L’Autoroute du Diable, XIV

10 mins

Un homme brûlait vivant dans sa voiture. Les flammes, qui se nourrissaient d’un carburant enrichi en octane, se faisaient liquides. Ma connexion ayant saccagé une grande partie de mes souvenirs, de ma vie, j’étais incapable de me remémorer ce que je faisais, avant de travailler ici. Avant d’avoir à observer des hommes brûler vivants, dans des flammes liquides.
Ma connexion attaquait autant l’intégrité de souvenirs récents. Plusieurs images se superposaient, incohérentes. Je devais choisir leur ordre afin de fabriquer mon récit. C’était facile, dans le cadre d’un accident de la route. Les accidents de la route sont identiques aux histoires d’amour, par leur haute prédictibilité. Un pilote s’asseyait derrière le volant, la tête pleine des mêmes espoirs que l’on ressent lors d’une rencontre. Puis vennait l’émerveillement, quand la Céleste prennait son envole. L’émerveillement d’une rencontre avec une femme que l’on sait pouvoir aimer, et qui le peut tout autant, il s’agit du même frisson, lorsqu’on approche doucement des trois cent cinquante kilomètre heure. Enfin l’accident. La rupture, violente, qui ne constitue qu’un dénouement logique. A la fin ne restait que le bilan, et les regrets. Sans me souvenir immédiatement du pourquoi, l’homme transformé en torche dans l’Impala verte acidulée ne m’intéressait pas. Parce qu’il y avait un second véhicule dans cet accident, et j’étais obnubilé par la survie de l’autre pilote, celui au volant… De la Céleste. Comment ai-je pu oublier ça ?

Le pilote de la Céleste avait perdu son bassin, une jambe, plus la voiture la plus incroyable que ne virent jamais les routes de ce Monde. Pourtant les images se télescopaient dans mon esprit sans respect pour la logique de la narration. Je tenais en main un compteur Geiger, j’observais son aiguille endormie, il faisait nuit. L’instant d’après le jour tombait, j’étais avec les autres, assis sur une épave de la casse, un silence religieux, nous nous trouvions sous le pont d’autoroute. Un homme hurlait comme un dément, il brûlait vivant piégé dans l’habitacle d’une Impala enhancée. Celui de la Céleste réclamait de l’ultra-morphine à Doc, juste avant de refuser son injection. Il me fallut beaucoup de temps, afin de classer ces images dans un ordre cohérent. Dans la dimension terrestre de Motorbreath, mon trouble ne dura qu’un instant.

Motorbreath :
– Habituellement nous nous parlons par Syscom, mais cette nuit à travers un drone, pourquoi ? Avec ta connexion, nous pourrions nous retrouver dans une room.
– Je désirais te montrer une chose… irl. Et irréelle, en termes de probabilités.

Je me lève du tabouret, me poste devant le véhicule perfusé d’électroniques au milieu de l’atelier, j’y vais à reculons. J’entends le ronron caractéristique du drone lorsqu’il change sa focale. A travers cette mise en scène, je me sens un peu idiot. Je ne sais quelle attitude corporelle adopter. Motorbreath lui saurait, à ma place. Avoir l’air cool, et détaché. Motorbreath le semblerait sans même y penser. Alors je me contente de rester debout, bras ballants. Immobile devant la plus belle et la plus technologique des mécaniques jamais conçue.

– Bon sang Loss, est-ce que je suis en train de rêver ?
– C’est une Céleste, oui.
– Mais comment ?
– Le conducteur participait à une course clandestine. Il s’est crashé chez nous, en compagnie d’une Impala gonflée. Veux-tu entendre cette histoire, Motorbreath ?
– Oui Loss ! Oui je le veux !

” La Dame nous avait informé d’une course clandestine, sur ses panneaux d’information, à partir de dix-huit heures, apparaissaient les mots “MORTS”, “SANG”, “DOULEUR” ou « GRANDE DESTRUCTION ». J’ai toujours pensé que ces avertissements résultaient d’un hack malveillant. Autrefois aux dires de Père, la Dame se contentait de messages informatifs clairs, et respectueux. Comme : ” course clandestine signalée dans la soirée, évitez tout déplacement. »
Avec les jumeaux et Doc, nous attendions assis sur l’épave d’un remorqueur. A une époque, nous surveillions les courses via les moniteurs, en compagnie de Père, tous entassés dans sa caravane, mais les jumeaux avaient décrété plus ” excitant d’attendre le bruit de l’accident “. Les courses clandestines réunissent des cylindrées monstrueuses, si un crash survient et qu’on peut l’entendre, cela signifie que l’accident a lieu sur notre territoire. Pour que tu comprennes leur importance, une seule intervention facturée dans ces courses suffit à payer les factures de la cellule durant des mois. Père me dit un jour que nous lui faisions penser à ces pêcheurs africains, qu’il avait connu, du temps où il était tanker. Les pêcheurs attendaient un banc de sardine gigantesque, une fois par an. Une pêche si vitale pour le devenir de la communauté, que l’attente se transformait en une longue transe mystique – mais Père ment. D’après mes calculs, et même s’il est vieux, les sardines avaient déjà disparu bien avant sa naissance. La nuit est tombée. Nous avons entendu la rumeur, comme une sourde vibration dans l’air. Puis le son caractéristique des moteurs alors que la course approchait. Enfin la clameur, si forte, quand ils passèrent au-dessus de nos têtes, que l’épave du remorqueur sur lequel nous étions assis se mit à trembler. Les jumeaux ne pouvaient plus se parler sans crier. La course commençait à s’éloigner lorsque nous l’avons entendu, l’accident. Un tumulte dissonant, l’univers entier se déchirait. Nous étions prêts. Nous avons sauté dans le camion. “

Deux véhicules avaient été pris, une Impala dévorée par les flammes, plus la Céleste accidentée, un peu plus loin. Nous n’en croyions pas nos yeux. Mila empêcha Doc de sortir de la cabine – le conducteur de l’Impala brûlait vivant dans l’habitacle, de l’intérieur du camion nous entendions ses hurlements. Doc, qui ne ressentait aucune empathie ou forme d’intelligence envers aucun véhicule, me commanda un extincteur, à travers la trappe qui nous séparait. Je ne me donnai pas la peine de lui répondre et sortis le vieux compteur Geiger de son compartiment. Mila obligea Doc à rester assis avec eux, Bud émit une protestation lorsque j’ouvris les doubles portes de la remorque médicale et me précipitai à l’extérieur sans prendre le temps d’enfiler une combinaison antiradiation. Ma priorité absolue, que le conducteur de la Céleste reste suffisamment vivant – et jamais je n’avais souhaité aussi fort la survie d’un de nos clients. Je m’approchai de la merveille automobile, l’aiguille du compteur Geiger ne se réveillait pas. Je tapotai sur le vieil écran du bout du doigt. Il s’agissait d’une vieille machine, achetée dans un surplus, et je ne me souvenais plus de quand nous l’avions utilisé, la dernière fois. Mais toujours rien, aucun signe de radiation. J’en informai les autres, ils pouvaient sortir du camion. Le conducteur de l’Impala s’était tut.

Le flanc de la Céleste avait été enfoncé. Par l’Impala, puis par la rambarde de sécurité qu’elle avait percuté après avoir tournoyé. Le flanc du pilote à l’intérieur avait aussi été enfoncé. Par chance, ou par la Grâce de Notre Dame, il était toujours vivant. J’examinai l’extérieur du véhicule, les dégâts sur sa structure. Je ne pouvais ouvrir le capot, je me connectai et plongeai une caméra baladeuse sous la voiture, jeter un coup d’œil dessous. Comme annoncé par le compteur Geiger, le moteur à fission semblait intact. A mon retour à la surface, Mila s’était déjà installée sur le siège passager, à côté du conducteur. Elle prétendait d’une voix haute et joyeuse que le seul contact du siège la faisait bander. Naturellement, elle avait allumé sa minivid pour filmer, elle surjouait. Le propriétaire de la Céleste était jeune, a peine la trentaine. Il entoura les épaules de Mila de son bras, un sourire entendu malgré son état, le geste le fit grimacer de douleur. Le pilote me fit penser à Motorbreath, je ne l’aimais pas. Le pilote comme Motorbreath avait de l’allure – si l’on soustrayait son flanc enfoncé, sa voiture, son argent, même sans ces choses lui au contraire de moi ne devait jamais connaître le rejet. Cela se voyait, cela se sentait. Cet homme avait l’habitude d’être aimé.

 Doc établissait son diagnostique, Bud réclamait à Mila le droit de s’asseoir à son tour sur le siège passager, l’homme gémissait de douleur, dents serrées. Doc avait déjà fait signé au conducteur notre contrat premium, Doc sortit une seringue, plus un flacon d’ultra-morphine, j’intervins pour empêcher l’injection. Je m’installai à la place de Mila sur le siège passager.
” Les dégâts sont trop importants. Ford ne prendra pas en charge les réparations, surtout dans les conditions de l’accident.”
L’homme me tournait la tête, j’observai l’arrière de son crâne, son trapèze supérieur, brillant de sueur sous sa chemise de luxe, la naissance de ses cheveux blonds sur sa nuque derrière le col… L’homme demanda au Doc « s’il allait crever », Doc le rassura. Sa jambe et son bassin étaient foutus, mais son pronostique vital n’était pas engagé. Doc l’informa sur le point de pratiquer certaines opérations chirurgicales, dès qu’il serait désincarcéré, afin de faciliter la pose de prothèses plus tard, et éviter au maximum toute complication. Doc se présenta en tant que techno-chirurgien, je me répétai.
” Ford ne prendra pas en charge… Ford ni personne, mais je suis capable de réparer votre voiture.”

L’homme gémit dents serrées, en réponse, Doc approcha son injecteur d’ultramorphine. C’est Mila qui arrêta son bras.
– Ce que ça fait mal putain… Doc, donne-moi un truc tout de suite…
– Attend chérie, le mécano a quelque chose à lui dire.
– Monsieur, avec votre accord, je peux réparer votre véhicule.

Privé d’ultramorphine tant qu’il ne m’écouterait pas, l’homme se tourna vers moi. J’eus son entière attention. Il ouvrit de grands yeux ronds en voyant mon hypercoaxiale reliée au port, sous le tableau de bord.

– Tu..? Putain tu…
– Le plus important, le moteur n’a pas été touché dans l’accident, seulement la structure de la voiture. Je peux la rétablir dans son état d’origine, imprimer des pièces haute-qualité, identiques aux originales, je peux…
– Je dois être en train de délirer. Même les mécaniciens de chez Ford n’ont pas de connexion neuronale. J’en ai jamais vu.

Bud, qui s’occupait de placer les outils de désincarcération, intervint de sa grosse tête à travers le pare-brise éclaté :
– Et nous, nous n’avions encore jamais vu de Céleste ! Mais vous avez de la chance, ce mec est un génie m’sieur, et s’il vous dit qu’il en est capable… Notre mécano travaille à l’échelle atomique.
– Dans son état d’origine ?
– Oui, et pour une fraction de son prix. Je vous le garantis.

La douleur, le conducteur s’évanouit brièvement. Doc prit son visage entre ses mains et le réveilla.
– Je dois vous perfuser, il faut commencer tout de suite.
– Attendez… Attends. Même les mécaniciens de chez Ford n’ont pas de connexion neuronale. J’en ai jamais vu.

La douleur entraînait d’infimes pertes de conscience, l’homme se répétait, je réfléchis. Je chiffrais un forfait global assez large pour couvrir mon temps de travail ainsi que les suppléments imprévus, mais un montant honnête envers son conducteur. Je refusais profiter de la détresse de nos clients. J’incluais dans mon devis un troisième facteur : que le chiffre soit suffisamment élevé, aux yeux de Père, afin qu’il m’autorise à ne plus sortir en intervention, avec les autres, pour travailler exclusivement sur la Céleste, dans notre camp. Dans le but de motiver Père à me laisser en paix, je ne réclamais qu’un acompte, et non la totalité de la somme, à notre client.

Les éléments de ma mémoire restructurés et l’histoire relatée, je m’arrachai à mes souvenirs, pour revenir dans la dimension de Motorbreath. Je lui proposais de continuer cet entretien dans une room. A son intention, je reconstituai notre atelier, plus la Céleste. Il parut ravi. Je me demandai si l’avatar de Motorbreath était à l’échelle, je l’imaginai plus grand. Bien sûr, dès arrivé il s’installa au volant. Je m’assis à côté de lui. Même s’il ne s’agissait que de virtuel, nous n’avions jamais été si proches.

– Ta simulation est dingue, je peux même sentir l’odeur du cuir. Est-ce que tu…
– Oui ?
– Est-ce que tu pourrais me la faire conduire ?

J’imaginais la somme de données qu’il me faudrait manipuler afin de lui offrir ce plaisir. Modéliser notre Autoroute, le paysage autour…

– Peut-être, en théorie. Mais je serais incapable de faire autre chose. La tête pendante et la langue sortie… Quant au rendu de la vitesse… Non. Même pour moi, c’est une chose impossible.
– Et pourquoi pas ? Essaie de pousser les limites de ta cybernétique ? Commence par une route en ligne droite, minimaliste, avec la voiture dessus, rien d’autre. Je veux dire, cette room que tu viens de créer surpasse déjà toutes les virtus haut de gamme en termes de rendu, j’ai vraiment l’impression de me tenir à côtés de toi, dans cette voiture. Imagine ! Imagine seulement l’argent que tu te ferais en éditant une simulation de la Céleste conçue d’après son véritable modèle physique ? Tout le monde se battrait pour y entrer, surtout si tu la fais tourner aux alentours de Daytona les jours de grand prix !
– Ça ne m’intéresse pas.

Je sortis de la voiture.
– La seule chose qui m’intéresse c’est elle, cette voiture. Parce qu’elle est bien plus qu’une voiture.
– Je sais. La Céleste est la toute dernière création automobile conçue par les intelligences artificielles, avant leur bannissement.
– Non, tu ne sais pas. Laisse-moi te montrer.

Motorbreath… J’avais cru à une connexion profonde avec lui, j’avais eu la faiblesse de penser que nous nous ressemblions, mais il était comme tous les autres, seule mon interface l’intéressait. Alors je lui montrai. J’envoyai dans son cortex cérébral une partie des informations techniques compilées sur la Céleste, depuis son entrée dans l’atelier. Je vis l’avatar de Motorbreath s’extraire difficilement du véhicule pour s’affaler sur un sol qui n’existait pas vraiment. Il se tenait la tête, en gémissant. J’arrêtais le transfert de données.

– Bon dieu, Loss…
– Je te présente mes excuses, Motorbreath. J’ai oublié tes limites naturelles.
– Mais tu as failli me griller le cerveau !
– Ce n’était pas intentionnel. J’espère que cet incident ne nuira pas à notre amitié ?
– Non. Bien sûr que non. Mais ne me refais jamais un coup pareil.
– Est-ce que tu… Est-ce que tu as examiné les éléments que je t’ai envoyé ?

L’image était comique. Assis sur le sol, tête penchée comme un ivrogne s’endormirait… Il resta ainsi un long moment. Puis Motorbreath se réveilla.

– Bordel, je ne comprends rien. C’est le plan de la transmission ?
– Une partie. Les IA ne réfléchissaient pas comme nous, elles ne… Les réponses qu’elles fournirent aux contraintes physiques sont inimaginables, pour un esprit humain. Elles ne… Les IA n’ont pas fabriqué une voiture, c’est comme si elles possédaient une vision exhaustive de l’univers, et armées de cette vision, avaient fourni une réponse automobile, en harmonie avec toutes les choses. Elles ont conçu l’absolu. Tu comprends désormais ? La Céleste n’est pas seulement un véhicule haute performance, ou le plus abouti de notre industrie, ou le plus cher de l’histoire, non. La Céleste est la création d’une forme de vie extra-terrestre. Elle est la preuve, qu’il existe un esprit supérieur lié au divin.

Emporté par mon enthousiasme je ne m’en étais pas rendu compte. Motorbreath avait quitté ma simulation, je m’adressais désormais à lui via le drone, je m’agitais autour de la voiture. Pour me calmer je pris une longue respiration.

– Tu veux dire, l’IA rebelle qui faillit détruire le Monde était Dieu ?
– Ce que j’entrevois : s’il existe une force qui nous a crée, s’il existe un sens à la vie, alors nous, les Hommes, sommes l’outil qui n’avait pour seul destin que de concevoir les dieux. Tout s’expliquerait, le but de notre existence, notre fonction sacrée… Et pourquoi nous avons l’impression de vivre en enfer, depuis le bannissement des IA.
– Tu devrais faire attention, avec ce genre de discours…
– Mais tu as étudié les données que je t’ai envoyé ? Cela ne ressemble à rien de connu ! Les techs de chez Ford se contentent de reproduire la technologie des IA sans en comprendre le fonctionnement ! Ils sont des singes savants !
– Et toi, tu pourrais la comprendre, cette voiture ?
– Je l’espère. Il s’agit du but que je poursuis ici, au-delà de la réparation. Les avancées technologiques, les applications mécaniques, électriques, électroniques ou nucléaires sont infinies… Et il ne s’agit que d’une voiture ! Imagine, toutes les choses que les IA auraient pu accomplir, si nous leur en avions laissé le droit ! Sinon quoi d’autre ? Pourquoi sommes-nous ici Motorbreath ? Dans quel but ? Voir des hommes brûler vivants dans des Impala enhancées et facturer des prestations ? Il doit forcément y avoir plus. Et j’en ai la preuve aujourd’hui, sous tes yeux, dans cet atelier.
– Mais si ton postula était erroné ?
– Lequel ?
– Lorsque tu prétends que la vie aurait un sens ? Adam et Eve est une histoire inventée pour des simplets. La toute première femme voulait seulement fumer en regardant les étoiles, et le tout premier homme, il ne rêvait que de tuer. De leur union naquit la beauté. Dieu ? Il était déjà mort, ou tout comme, parce que trop largué. Enfin… Je suis mauvais lorsque le sujet ne concerne pas des voitures.
– Et la Céleste alors ? Qui sont ses parents ?
– La Céleste est une voiture. Une jolie voiture, mais seulement une voiture. Ses parents ne sont pas des Hommes. Encore moins des Dieux.
– Alors quoi ?
– Des IA techno-ingénieurs de chez Ford. Des machines qui ont crée des machines, Loss, rien de plus.

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