Un jour une nuit plus un matin, à Carthage Del Cristo – Acte III

7 mins

Acte III
L’histoire d’Alejandra.

L’homme :
– Bon dieu… Merde… Bon dieu de merde. Le tueur de l’Empire…

Oksana :
– Chut… Plus doucement. Rien n’a encore fuité. Les avocats de la corporation éditrice de l’EV sont en train de négocier des accords avec l’administration de la santé.

L’homme :
– Ainsi, il s’agit de l’histoire de ce pauvre bougre… Quel malheur.

Alejandra prend une bouteille de bière, qu’elle frappe sur la table, la mousse en jaillit :
– Ce n’est pas du champagne mais yahou ! Buvons à la mort de ce minable !

Riley :
– Alejandra, tu en mets partout !

Alejandra :
– Ton histoire était géniale, Oksana, merci… Non, à bien y réfléchir, ton histoire était atrocement nulle, à l’image de son héros. Mais tu l’as raconté divinement. Et crois-moi, je te fais un compliment. Car savoir narrer est un don rare, très utile dans notre société. Tu devrais penser à te reconvertir dans l’écriture de divertissements ?

La femme :
– Il s’agissait d’un jeune type au cœur brisé qui s’est fait bouffer par des mirages, n’importe qui aurait pu se faire avoir. L’administration devrait interdire les EV. Au moins celles qui sont dangereuses pour la santé.

Alejandra :
– C’est justement là où tu te trompes. Tu aurais pu te faire avoir, toi, ma belle ?

La femme :
– Je ne peux pas l’affirmer. Mais en période de fragilité…

Alejandra :
– Jamais ! Jamais JE ne me serais faite avoir. Alors comptez pas sur moi pour éprouver la moindre compassion envers ce salaud. Avant de pleurer sur son sort, est-ce que vous pensez à toutes ses victimes ? Parmi elles, il devait y avoir beaucoup de gens biens.

Riley :
– Ce n’est pas ce qu’ils voulaient dire, il ne s’agit pas de mettre des vies en balance, simplement…

Alejandra :
– Oui mon amour, tu as raison, les choses sont toujours très simples.

Riley :
– La société a tendance à considérer les nouvelles technologies comme partie intégrante du “progrès”. Or, ce n’est pas toujours le cas. Parfois, la technologie nous place dans des situations inhumaines.

Alejandra :
– Je ne défends pas les univers virtuels, d’ailleurs tu sais combien j’ai horreur de ces gadgets technologiques. Cependant, il serait malhonnête de désigner la technologie comme responsable. Oksana a dit que le problème est venu avec l’EV originelle, celle de la plage virtuelle. Moi, j’irais plus loin qu’elle : le problème est venu quand la mère de ce tas de merde a écarté les cuisses pour le mettre au monde. Ce qui me met en colère, c’est la faiblesse d’une authentique victime, qui n’a jamais rien fait, jamais rien démontré de sa valeur durant le temps de sa brève et misérable existence, il n’a rien vécu, et cette propension qu’ont les minables à toujours prétendre que leurs souffrances sont causées par les autres – par la femme qui l’a quitté, ou l’utilisation d’une EV, mais ce sont des conneries ! Est-ce que tous les utilisateurs d’EV ou tous ceux qui se sont fait largué provoquent des tueries ? Non, ce qui me met en colère, c’est lorsqu’on voudrait me faire croire que sa vie pouvait avoir la moindre valeur. On s’aveugle au mal qu’il a crée, et si on y réfléchit bien, a-t-il vraiment perpétré le mal, à travers sa tuerie finale ? Non, car pour faire le mal, il faut en avoir conscience. Il faut en avoir aussi l’intelligence, y trouver un intérêt. Le mal a besoin d’une pointe de décadence, et surtout, que son auteur ait le courage de l’accepter, de le porter. Trop minable pour construire quelque chose de digne durant son existence, et trop minable pour avoir le courage de détruire sans se donner de fausses excuses. Légitimer le mal sous couvert de sa soi-disant “souffrance”, non, non. Ce garçon n’est ni victime, ni coupable. Il n’est qu’une merde pathétique de plus comme sait en chier notre époque. Mais cela me fait penser à une autre histoire, où il est aussi question de technologie, de perte d’identité, et surtout du mal, dans sa forme la plus pure qui soit. Est-ce que vous voulez l’entendre, mon histoire ? “

Alejandra :
– Mais avant de vous la raconter, laissez-moi vous poser cette question : à quoi, selon vous, rêvent les hommes puissants ? De partager leur vie avec une stupide actrice dans un stupide loft avec terrasse et piscine à débordement ? Est-ce que ces choses peuvent suffire à leur bonheur ?

L’homme :
– L’amour. Ils rêvent d’amour authentique, parce qu’on dit que l’amour ne s’achète pas.

Alejandra :
– Tu es mignon. Mais l’amour s’achète, aussi sûrement que n’importe quel produit manufacturé. Il y a énormément de femmes qui ne peuvent tomber amoureuses que d’un compte en banque. Et il est authentique leur amour, au moins autant que celles qui tombent amoureuses des hommes athlétiques, ou d’autres femmes des hommes intelligents. Et la plupart de ces femmes, dans leur grande majorité statistique, ont toujours possédé de l’argent.

Oksana :
– L’immortalité. C’est de ça dont rêvent les puissants. Le transhumanisme nous l’apprend.

Alejandra :
– Oui. Mais pas tout à fait. L’immortalité ne leur suffit pas, enfin, pas exactement.

Oksana :
– Tu parles comme si l’immortalité existait. Les nouvelles technologies médicales peuvent permettre aux plus fortunés de vivre jusqu’à disons… Cent cinquante ans, en théorie, mais…

Alejandra :
– L’immortalité existe déjà. Imaginons que tu ailles confier ton corps à la Dream Corporation, pour devenir pilote d’une de leur machine. Cryogénisée dans un système médicalisé dernier cri, avec seulement ton esprit a demi-allumé, tu pourrais vivre combien de temps ainsi ? Deux cents ans ? Deux cent cinquante ? D’ici là, les corporations auront fait suffisamment de progrès pour garantir l’immortalité de ton cerveau. Ils considéreront ton cerveau comme une source de profits, et les profits sont pensés pour perdurer à l’infini. Sauf que tu resterais inconsciente. Tu ne profiterais pas de cette immortalité. Donc, cette immortalité-là est inintéressante. A bien y réfléchir, l’immortalité a toujours existé, en un sens. Car c’est l’immortalité que promettaient les religions, quelle qu’en soit la forme. Pourtant, les puissants eux, au contraire des peuples, n’y ont jamais rêvé. Car a quoi pourrait leur servir une âme immortelle s’ils perdaient leurs attributs de puissance ? Les puissants, tout comme Satan, préfèrent régner en enfer plutôt que de se soumettre au paradis. Se placer sous l’autorité d’un ” dieu ” ? Pour l’éternité ? Ah ah, non merci. C’est la raison pour laquelle, depuis la nuit des temps, les actions des puissants vont à l’encontre des morales religieuses. On peut même dire que le puissant est l’ennemi de dieux. Il est l’antéchrist. Non, pour l’élite de l’humanité, l’immortalité n’est intéressante que si elle garantit la pleine jouissance de ses capacités physiques et intellectuelles, c’est le premier point. Le second point, vous le découvrirez dans mon histoire, si vous désirez toujours l’écouter. “

” Pour celles et ceux qui ne le savent pas, je travaillai au célèbre Club 33, qui tire son nom des trente-trois légions infernales. La nuit, vous savez… Ceux qui sortent dépensent beaucoup d’argent et d’énergie pour s’illusionner que leurs vies bien rangées pourraient être gouvernées par le chaos de la défonce ou du sexe. Ils ne sont pas très différents de ce type bloqué dans ses expériences virtuelles. Les clients de la nuit sont des pigeons, prêts à être plumés, de toutes les façons qui soient. Mais ceux qui travaillent la nuit, celles et ceux qui vivent véritablement la nuit, évoluent à travers un univers qui ne s’embarrasse plus des frontières morales. La nuit est le territoire des anges et des déchus, tout un monde qui se côtoie, sans jugement, ni haine, rien. La nuit est donc le moment propice pour faire circuler certaines histoires si profanes et ennemies à la vie qu’elles n’auraient jamais dû être racontées. Vous comprendrez à la fin de celle-ci pourquoi je resterai discrète sur l’identité de son protagoniste principal, et des circonstances dans lesquelles elle m’a été racontée.
Tout commence avec un homme, qui était déjà un vieillard à une époque où tous ici étions encore prisonniers de l’enfance. Il était un homme véritablement puissant, qui possédait tout, et pire, il détenait la potentialité de posséder plus encore. Et à quoi rêvait-il ? Sûrement pas de stupide loft, ni de piscine à débordement. Les actrices célèbres ? Il lui suffisait de les convoquer dans l’un de ses appartements, et sans un dîner, sans même une coupe de champagne ni même un salut, simplement le leur ordonner pour qu’elles s’allongent, écartent les cuisses, et se fassent ensuite finir par les domestiques. A son époque “actrice”, ses préférées étaient celles qui paraissaient prudes à l’écran. Mais ces enfantillages le lassèrent. Arrivé à soixante-dix ans, ce fut la vie elle-même qui finit par le lasser. Il se remémorait ses débuts. Il se souvenait comment il avait démultiplié sa fortune, comment il avait transformé un héritage familial confortable en une entité sauvage et affamée plus puissante que des nations. Là avait été le côté intéressant de son existence. Faire preuve de créativité, comprendre la direction que prenait l’humanité, en inventer de nouvelles, les siennes, des directions vers lesquelles l’humanité serait heureuse de se précipiter… Et les risques, et les paris impossibles qui valaient tout l’or du Monde. Des contrats signés équivalents à des braquages planétaires, obtenus uniquement au début de sa carrière par sa supériorité intellectuelle et stratégique sur son adversaire… Malheureusement, arrivé à un certain niveau de puissance, toutes ces choses qui avaient été passionnantes devinrent superflues. L’argent appelle l’argent, l’argent travaille seul, l’argent crée l’argent. La fortune se transforme en tumeur maligne pouvant grossir et de se multiplier à l’infini. Les prospectives étaient formelles : peu importe l’intensité des crises ou des guerres futures, aucun évènement n’aurait jamais le pouvoir de nuire à son empire au-delà d’une entame ridicule. Alors… La vie lui paraissait sans enjeux. Dans ces conditions, le vieil homme ne rêvait pas d’immortalité, mais d’une autre chance : celle de tout recommencer, de repartir à zéro. Et reconstruire un nouvel empire, aussi grand, voire plus puissant ! A son époque, Carthage n’était pas la mégalopole que nous connaissons. La ville se composait alors d’une poignée de buildings construits sur l’ancien centre-ville de Chihuahua, et qui peinait à asseoir sa légitimité au niveau international. Carthage n’était pas considérée comme le dernier refuge civilisé de l’humanité. Il s’agissait seulement d’une vision, d’un projet. Un hub déguisé en ville, une future plateforme incontournable pour qui voudrait échapper aux lois de régulation des marchés financiers. Un paradis pour les corporations chargées de développer les nouvelles technologies émergentes sans la soumission aux lois sur la bioéthique… Pour qui était suffisamment visionnaire, Carthage représentait la promesse de fortunes défiants l’entendement. Et bien sûr, le vieillard avait été l’un des premiers pionniers, un investisseur majoritaire. Aussi il se mit à considérer le développement de Carthage comme un peu… Sa marotte. Un jour, lui vint aux oreilles de nouvelles recherches, un projet particulièrement fou. Qu’il finança, bien sûr, mais de façon officieuse. Une nouvelle technologie qu’il fit développer durant dix ans dans le plus grand secret. Il s’agissait d’une biopuce neuronale, capable de piloter non pas une prothèse, ni d’offrir une connexion comme les biopuces standard que nous connaissons, mais une biopuce neuronale pouvant piloter le corps humain en son entier, et surtout… Cette puce était capable d’enregistrer la personnalité d’un individu, sa mémoire, son expérience ses ressentis, sa construction psychique, en un mot … Son âme. »

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