L’Autoroute du Diable, IV

10 mins

(musique originale : Julie Andrews – Whistling away the dark)

J’avais vagabondé près des carcasses empilées qui composaient la colline sud, celle située au plus loin de notre clairière, et des caravanes. La pleine lune éclairait les voitures d’une lumière douce, conférant une aura presque poétique à notre cimetière à ciel ouvert. Moins de souffrance mécanique, en tout cas. Lorsque je revins vers le feu qui brûlait dans un fût métallique, Shérif était là, avec Père, et Bud installés autour du feu, affalés sur des pliables, des bières à la main.

J’arrivais à portée de voix au moment où Bud décrétait solennel :
– Notre grande nation s’est construite sur un génocide, parce que c’est comme ça que se construisent toutes les grandes nations. Alors il serait temps que Carthage s’occupe de sa part du boulot, c’est ce que je dis.

Shérif leva sa bière, comme pour saluer cette déclaration. J’aurais aimé que Bud nous explique quelles grandes nations s’étaient construites ainsi, et où elles en étaient, aujourd’hui. Mais Shérif pointa sa bière dans ma direction, et demanda à Père :
    – C’est lui, votre mécano, non ?
Un micro-silence s’installa, une gêne seulement perceptible par nous, l’équipe. A moins que Shérif ne l’ait senti également. Que dit-on à propos des flics, et de leur « odorat » ?
    – En effet, répondit Père, il est mécano. Au même titre que Bud, ou Mila…
    – Alors pourquoi il ne s’assiérait pas avec nous ? Ça fait quoi, deux ans que tu es arrivé là ?
Père m’encouragea à les rejoindre d’un geste. Je pris une bière par politesse, dans l’un des nombreux packs éventré qui traînait, et m’assis à même le sol.
    – Tu t’appelles quoi ?
    – Loss.
    – On dirait pas, à te voir comme ça.

Shérif était coiffé de son Stetson, les flammes se reflétaient dans ses Ray-bans miroirs. Un visage non de chair, mais de cire, ses traits effacés par d’innombrables chirurgies d’agrément. Difficile de lui donner un âge. A moins de considérer ses yeux, chose impossible, puisqu’ils demeuraient toujours cachés derrière des Ray-bans miroirs.
 Personne n’aimait les visites inopinées du Shérif. Pour d’innombrables raisons, incluant son visage de cire, les Ray-bans, le Stetson, le fait que Shérif symbolisait la loi de l’État quand prévalait le règlement de la société autoroutière – un règlement commercial sur lequel se chevauchaient les lois fédérales, une zone juridique des plus flous. Un bienfait, selon les dires de Père. Mais il n’y avait pas que ça, son allure ou les pots-de-vin que Père était obligé de lui verser. Les mots que Shérif prononçait, et surtout, les idées qu’il ne prenait même pas la peine de masquer. L’ensemble donnait cette impression : plus qu’un représentant de la loi et l’ordre, Shérif ressemblait un animal enragé arborant une étoile et une arme. Toujours prêt à bondir à la gorge du premier idiot qui aurait le malheur de contredire sa vision sociopathe du Monde.
    – Petit, sans vouloir t’offenser, tu ressembles plus à un pédé qu’à un génie des voitures. Ou à la limite, tu me ferais penser à un attardé mental. Une sorte de débile.

Je ne comprenais pas sa réflexion. Je sentis le malaise de l’assemblée, de Bud et de Père. Sachant que Shérif passerait dans la soirée prendre son enveloppe, j’avais enfilé ma combinaison de travail, certes largement ouverte sur mon torse, mais cela ne constituait pas en soi un fait suffisant pour définir mes préférences sexuelles, encore moins un problème de développement mental…
   – En dehors des voitures, c’est vrai que Loss peut paraître bizarre, mais…
Père interrompit Bud d’un tranchant de la main et demanda à Shérif de préciser sa pensée,
    – Chef, tu veux dire quoi par « génie des voitures » ?
Ne sachant comment répondre ou agir, je fis semblant de boire une gorgée de bière. Shérif détourna enfin son attention de ma personne pour la porter en direction de Père.
    – Eh bien, tu sais, des bruits courent. Il se dit que ton mécanicien possède une connexion neuronale.

Un autre silence aurait pu survenir, un silence qui aurait prouvé ma culpabilité à propos d’un pécher que je ne comprenais pas, mais Père partit d’un long rire, qui se termina par une quinte de toux. Un rire que Bud suivit forcé, avec quelques secondes de retard.
    – Tu crois que j’ai les moyens d’employer un mécanicien équipé d’une connexion neuronale ?
    – C’est pourtant ce que l’on m’a dit sur ton gars.
    – Ton témoin a dû voir Loss coiffé d’un casque de diagnostic, c’est tout.
    – Non. Mon témoin m’a parlé d’une hypercoaxiale branchée directement aux systèmes des voitures, et reliée à la nuque celui-là…
Père repartit d’un long rire, argumenta que si c’était le cas, je travaillerais pour une grande écurie de formule un – même pas, renchérit Bud, un type comme ça travaillerait pour l’armée, pour une grande corporation de Carthage ou mieux, au sein d’une de ces nouvelles compagnie d’exploitation spatiale. Père conclut d’un « sans vouloir t’offenser Chef, je crois que quelqu’un s’est bien foutu de ta gueule…

Cette remarque laissa Shérif songeur un moment. Il tapotait de son index sur le genou de son pantalon beige, ses ray-bans faisaient des allers-retours entre Père, Bud, et moi. Il finit par conclure:
– Ouais. Peut-être bien. Ces derniers temps j’ai comme la désagréable impression que beaucoup de gens ont cette tendance à se foutre de ma gueule.

Je ne comprenais pas pourquoi ma connexion était un sujet tabou. Et le pourquoi de ce tabou ne m’intéressait pas. Je ne pensais désormais qu’à fuir le feu. J’attendais le moment propice, qui ne tarderait plus puisque le débat me concernant semblait toucher à sa fin. Malheureusement, Bud ne put s’empêcher d’enchérir.
    – Et ce n’est pas un pédéraste. Je refuserais de travailler avec un pédéraste.
    – Non, c’est vrai. J’aime les femmes. Une en particulier… Même si elle, elle ne m’aime pas.

Je me félicitais de la rapidité de ma répartie. Je détestais cette tendance qu’ils avaient tous à discourir à mon sujet, en ma présence, comme si je n’étais pas là. Je n’aimais pas imposer mes vues, ni faire remarquer à mes interlocuteurs le non-sens de leurs propos. Cette politesse me faisait passer pour quelqu’un de différent, ou d’idiot. Ma justification fit rire Shérif, il s’en tapa la cuisse, et commenta « c’est le problème qu’ont tous les hommes, petit. Même le Christ dut dire quelque chose à propos des salopes », et je réalisai alors soudain que cette justification inventée pour l’occasion était une réalité intime à mon drame. Mila, la femme que j’aimais, je l’avais livrée ainsi en pâture au Shérif, cet être si répugnant, simplement pour me sortir de son jugement, je m’en voulais. J’avais honte. Je pris sur moi de ne pas me lever pour disparaître immédiatement.
Et Bud, incapable de passer à autre chose …
    – Je travaillerais jamais avec un pédé. Ni un juif, et encore moins un Mexicain… Un juif pédé et mexicain, ça pourrait exister, non ?
Père :
    – La loi fédérale interdit d’embaucher des Mexicains sur la Dame Rouge…
Shérif :
    – Et heureusement. Car si les marxistes s’infiltraient ici, ils auraient la main mise sur la seule voie praticable qui traverse encore le pays.
Bud :
    – Ouais, seulement, il n’existe aucune loi qui empêcherait un pédé de travailler avec nous, si ?
Shérif :
    – Si. Dans certains états.
Bud :
    – Hé bien que Dieu bénisse ces états !
Shérif :
    – Pour ma part, je préférerais être en prise avec toute une bande de folles sodomites en chaleur plutôt qu’avec ces saloperies de réfugiés mexicains.
Leurs préoccupations éloignées de ma personne, je pensais le moment opportun pour les quitter en emportant ma bière – et peut-être une ou deux en plus, afin de laisser une bonne impression. Mais Shérif me prit à témoin :

    – Toi petit, toi qui connais certains problèmes relationnels avec une femme – d’ailleurs je pense savoir qui c’est, et je me demande, Bud, pourquoi ta satanée sœur indienne n’a jamais la politesse de se joindre à nous, elle n’aime pas les visages pâles ? Mais qu’importe – petit, écoute cette histoire, elle va t’intéresser au plus haut point : car elle est riche en enseignements.
« Comme vous le savez, en plus des deux cent cinquante kilomètres de la Dame Rouge qui traversent notre état, j’ai ses abords sous ma juridiction. Et vous connaissez le genre d’habitants qui infectent le bas des ponts d’autoroute, d’ici au Mur Américain ? Tu le sais toi, petit ? Non bien sûr, parce que vous vivez tous en autarcie ici comme des bêtes au sein de ce dépotoir. Hé bien, ce sont ces putains de réfugiés. Ceux-là même qui ont été chassés du Mexique lorsque l’état de Chihuahua prit son indépendance et que cette satanée ville de Carthage Del Cristo est née. Les indésirables, les Mexicains natifs que les banquiers de Wall Street et les Européens ne voulaient pas voir habiter leur nouvelle Babylone sud-américaine, une partie d’entre eux sont restés à pourrir dans des favelas autour de Carthage, mais des dizaines de milliers sont venus s’incruster ici, dans des bouges, sur le territoire américain, en bas des piliers qui supportent notre belle autoroute : toute une bande de satanistes et de trafiquants en tous genres. Des putains de voleurs de poules. Des violeurs de femmes blanches. Des désespérés, qui n’ont nulle part où aller, en somme. Et moi, moi et mes quelques gars, nous ne sommes plus bons qu’à ça désormais, ramasser la merde que ces salauds laissent partout. Bon dieu, je n’ai même plus le temps de patrouiller sur l’autoroute et quoi, je dirige bien la police de la route, non ? Ou les choses auraient changé et je serais désormais le chef de la police de la chiasse des Mexicains, sauf que Washington aurait omis de me communiquer ce détail ? Merde. Merde je vous le dis mes amis, ce ramassis de salauds me dégoûte. On devrait les noyer sous un déluge de feu si l’on se respectait un peu, en tant que nation. Je crois en ça. Pour vous compléter le tableau, le mois dernier le gouverneur a fait passer un décret obligeant les sauvages au couvre-feu, et la formation de milices citoyennes et anonymes, qui ont le droit d’intervenir s’ils voient de la lumière dans un taudis mexicain passé vingt heures. Ce décret était censé me faciliter la vie. Parce qu’en plus du reste, désormais il faut prendre en compte l’essor des nouvelles drogues neuronales. Les bonnes gens redoutent de voir pousser partout des laboratoires clandestins, raison pour laquelle les compagnies d’électricité coupent le jus pour ces populations. Sauf que les Mexicains ont leurs propres générateurs, alors… Bref, il y a deux nuits de ça, un groupe d’une dizaine de Patriotes – c’est le nom que se donne cette milice – intervient dans une cahute où la lumière est allumée plein gaz, alimentée par un générateur illégal à essence, et bien sûr, le soleil est couché, il est vingt-deux heures trente. A ce stade de mon histoire véridique, je dois vous spécifier que l’habitation était un amas de tôles et de récupérations qui montait sur trois étages. Le tout crampé au pilier 42-654 de l’autoroute. Un délice architectural qui ressemblait plus à une tumeur dégueulasse qu’à une habitation. Et bien que je ne sois pas un spécialiste des questions concernant l’harmonie architecturale et son intégration aux structures autoroutières, l’édifice contrevenait sûrement à une chiée de lois américaines au code de l’urbanisation – enfin, les Patriotes en question font une petite descente dans ce nid. Il ne s’agit pas d’un laboratoire clandestin, ni rien. Rien qu’une famille qui s’imaginait trop supérieure pour s’éclairer à la bougie. Et ils sont tous là avec leurs visages noirs de crasses, poussant des cris aigus très désagréables dans leur baragouin espagnol, à s’agiter … Alors on les dérouille. Et copieusement, je vous prie de le croire. Vous pourriez penser qu’il s’agit d’un traitement sévère, il n’en est rien. Le décret du gouverneur autorise les miliciens à leur mettre à chacun une balle dans la tête. Après tout, pourquoi allumer les lumières quand ils savaient que c’était strictement illégal, hein ? C’est bien la preuve qu’ils cherchaient les problèmes. Les gars rossent donc toute cette foutue famille de macaques jusqu’au sang, puis décident de monter la gamine à l’étage, histoire de s’amuser un peu. Et bon, la nuit se passe, sauf qu’au petit matin, à la fin du couvre-feu, et donc à la fin de l’autorisation légale qu’ont les miliciens à intervenir, les gars émergent de leurs cuites et s’apprêtent à quitter les lieux quand ils entendent des cris venant de l’étage, plus un bruit sourd, à l’extérieur. Il s’agit de l’un des types ayant l’alcool mauvais, il a traîné la chica par les cheveux, à travers la chambre, puis l’a défenestré à poil, sans autre forme de procès. L’équivalent de trois étages seulement. Une belle chute, mais insuffisante pour tuer quelqu’un, normalement. Sauf que la fille est morte sur le coup, la faute à pas de chance. Et son putain de crâne de pute est éclaté au sol. Notre plus gros problème à ce moment-là, c’est que le couvre-feu est terminé – d’après les témoins mexicains du moins – ce qui transforme une action légale dans le but de réprimer un délit manifeste en un homicide au premier degré. L’histoire est relayée par la presse locale, puis montée en épingle sur toutes les chaînes espagnoles jusqu’à se frayer un chemin au congrès, à Washington. Sous la pression des démocrates, le FBI ouvre une enquête et envoie leurs inspecteurs, qui arriveront demain : ils attendent de moi que je leur donne les noms des honnêtes citoyens et fonctionnaires de police qui prennent sur leur temps libre pour faire appliquer la loi. Des sacrifices au nom de leur politique de faux-culs, en somme. Sauf que moi vivant, cela n’arrivera pas. »

Je sentis le lourd esprit de Bud travailler à un but identique au mien, leur fausser compagnie. Il me fallait devancer Bud, Je choisis donc de les quitter sans plus attendre, en me levant de la façon la plus nonchalante possible. Chaque mot que Shérif avait prononcé trahissait une haine sans borne du genre humain, et c’était un trait habituel de cet homme, habituel dans sa moindre expression, même la plus ordinaire. Comme lorsqu’il vous demandait de lui passer une bière, ou vous saluait. Vous aviez toujours cette impression que Shérif était sur le point de basculer dans l’ultra-violence. Sauf qu’en cet instant, alors que je me levais, Shérif me désigna d’un index braqué droit sur mon cœur, et grimaçant avec plus de rage, il affirma :
    – Tu vois petit, comment les femmes finissent toujours par nous foutre dedans ? Alors si cette petite salope de squaw te pose des problèmes – et sans vouloir t’offenser, Bud – tu lui mets une bonne danse, puis tu la balances au sol, et tu la prends dans cette gadoue, là, comme la chienne d’indienne qu’elle est. Mais tu la passes pas à travers une fenêtre. Jamais. C’est ça la morale de mon histoire. Même s’il n’y a que trois étages, faut jamais défenestrer les gens.
Sans pause, ni aucune logique avec cet enseignement, Shérif enchaîna par :
    – Et j’aimerais beaucoup que tu jettes un coup d’œil au moteur de ma voiture.

Shérif proposa à Père de le rémunérer pour ce service, mais Père refusa. Shérif affirma qu’il ne faisait jamais travailler son prochain gratuitement. Ce serait aller à l’encontre de sa vision qu’il avait de la Sainte Bible, et du Rêve Américain ; « celui-là sera pour toi », promit Shérif en sortant un billet de l’enveloppe que lui avait remis Père à son arrivée. J’échappais enfin à leur compagnie pour travailler sur une voiture, je m’en sortais bien.
Mon cœur battit la chamade lorsque je reçus une communication entrante venant de Mila. Un instant, j’émis l’espoir qu’elle m’inviterait dans sa caravane, comme cela arrivait souvent, avant. Avant la venue du nouveau Doc. La voiture de patrouille de Shérif était en vue lorsque j’entendis sa voix dans mes systèmes com.

 « Loss, tu m’écoutes et tu ne parles pas, tu dis rien. Quoiqu’il arrive, te connecte pas à la voiture de ce malade. C’est un ordre du vieux. »

La déception, plus deux questions d’une importance inégale. La première concernait le fait que tous soient restés sonorisés durant la soirée. Mila, tapie dans sa caravane, écoutait les échanges, et communiquait avec Père et Bud, via leurs systèmes coms. Cela me fit réaliser que la situation avec Shérif était plus explosive que je ne l’imaginais. Enfin, la question la plus importante : comment pourrais-je établir le moindre diagnostic sans me connecter à son véhicule ?

Quelques mètres avant je sentis l’Interceptor endormie remuer dans son demi-sommeil électrique alors que j’approchais. Repérer une dysfonction sans m’interfacer à son système était une opération impossible, aussi je décidai de rester un peu, le nez penché au-dessus de son moteur, suffisamment longtemps pour faire croire à Shérif que j’avais travaillé sur son problème. J’avais traîné derrière moi l’antique chariot à diagnostic, pour la forme. J’observai les traces que ses petites roues en plastique laissaient derrière, dans la poussière. C’était dommage. Non-pas que le véhicule de police soit exceptionnel – un modèle sport Lincold upgradé en muscle car – mais puisqu’il n’y avait rien d’autre à faire, en attendant le départ de son propriétaire, j’aurais préféré la réparer en vrai. Je laissai la voiture à sa tranquillité et retournai au hangar qui nous servait d’atelier et de poste médical. J’avais une idée en tête, un moyen d’effectuer la réparation malgré tout. C’était risqué, mais… Il s’agissait d’une rencontre dont j’avais envie, depuis longtemps.

A suivre

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