses pieds.

“Est-ce que tu crois que ton singe aurait pu aider à cela, en quelque sorte? »

 « Je sais pas M’sieur, je sais pas.»

« Cà fait beaucoup de choses que tu ne sais pas, Bart. Trop de choses à mon goût. Maintenant il faut me dire la vérité. »

Bart hésita encore puis finit par lâcher:

« Oui, peut-être que Bart a aidé pour les têtes dans les arbres. »

DeForest tapota l’épaule de Bart:

« C’est bien Bart. C’est un bon début. Continue, je t’écoute. »

 « J’ai tout dit. Je le jure ! »

« Ne jure pas Bart. Tu me dis que ton singe pourrait aller accrocher une de ces têtes en haut d’un arbre, c’est ça n’est-ce pas? »

« Peut-être, oui. Il pourrait le faire. Mais je ne l’ai jamais, jamais vu faire ça. »

« Comment elles arrivent en haut des arbres, les têtes, Bart? Toi, tu me dis que tu n’as jamais vu ton singe le faire. Alors je te repose la question: comment les têtes arrivent-elles en haut des arbres? »

« Mais je ne sais pas moi, un autre singe. Il y a des dizaines de singe dans cette ville. Pourquoi le mien? »

« Moi je crois que c’est le tien, Bart. Et ça m’ennuie beaucoup parce que si tu ne me dis pas tout, je vais devoir t’emmener avec moi et Bart, le singe, ira à la fourrière. Et au bout de deux ou trois jours tu sais ce qu’ils vont lui faire, n’est-ce pas Bart? »

Bart était effondré. Il regardait DeForest en l’implorant et faisait “non, non” de la tête. L’inspecteur lui laissa un court répit.

« Allons, Bart. Il faut m’accompagner maintenant. »

« Attendez, attendez, M’sieur. Je vous ai dit que Mrs Carter m’avait offert Bart. Il la connait très bien et lui obéit comme à moi. Mrs Carter…Mrs Carter… »

 « Oui, Bart? Que fait Mrs Carter? »

« Elle m’emprunte parfois Bart. Elle le prend le soir et me le ramène le matin. Elle me dit qu’il lui manque. »

 « Et cela se passe le samedi soir? »

 « Oui » souffla Bart.

Bart respira à longues goulées et l’air sifflait en sortant de ses poumons. Il pensait en avoir fini. DeForest avait appris dans sa longue carrière de flic à cuisiner ses témoins à feu vif pour garder tendresse et jus. Il était temps de saisir l’autre face de son steak. L’inspecteur reprit presqu’en chuchotant:

« Tu l’aimes bien, n’est-ce pas Mrs Carter? Elle est belle, hein? »

Bart triturait une mèche de ses cheveux et la tordait en tous sens sans que cela semble lui faire mal.

« Et quand elle t’a offert le singe, tu étais très content, n’est-ce pas? »

« Oh, oui, j’étais ravi, M’sieur. J’ai toujours voulu un singe, je sais pas pourquoi. C’est comme ça. Il est mon ami, mon compagnon, nous partageons tout ensemble. »

« Elle voulait te faire plaisir, c’est évident. Tu avais été gentil avec elle, peut-être? Raconte moi un peu comment ça s’est passé? »

Bart quitta sa mèche pour nouer ses mains et les tordre en même temps qu’il inclinait la tête de droite à gauche, yeux vers le sol. Son tourment se lisait dans son corps déformé par la peur de parler.

« N’aies aucune crainte Bart, je veux seulement t’aider.»

Bart hoqueta avant de se lancer:

« A l’époque je travaillais pour Mr Carter, un peu comme homme à tout faire. Mr Carter travaillait beaucoup et Miss Carter s’ennuyait, je crois. Elle passait ses journées au bord de la piscine, sur le ventre, sur le dos pour que son corps soit bien bronzé, totalement bronzé. Elle détestait les marques de maillot. Et moi je désherbais ou je taillais les rosiers. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de la regarder, vous comprenez M’sieur, avec un corps pareil! Plusieurs fois, Mrs Carter a croisé mon regard mais ça ne la gênait pas, au contraire, elle riait. Cà m’a donné confiance, un jour je me suis approché et j’ai, j’ai… »

 « Qu’as-tu fait Bart ? »

« Non, rien, rien de mal. J’ai…posé ma main et je l’ai promené, là et là. »

Bart faisait des mouvements de haut en bas et de bas en haut. DeForest voyait très bien.

 « Et? »

« Mais rien! Emma se laissait faire, je crois qu’elle aimait. Et puis j’ai entendu du bruit et je me suis sauvé. »

 « Mrs Carter a reparlé de cet…incident? »

« Non. Jamais. Mais après quand elle était au bord de la piscine, elle m’appelait et me demandait de lui mettre de l’huile pour bronzer. Et il fallait que j’insiste bien sur les… »

La phrase resta en suspens.

 « Les seins? » risqua DeForest.

 « Oui.» souffla Bart « Et les… »

 « Fesses? » compléta l’inspecteur.

 « Oui, là aussi. »

 « Et après que s’est-il passé Bart? »

« Mais rien, rien. Pas avec moi ! Mr Carter et Mrs Carter se disputaient beaucoup. Mrs Carter sortait tous les soirs, il fallait voir ses tenues ! Des trucs où on voyait tout et pas de culotte, ah non, ça jamais! Mr Carter devenait fou, il buvait jusqu’à tomber, tous les soirs qu’elle sortait. Il a cru, je ne sais pas quoi, que tout était de ma faute et il a voulu me renvoyer. Quand Mrs Carter l’appris, ils se sont encore disputés, très fort. Mr Carter est venu me voir et m’a dit qu’il avait besoin que d’un assistant, au labo où il travaillait. J’ai compris qu’il ne voulait plus que je reste à la maison avec Mrs Carter quand il n’était pas là. »

 « Et c’est tout, tu ne l’as pas revue? »

« Oui, deux ou trois mois après, elle est venue me voir. Elle avait quitté Mr Carter, ça je le savais. Elle était avec un autre homme, quelqu’un de très important m’a-t-elle dit. Elle cherchait quelqu’un de confiance qui puisse lui rendre un petit service de temps en temps. Je lui ai dit qu’elle pouvait compter sur moi, pensez, Mrs Carter! Impossible de lui dire non. »

 « Et ce service, c’était quoi? »

 « C’est délicat, inspecteur, j’ai juré… »

« Oui, je comprends, concéda DeForest, mais à moi, tu peux tout dire… »

« Elle avait besoin de moi, environ une fois par mois pour réaliser quelques prises de vues de soirées privées, vous voyez ce que je veux dire, M’sieur, n’est-ce pas? »

 « Je crois deviner. Et? »

« J’arrivais bien avant tout le monde et je devais me cacher avec ma caméra dans un placard ou un cagibi aménagé spécialement pour que je puisse filmer. Il y avait du beau monde et de bien belles filles. A la fin je remettais la K7 à Mrs Carter et elle me donnait un petit baiser sur la joue. Et aussi je pouvais choisir une fille pour m’amuser un peu. »

 « T’amuser un peu? »

 « Euh, oui. »

Une lueur traversa l’esprit de Bart.

« Mais j’suis pas un pervers moi, hein, j’ai jamais fait le quart de tous les trucs que j’ai vu! »

« Qu’est-ce que tu veux me dire mon petit Bart? Qu’est-ce qui se passait dans ces soirées? »

« Mais vous savez, inspecteur, quand des hommes très riches et très influents donnent rendez-vous à des filles très jeunes, nues et dociles, il vient des fantasmes à ces messieurs. Ils ont à cœur de montrer tout ce qui les excite. Sans retenue. »

De Bart, DeForest avait tiré l’essentiel. Inutile de lui demander s’il avait gardé des images, Emma Carter ne pouvait prendre ce risque. DeForest sortit le petit calepin noir de sa poche. C’était encore dans sa bagnole qu’il réfléchissait le mieux. Personne pour le déranger, pas de collègue qui vient tailler la bavette, pas de cette saloperie de téléphone dont la sonnerie brutale vient tout interrompre avec une impolitesse insupportable. Il posa le carnet sur le volant et tourna lentement les pages, une à une. Le chlore de la piscine rendait illisible l’encre délavée de la plupart des pages. Quelques unes, au milieu du carnet restaient intactes. Elles étaient noircies de la même écriture ronde et haute, des lettres majuscules et des chiffres séparés d’un point. L’inspecteur comprit assez rapidement qu’il s’agissait des initiales de noms et prénoms (ou l’inverse) et de dates : RT 12.02.06, AA 08.03.06 et ainsi de suite. Les nombres des dernières pages se terminant par 08, DeForest en conclut que les notes courraient de l’année 2006 à l’année 2008. A première vue, il ne voyait pas qui se cachait derrière ces séries de lettres. Il n’était pas doué pour les rébus et celui-ci l’énervait. Par contre, l’inspecteur regroupa facilement toutes celles qui renvoyaient à la même date. Il trouva ainsi entre dix et douze rendez-vous par an, à raison d’un toutes les quatre à cinq semaines et une vingtaine de noms pour chacune des dates. Cela pouvait tout à fait ressembler à cette réunion réservée aux membres d’un club très privé dont il avait pu voir quelques images. Il nota que pour l’année 2008, les soirées se déroulaient toutes un samedi à partir du premier meurtre, le 6 avril.

L’inspecteur avait refermé le calepin noir et en tapotait la couverture sur le volant. Il était perplexe, ne savait pas dans quelle direction chercher en premier. Aller voir Emma Carter, mais lui demander quoi ? Pas assez de billes pour lui faire cracher quoique ce soit. Rendre visite à Pat Stone, l’archiviste ? Là encore, DeForest ne savait pas comment l’aborder. Il lança un pièce en l’air. Pile pour Carter, face pour Stone. Ce fut face.

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