Acte II
L’histoire d’Oksana.
***
(une soirée entre amis)
Un homme, à Oksana :
– Tu pourrais nous raconter la chose la plus folle que tu aies vu ? Ou l’une des choses les plus…
Le même homme, à une femme :
– Okasana travaille dans la police.
Une femme :
– Tu es flic ?
Oksana :
– Pas exactement, mais oui, je travaille pour la police.
L’homme :
– Oksana est…
Oksana :
– Je peux le dire moi-même.
L’homme :
– Oui, pardon…
Oksana :
– Je suis agent technologique aux T.P, « tecnologías prohibidas ».
L’homme :
– Je ne voulais pas te mettre mal à l’aise, ou…
Oksana :
– Aucun problème.
L’homme :
-… révéler des choses que tu n’aurais pas envie de…
Alejandra :
– Des technologies interdites, ça existe vraiment ?
Oksana :
– C’est un terme générique, qui désigne surtout les usages illicites de technologies, mais oui. Et il existe aussi des technologies illicites. Ou des technologies licites, mais utilisées hors-cadre, dans des intentions criminelles ou délictueuses.
Alejandra :
– Et donc tu aurais une histoire à nous raconter, Oksana ? Une extraordinaire, ou mieux, une enquête particulièrement horrible avec du sexe et de la violence ?
Riley :
– Alejandra…
Alejandra :
– Quoi ?
Riley :
– Arrête.
Oksana :
– Non, ça va. Justement, j’ai une histoire. Mais je vous préviens, elle est longue à raconter.
” Nous connaissons tous les détails parce qu’il a laissé un journal intime, gravé dans son implant. Un document où il décrivait évènements et sensations en détail, je commence. C’est l’histoire d’un homme puissant, si puissant qu’il possède absolument tout. Un appartement magnifique tout en haut d’un data-building situé sur San Charbel, un loft avec… Vous savez, une terrasse arborée, et une piscine à débordement, enfin… Vous voyez le genre. Il est marié à cette actrice blonde, top modèle. Celle qui présente aussi une émission de cinéma sur le réseau principal. Oui, Maja Christiansen. Cet homme a tout pour être heureux, sauf une descendance, mais ce n’est pas vraiment un problème. puisqu’il est encore jeune, il n’a même pas trente ans. Mais voici l’ombre au tableau de cette vie extraordinaire : l’homme rêve, ou plutôt cauchemarde, qu’il n’est pas vraiment marié à Maja Christiansen. Dans ses visions, il se voit en compagnie d’une autre femme, une Japonaise, jeune elle aussi, et extrêmement belle, et qui l’aime, mais… Cette autre femme n’est pas, Maja Christiansen. Et lorsqu’il se voit partager son quotidien avec cette autre femme, leur appartement est totalement différent. Moins luxueux – mais entendez, un très bel appartement, qu’aucun d’entre nous n’aura sûrement jamais les moyens d’habiter, mais… Ce n’est pas son foyer. Cet endroit lui semble étranger, et en même temps, étrangement familier, alors… Bientôt se développe en lui la certitude de demeurer coincé, prisonnier entre deux existences. Dans ces conditions, comment se confier aux êtres qui l’entourent, et comment s’attacher à quiconque ? L’homme met une distance, s’enferme en lui-même. Il en perd appétit et sommeil. Est-ce qu’il serait victime d’une maladie dégénérative, ou d’une cyber attaque ? Toutes les hypothèses sont envisageables puisqu’il est très influent, et qu’il possède beaucoup d’argent. En secret de celle qu’il considère comme sa femme véritable, il consulte les meilleurs neurotechs de Carthage. Mais ils ne trouvent rien. Ni dégénérescence du cerveau, ni cyber attaque pouvant expliquer son état, rien de rien. Ce sont des psychiatres qui vont mettre un mot sur son trouble, en le diagnostiquant schizophrène à tendance paranoïde aiguë. L’homme est mis sous traitement. Il se sent différent bien sûr, comme endormi, pourtant… Le va-et-vient entre ses deux vies est incessants. Pour dix heures qu’il passe dans son loft en compagnie de sa femme, il se retrouve une heure avec cette autre, Yui Kudo. Il s’agit du nom de cette autre femme. Yui l’aime sincèrement. Et elle est parfaite, sur tous les plans. Aussi parfaite que peuvent l’être les jeunes et jolies japonaises qui ont pour père un riche industriel, pourtant… Notre homme pense à l’assassiner, il se dit… Il se dit que si cette autre femme disparaissait, alors cette autre vie disparaîtrait également avec elle, et il se retrouverait définitivement ancré dans l’existence qui lui parait authentique, celle en compagnie de son actrice blonde et adorée, seulement… Il n’a pas oublié le diagnostique des médecins. Et s’il est atteint de schizophrénie, alors comment discerner la réalité ? Peut-être est-ce Maja Christiansen, l’illusion ? Si c’est le cas, en tuant Yui, il se montrerait coupable d’un grand crime, celui d’avoir assassiné son bonheur. Un dilemme terrible. Notre homme réfléchit durant des jours. Il creuse dans sa mémoire, pour tenter de se souvenir qui de Maja Christiansen ou de Yui Kudo, est authentique. Ce jour-là, les réponses qu’il trouvera se révéleront bien plus terrible que le pire. “
Oksana :
– J’ai soif.
L’homme :
– Quoi ? C’est ça, sa réponse terrible ?
Oksana :
– Non, j’ai soif ! Je vous raconte cette histoire depuis une demi-heure, alors…
La femme :
– Seigneur ! Mais tu ne peux pas nous laisser comme ça !
Riley :
– D’accord, je vais te chercher à boire. Tout de suite ! Je te prends deux bières d’avance, pour que tu n’interrompes plus ton histoire. Okay, je paie même une tournée générale !
Alejandra :
– Un scotch pour moi, mon chéri.
L’homme, à Riley :
– Je viens t’aider à porter tout ça.
Riley :
– Je vais chercher à boire, mais je te préviens, tu ne continues pas ton histoire sans moi !
***
Plus tard.
Oksana :
” Vous voulez un résumé des épisodes précédents ? Non, ça va ? D’accord, j’ai à boire. Merci Riley. Je peux continuer mon histoire :
Un jour, l’homme sort et marche au hasard dans les rues, il fait beau. Il réfléchit, questionne sa mémoire intensément, essayant de se souvenir des circonstances de sa rencontre avec Maja, et avec Yui, afin de réaliser laquelle de ces deux femmes est la plus rattachée à sa “réalité”. Quand il se rend soudain compte d’une chose particulièrement troublante : quelle que soit sa vie, il n’a aucune idée du travail qu’il exerce. Pourtant son travail devrait être important au vu de son train de vie ? Pourquoi n’en garde-t-il aucun souvenir ? Ni de ses subordonnés, ni de son bureau, ni même l’adresse, où le nom de la corporation pour laquelle il travaille ? L’homme ne se souvient pas plus de ses études. Sa situation est si bonne qu’il doit bien être question d’une transmission ? Mais il ne garde aucun souvenir de sa famille, ou de son enfance. Pas d’amis, rien. Même s’il possède deux vies, ces vies se résument à deux femmes, et deux adresses. Maja Christiansen dans son loft de rêve sur San Charbel, ou le luxueux appartement qu’il partage avec Yui, au vingt-septième étage d’un data-building de standing, situé à l’angle de Castillo et Cortès. Rien, hormis ces choses. Un désert. Peu importe qu’il ait deux vies, ce sont deux coquilles vides. Dans son journal, il décrira cette prise de conscience comme une chute sans fin à travers des abysses. L’homme perd pied, alors il retourne dans son loft, traverse le salon à la façon d’un somnambule, croise Maja, à qui il ne prononce aucune parole, va sur la terrasse derrière la piscine à débordement, et se jette dans le vide, du haut de la tour. Mais cet imbécile ne meurt pas. Bien sûr. Il se retrouve empêtré dans les filets de sécurité. Quoi, tu ne le sais pas ? Dans les étages élevés, les fenêtres ne peuvent s’ouvrir, et s’il y a des terrasses, où le moindre accès au vide, il y a un système de sécurité. Dans le cas contraire nous ne pourrions plus marcher dans les rues sans risquer de nous prendre un suicidé de la haute sur nos têtes. Quoi ? Non, ce n’est pas une digression ! C’est lui qui ne le savait pas ! D’accord, je continue mon histoire. Mais tu permets que je boive un peu de bière ? “
Oksana :
– L’homme se trouve empêtré dans le filet de sécurité. Quatre étages au-dessus de sa tête, sa femme actrice est dans tous ses états. Elle hurle, elle pleure, elle ne joue pas. Tant bien que mal, l’homme arrive à se retourner, les yeux vers le ciel, quand soudain un bruit, une sensation de déchirement, il parlera dans son journal du « déchirement du Monde », et l’instant d’après… Le voilà dans un lit, à faire l’amour à une fille aux cheveux bleus. Il n’a aucune idée de ce qu’il fait là, il ne sait pas qui elle est, et… « Faire l’amour » n’est pas vraiment l’expression appropriée.
Alejandra :
– Tu veux dire qu’il la baise sauvagement ?
Oksana :
– Quelque chose comme ça, oui.
Alejandra :
– On veut des détails !
Oksana :
– Non, ce n’est pas la peine. Je préfère laisser chacun utiliser son imagination.
Alejandra :
– Mais c’est injuste ! Si tu as consulté son implant, toi tu as eu accès à tous les détails, et même les sensations ! Pour une fois que ton histoire promettait d’être intéressante !
Riley :
– Alejandra…
Alejandra :
– Mais non, ça va. Regarde elle rigole ! Je plaisantais mon amour, c’est tout… Excuse mon interruption. Vas-y Oksana, continue. Je suis impatiente de connaître la suite.
Oksana :
– Hé bien… Ils baisent, comme le dit Alejandra, et ça n’en finit pas. Une boucle d’orgasmes à l’infini. Impossible de savoir combien de temps il reste avec cette fille, dans ce lit, mais l’homme finit par perdre conscience, et se réveille sur une plage. Un endroit magnifique. Il fait chaud, il enlève chaussures et chaussettes pour plonger ses pieds dans le sable brûlant… Il y a même des oiseaux, des mouettes, sauf que… Au bout de quelques minutes – trois minutes et trente-trois secondes, très précisément, c’est la même mouette qui pousse le même cri perçant. La même vague qui s’écrase au loin à sa gauche, sur des rochers. Le même dessin de l’écume quand la même vaguelette se retire… Tous les influx, toutes les sensations, sont parfaitement identiques. Il s’agit d’une nouvelle boucle, comme celle qu’il a connu plus tôt, avec la fille aux cheveux bleus.
L’homme :
– J’ai compris. Ton type s’est fait hacker comme il le craignait. En plus, si cette histoire s’était réellement déroulée et avait impliqué Maja Christiansen, elle aurait été à la une des réseaux.
Oksana :
– Mais mon histoire a fait la une des réseaux, et non, l’implant du type n’a pas été hacké. Voici comment les choses se sont déroulées :
L’homme riche de vingt-huit ans qui partageait sa vie avec Maja Christiansen était en réalité un jeune de dix-neuf ans venu faire ses études à Carthage. Il jouissait d’une somme confortable, offerte par ses parents pour ses études, des parents commerçants nord-américains. A sa vingtième année, alors qu’il était rentré au pays – à Orange, Caroline du Sud – ses parents et amis lui offrirent une E.V. Ça partait d’une bonne intention.
– Alejandra :
Une EV ?
Riley :
– C’est un module d’expérience virtuelle.
Oksana :
” Son entourage savait les études en médecine à Carthage particulièrement difficiles, et ses parents voulaient lui offrir un endroit où il pourrait faire le vide, se détendre, échapper à la pression, le temps de trois minutes trente-trois secondes. Il s’agissait de cet instant, sur la plage. Une EV de courte durée, peu évoluée dans ses interactions, mais une EV de bonne qualité. Elle avait dû leur coûter pas mal d’argent. Notre étudiant retourne à Carthage, où il adore son cadeau. Un peu trop. Ensuite, une histoire d’amour qui se terminera six mois après avoir commencé, il éprouvera une certaine rancœur contre la jeune femme, contre les femmes aussi, en général. Il a tendance à passer de plus en plus de temps sur sa plage droite sortie du vingtième siècle. Même s’il confiera à son journal qu’il ne supportait plus l’instant où il percevait la fin de la boucle, le cri de la mouette finissait par le rendre marteau… Un jour ou une nuit, il craque, et dépense sans compter pour s’acheter une EV-X de seconde zone, la fille aux cheveux bleus. Quelqu’un a déjà utilisé des EV-X ? Non, personne ? Je ne vous crois pas. Enfin, il s’agit souvent de matériel de mauvaise qualité fabriqué d’après de vrais acteurs, en chair et en os. On ressent les sensations de la femme, celles de l’homme, séparées et pourtant mélangées à ses propres sensations… Imaginez-vous vous moucher dans un mouchoir trempé par la morve d’un autre, et vous aurez une vague idée de l’effet que cela produit. Je ne le conseille pas. Dans son rapport, le légiste a conclu que notre étudiant laissa quelques récepteurs synaptiques dans cette expérience. Oui, j’ai bien dit légiste, vous comprenez donc comment toute cette histoire va finir… L’étudiant est répugné par la EV-X, autant qu’il ne supporte plus le cri de la mouette à trois minutes et trente-trois secondes. Pourtant, il préfère se moucher sexuellement dans un mouchoir trempé par la morve d’un autre que de devoir vivre avec la peine et la colère que sa rupture ont crée. Et puis il craque. Il s’achète une EV haut de gamme. Dans celle-là, il lui est possible de vivre une existence de rêve en compagnie d’une charmante épouse japonaise. Un appartement plus qu’agréable, une simulation poussée d’un quotidien, aussi bien dans ses instants culinaires que sexuels… L’étudiant claque une grosse somme d’argent qu’il n’a pas les moyens de dépenser. Mais il se dit que ce n’est pas grave, qu’il pourra toujours travailler, pour financer ses études, ou contracter un prêt… Il ne le sait pas encore, ou peut-être qu’il le sait trop bien : il s’est condamné. Il ne va plus en cours, passe désormais sa vie dans cette EV, en compagnie de sa charmante épouse, Yui Kudo, qui contrairement à l’autre l’aimera pour l’éternité, elle ne le rejettera jamais… Une expérience unique et personnalisée qui n’a rien à voir avec de vieux mouchoirs usagers. Tellement poussée que vous pourriez en oublier votre identité. Pourtant un jour, l’étudiant émerge de son trip virtuel, suffisamment longtemps pour vider ce qu’il reste de son compte en banque, revendre sur le marché de l’occasion la plage, la fille bleue, et même Yui, et s’acheter avec cette somme la dernière production à la mode, le top du top… Une nouvelle EV qui permet à son utilisateur de passer sa vie virtuelle en compagnie de la célèbre Maja Christiansen. L’actrice en personne a été utilisée pour la modélisation, tout est authentique, même ses orgasmes. “
Riley :
– J’avais vu passer la publicité concernant cette EV, mais une chose m’échappe. Lors de la simulation, tu nous as dit que l’homme était sorti de son loft, pour marcher dans les rues de Carthage ? Tu dis qu’il avait consulté des neurotechs dans cette univers virtuel, et même des psychiatres ? L’EV l’avait diagnostiqué schizophrène, comment une pareille chose est possible ?
Oksana :
– Nous ne parlons pas d’une simple EV qui simulerait un quotidien et un rapport amoureux localisé dans un bel appartement, non. Il s’agit de la première génération des futurs EV haut de gamme. La simulation a reproduit la ville entière, et il est possible de s’y balader. Les passants que tu croises, aussi nombreux que ceux irl, sont tous modélisés à la volée grâce un algorithme qui randomise des caractéristiques physiques et psychologiques d’après l’évantail du génome humain. Le client peut entrer dans n’importe quelle boutique, dans n’importe quel magasin. Il peut parler à qui il veut, et même effectuer des achats virtuels dans cet univers virtuel ! La folie est totale. Les limitations : il lui est impossible d’entretenir des relations complexes avec d’autres bots, hormis celui de Maja. Tu ne peux “connaître” personne d’autre dans cette simulation. Impossible de décrocher un boulot… Tu restes une sorte de touriste, dans une nouvelle vie virtuelle. D’où l’impression que sa vie était une coquille vide.
Riley :
– Aucune EV n’est capable de faire tourner un tel monstre…
Oksana :
– L’EV ne fait rien tourner en local, le processeur est un building entier, un mégaserveur situé à…
Alejandra :
– Je ne comprends rien à toute cette technologie. L’histoire finit comme ça ? Il s’agissait d’un simple addict aux technologies virtuelles qui s’est suicidé lorsqu’il l’a réalisé ?
Oksana :
– Lorsqu’il l’a réalisé, lorsqu’il s’est “réveillé”, il était trop tard bien sûr. Il avait perdu son statut d’étudiant, ce qui entraîna de la part de l’administration au logement un avis d’expulsion holo affiché sur sa porte. L’argent que ses parents lui avaient donné pour ses études, envolé. Son avenir, envolé. Mais ces choses n’avaient aucune importance, non. Pour lui, sa vie réelle se trouvait toujours en compagnie de Maja Christiansen, dans ce loft magnifique, tout en haut d’une tour. Combien de chance avait-il, dans la vie réelle, de se payer un loft pareil, et rencontrer Maja Christiansen ? Et qu’elle tombe amoureuse de lui, et que cela ne s’arrête jamais ? A son réveil, il eut l’impression que quelqu’un, ou quelque chose, lui avait volé sa vie pour le condamner à une existence minable. Il ressentit une intense colère. Alors il partit sur les subréseaux, où il trouva quelqu’un d’accord pour échanger son EV contre un fusil d’assaut. Approchez tous, personne ne doit entendre la suite… Cet étudiant… Il est l’auteur de la fusillade, cette semaine, à l’Empire Plazza.
A suivre…