Encore ce rêve où je poursuis cette lumière. Sauf que, cette fois, la lumière se retourne. Elle ne m’ignore plus. Elle me sourit même. D’où vient ce soudain revirement ? Je tends la main vers elle. Son aura ne s’écarte pas. Elle m’appelle. Sa voix libère les larmes prisonnières. Une paume chaude vient les recueillir.
Des prunelles d’un bleu profond luisent à l’intention du ciel. Le soulagement se confronte à la peur. La peur d’être seul. La peur d’être oublié. La peur de perdre le peu que j’ai gardé, et celle d’effacer l’avenir qui se profile devant moi. Peut-être sera-t-il radieux, ou bien me dirige-t-il vers un autre gouffre. La seule façon de savoir est d’avancer, sans oublier de regarder où les pieds se posent. Par chance, la lumière me guide.
Nellis s’attelait au rangement de ses étagères bordéliques, courbées sous le fatras des trésors de ses expéditions. Mú ronflait, roulé en boule parmi la mer de coussins. Pour ma part, je restais prostré auprès du feu, une tasse de tisane tiède dans la main, à contempler le bois mort se consumer dans une volée de braises. J’y voyais le doute me ronger écorce après écorce, dans un flot ininterrompu de pensées contraires et mélangées.
Les derniers jours avaient eu leur lot de tempêtes. Mon esprit peinait encore à ramasser les quelques bribes épargnées par les vapeurs narcotiques. Je me souvenais de mon épouse, se tenant pareille à un démon sous l’orage, sa voix menaçante étouffant l’averse et le tonnerre. Son discours formait une mélasse dans mon cerveau. L’insulte « vieille folle » résonnait en boucle. Elle fut répétée à maintes reprises. J’avais été effrayé par la colère de la sorcière, laquelle laissait dans son sillage une traînée menaçante.
Nellis nous avait ensuite conduits dans un autre endroit en attendant une accalmie. Elle m’avait dégrisé à l’aide d’une mixture nauséabonde au goût de rouille.
À peine étions-nous de retour à la tanière du chêne que l’orage se déchainait de plus belle. Tandis qu’au dehors régnait le vacarme, Nellis et moi nous étions enfermés dans un silence encore plus pesant que d’ordinaire. Cinq jours durant, le ciel avait hurlé tandis que nos bouches restaient cousues.
Le confinement forcé fut tel que j’en étais venu à bénir la présence de Mú. Le furet-léopard avait enchaîné les crises de panique devant ce qui ressemblait à l’agonie du monde, éventrant les coussins et rajoutant au bordel des étagères. Nellis n’avait eu de cesse de devoir l’apaiser par des pensées réconfortantes, ce qui l’avait pas mal épuisée. La démonstration quotidienne de son pouvoir n’avait cependant pas calmé mes craintes, bien au contraire.
J’avais eu le temps de repenser aux paroles de la Gardienne. Nul doute que la vieille elfe et la sorcière entretenaient un conflit latent. Cette question, pour le moment, demeurait dans un coin, faute de place pour la caser. La bataille continuait de faire rage. Pour moi, la tempête ne s’était pas calmée.
L’agitation dans la tanière m’éveilla de ma torpeur pensive. Je vis Nellis enfiler ses fourrures et sa sacoche.
─ Tu sors ? l’interpelai-je d’une voix éteinte.
─ Cela ne se voit pas ? rétorqua-t-elle en dressant un sourcil dubitatif.
─ Je peux venir ?
La sorcière poussa un soupir.
─ Tu as vu la mine que tu tires ? Va plutôt te recoucher. Ce sera mieux.
─ Prendre l’air me fera plus de bien.
Aucune envie de tourner en rond dans le lit.
─ Fais comme tu veux, lâcha mon épouse dans un haussement d’épaules. Tu n’es pas mon prisonnier.
Ça, je n’en suis pas sûr.
─ Allez Mú, ramènes-toi. À toi aussi prendre l’air te fera du bien. Tu ne fais que dormir depuis hier.
Le furet-léopard dressa la tête, lança à son âme sœur une moue qui, d’ordinaire, m’était réservée, puis s’étira bruyamment avant de décamper à la vitesse de la lumière.
Un paysage de lamentations recouvrait le chaos familier de la forêt. Le vent avait arraché la moitié des branches des arbres avant qu’elles aient eu le temps de bourgeonner. Plusieurs troncs étaient couchés, certains déracinés. Un champ de boue tapissait la clairière du chêne. Je notai que le petit potager de Nellis avait survécu grâce à sa bulle magique. Le vent et les débris avaient effacé les pistes de gibier. La sorcière et moi marchions à l’aveuglette au milieu de cet environnement totalement changé
─ Je n’ai jamais vu de tempête aussi puissante, commentai-je en brisant la paix du chaos.
─ C’est ma première à moi aussi depuis que je suis arrivée dans ces bois. Apparemment, elle apparaît tous les trente ans environ. Les elfes des bois la nomment « la Faucheuse ».
─ Un nom approprié, soulignai-je à la vue d’un bosquet de pins décapités.
Nous explorions désormais une pente moussue. Nellis marchait courbée afin de repérer les nids de champignons qui l’intéressaient. Elle n’avait aucun mal à se plier et faire des mouvements amples dans cette position. À croire que ses os étaient en pâte à modeler. Les elfes des bois m’apparaissaient définitivement plus agiles au centuple que leurs cousins des villes.
Je me délectais d’une brise froide qui chassa, l’espace de quelques instants, la forêt de nœuds pour ne laisser qu’une seule pensée, emprunte de sérénité.
L’orage chassa cette paix. Je dressai les yeux en direction du ciel, aussi bleu et pur qu’à son premier jour.
─ Jilam ! Attention !!! hurla la sorcière paniquée.
Je vis alors les mâchoires de la forêt se refermer. La colline toute entière s’effondrait en nous emportant dans sa chute. Une énorme vague boueuse déferla en occultant le soleil. Des griffes se plantèrent subitement dans mon bras. Une lumière ardente emporta ma vision. Le monde se mit à tourner. Mon corps se retrouva écartelé, menaçant à tout moment de rompre. Je m’accrochai de toutes mes forces aux fourrures. Quelque chose me fouetta le visage.
Le temps s’arrêta.
Je m’extirpai d’un monticule de limon fangeux. Paniqué, je lavai mes yeux de la terre qui les aveuglait. Un énorme roc gisait à dix centimètres de l’endroit où j’avais atterri. Mes genoux pataugeaient dans un potage de boue, de plantes déchiquetées et de gravats. Le cerveau réduit lui aussi à l’état de bouillie, je cherchai, dévoré par l’angoisse, la silhouette frêle de Nellis. Un puissant soulagement m’étreint quand je la vis, adossée à un tronc écorché.
─ Nellis ! Tu vas bien ? l’appelai-je au travers des larmes qui lavaient mes joues de la saleté.
─ À part mon bras, le reste ça va, dit-elle d’un ton calme en se tenant le dit-bras. Et toi ?
─ J’ai mal partout. C’est que tout va bien.
Je lui souris, incapable d’arrêter le flot s’échappant de mes paupières.
─ J’ai perdu ma sacoche, avoua la sorcière tandis que nous examinions sa blessure. Hum. La fracture me paraît nette. Mais impossible de préparer une potion ici. Que le diable emporte cette maudite sacoche !
Je te rappelle que tu l’as tué.
─ Où avons-nous atterri au juste ?
Visiblement, au fond d’un ravin. La falaise grimpait à pic jusqu’à disparaître au travers d’un plafond de brume. Pareille chute aurait dû nous tuer à coup sûr.
─ Merci, soufflai-je en revenant à mon épouse. Tu m’as encore sauvé la vie.
L’elfe secoua ses beaux cheveux encrassés.
─ Si à chaque fois tu t’étais contenté de rester à la tanière, je n’aurais pas eu besoin de le faire.
La gratitude et la joie du soulagement se dissipèrent pour ne laisser qu’un goût âcre au fond de la gorge. Elle avait raison. Ces bois ne souhaitaient qu’une chose, me dévorer tout cru. Songeant aux mots de la Gardienne, je me persuadai n’avoir pas ma place ici.
Après la pose d’une attelle autour de la fracture, nous explorâmes le précipice en quête d’une sortie. L’éboulement, hélas, les avaient toutes bouchées, et le sol était bien trop meuble pour que je l’escalade. Nellis, elle, ne pouvait de toute façon pas tenter une telle ascension avec son bras.
Dieux ! que la douleur était insupportable ! Elle venait s’ajouter à mes pensées noires. Malgré tout, je retenais mes larmes, ne souhaitant pas me donner en spectacle, à cause de la honte mais aussi par peur des questions que pourrait me poser Nellis.
─ Aucune chance de sortir de ce trou par nos propres moyens, gronda la sorcière. Nous n’avons plus qu’à compter sur Mú pour nous sauver.
De mieux en mieux ! Maintenant ma vie dépend d’un furet. Suis-je donc si inutile ?
Nellis s’accroupit et ferma les yeux. En les rouvrant, deux orbes dorés scintillaient à la place des pupilles de chat. Je reculai par réflexe, me retrouvant les fesses dans la boue. L’instant suivant, mon épouse émergea, son regard de nouveau sien.
─ Je lui ai demandé d’aller chercher de l’aide au village. On n’a plus qu’à attendre. En espérant qu’il ne se remette pas à pleuvoir. Hein ? C’est quoi cette tête ? Ah oui ! C’est vrai que c’est la première fois que j’ouvre mon troisième œil devant toi.
─ Ton… troisième œil ?
─ Oui, celui que garde Mú, dit-elle en pointant son front.
L’image du furet s’afficha, avec l’étoile dessinée à la peinture d’or entre les deux orbites.
─ Ah ! fut tout ce qui traversa mes lèvres.
Une pyramide de broussailles s’arqua au-dessus de l’œil droit.
─ Tu es vraiment étrange en ce moment. En fait, depuis que nous avons quitté les grottes. C’est la compagnie des morts qui t’a mis dans cet état ?
─ Quoi ? Tu es certaine que tu n’as pas oublié un détail sur cette journée ?
─ Tu fais des cauchemars à cause des loups de fumée. Si c’est ça, je peux te préparer une potion.
─ Arrête de te ficher de moi !
─ Je ne comprends pas. Ah ! Tu veux parler de cette histoire avec ce soi-disant Diable.
─ Ça t’était sorti de l’esprit peut-être ?
Ma voix ainsi que mon corps ankylosé, y compris mon cerveau, tremblaient, à la manière d’un arbre harcelé par la bise. Pourtant, un vif brasier brûlait en moi, consumant le froid et asphyxiant les plaintes de mes ecchymoses.
─ Pour tout te dire, je préférerais que tu oublies ce qui s’est passé.
Le fait que j’en parle semblait la déranger.
─ Comment veux-tu que j’oublie une chose pareille ?
Mon épouse ne répondit rien, se contentant de réajuster son attelle en évitant mon regard. Le silence s’instaura pendant un moment, durant lequel nous restâmes assis sur notre tronc, séparés d’un mètre l’un de l’autre. Impossible de lire le soleil au travers du dôme opaque.