Tous ces mots échoués sur une plage de vide intersidéral, un vrai gaspillage. Ici, ne gisent que les méandres de mes pensées flottantes, libres d’emprise.
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Des années sont passées depuis la conversation calfeutrée au parfum sencha qu’a servi Valentine au coin du Salon de Thé, à Mademoiselle Sonoko. Yui Valentine se souvient que ce jour là, il avait renommé l’enseigne de la devanture, La Métaphysique des Camélias. Il sait aussi qu’il n’a jamais mis à exécution ce qu’il avait évoqué à sa cliente ce jour-là, bien que l’idée ne lui soit pas vraiment passée. Le désir de demander la main à Logan était présente mais voilà: les bons mots ne venaient pas à son esprit sinueux, ou du moins, pas au point d’être suffisamment présentables.
Il avait pourtant aménagé avec elle et poursuivi sa routine au salon. Là bas, ses employés avaient changé entre temps et il lui arrivait de temps à autre de songer, distrait, au Ronin à sa lame, passible d’apparence mais qui pour les yeux de son patient Mitsumasa, lentement brûlait et s’empoisonnait. Ivory Lancaster n’était pas resté longtemps non plus; toutefois, son empreinte dans ces lieux était aussi perceptible que son côté terre à terre. Enfin au fil du temps, la Princesse Tanaka avait cessé de briser des tasses ou peut être que son ouïe avait fini par s’y accoutumer. Quant à Éloquence, le chat, il ronronnait près des poissons, à l’aise comme un roi qui règne sur son trône. Il n’était pourtant le roi de rien mais visiblement le Roi quand même.
Tout coulait à flot, dans un tranquille lit au sillon continu. Le cour de la vie avait prit un paisible tournant après des obstacles aussi périlleux que métaphysiques.
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De temps à autre, Libra revenait dans quelques conversations avec Cammy. D’autres fois, elle même, s’échappait pour autoriser sa Psyché à se laisser emporter aux songes de là-bas. Une attraction à laquelle elle luttait, et Yui, lucide, le percevait. Autant que Cammy percevait les souvenirs et mémoires à jamais effacés de Valentine. Mais tous deux semblaient avoir fait le compromis d’accepter les traces de ce passé instable et surtout, d’y renoncer dans le fébrile espoir de construire la nouveauté de demain.
Un soir sous les couvertures, il revoit Cammy Logan faire une douce allusion sur le souvenir d’un passé qui lui échappe encore à lui, alors qu’elle effleure et chérit ces instants éphémères. Une évocation légère, très légère; une plume qui tombe, des ailes qui s’affaissent.
-Yui…
C’est un murmure du bout des lèvres.
-Est ce que tu te souviens… de la première fois qu’on s’est croisé à l’académie ?
Yui lève les yeux au plafond, dans un paysage vide de bruits, comme ce souvenir-la. Il laisse passer quelques respirations silencieuses et glisse le bout de ses phalanges dans les cheveux roux de la femme blottie contre lui, pour garder un semblant de contact avec ce qu’il lui reste de la réalité.
– Je pense que j’aimerais.
Un autre silence. Il sait que ce ne sont pas les mots que Cammy souhaite entendre et cela enveloppe son être d’une mélancolie désagréable.
-Mais de ce que j’ai pu trouver, des fragments matériels de ce passé-là… tu sais, tout me prouve que tu as marqué mes instants même en ce temps-là.
Yui Valentine a effectivement retourné tout ce qui restait en sa possession matérielle pour remonter ses souvenances dans le temps. Jusqu’à faire soupirer de lassitude son frère, Théodore, qui n’a que des souvenirs de Cammy Logan après leur accident de voiture. Il a fouillé ses archives de dossiers, harcelé son anamnèse altérée jusqu’à en perdre la raison; mais à chaque fois, c’est la même conclusion qui lui revient incessamment en tête. Et à chaque fois encore, une fureur sourde tremble depuis fond de ses entrailles: il jurerait sentir son cerveau frémir, si ce n’est pas s’enfumer d’un trop plein de colère retenue.
-Je crois que Thémis a pris ce qui m’était le plus précieux de mon existence avant… avant Libra.
Il caresse le doux visage de Cammy. Cammy Logan, qui priait derrière un silence blessé un retour qui ne reviendrait pas, se remémorait pour elle, pour lui, pour ce qui pouvait rester de leur chemin tracé ensemble avant que tout ne s’effondre. Elle cherchait désespérément un réconfort, la chaleur d’un bref souvenir, et c’est dans la douleur qu’elle réalisait que chaque instant passé avec lui ne faisait qu’effacer un pan supplémentaire de leur passé. C’était cruel cette damnation, c’était terrible ce prix à payer pour avoir tenté d’accéder à l’éternité. Elle perdait sa raison, lui sa mémoire, et c’est dans cette punition qu’ils avaient tous deux été renvoyé dans une humanité dérisoire. Ils avaient vécu les mêmes événements dans des tournures différentes, déviation incontrôlée, destinée mâchée et le plus navrant dans l’histoire était sans doute le fait que ni l’un ni l’autre, n’avait fauté pour déclencher cette divergence. Non, tous deux avaient vécu l’intensité de chaque instant, et c’est dans cette véracité trop honnête que deux plaques terrestres en fusion avaient dévié l’une de l’autre pour faire naître un étrange chaos dans leur relation. Aucun mensonge et ni infidélité ne justifiaient ce tournant et seule la fatalité de l’existence avait brisé leur cours, aussi dommageable qu’il puisse être. C’était en soi, un dénouement bien triste.