VINGT-TROIS — NATHAN
La rencontre d’Alexandre avait été surprenante.
Je n’avais jamais prononcé un mot de ma vie et je n’en prononcerais jamais. Et ce handicap m’avait valu bien des problèmes. Je n’étais jamais allé à l’école, un précepteur venait à la maison depuis que j’avais sept ans ; je n’arrivais pas à me faire comprendre puisque très peu de gens parlent la langue des signes ; je n’arrivais donc pas à me faire d’amis et ma sœur était la seule personne à qui je pouvais me confier. En plus, lorsque les gens me rencontrait, ils étaient gênés, ils avaient pitié de moi. Ils me faisaient un petit signe de la main avec un sourire embarrassé, et certains se permettaient de faire une remarque censée être drôles, du genre : « Dis donc, tu n’es pas très causant. », je répondais par un regard dédaigneux et Maman le supprimait de sa liste d’amis s’il en faisait partie ou le mettait dans sa liste de personnes à qui elle n’adressera plus la parole.
Mais ce qui surprenait toujours les personnes qui faisaient ma connaissance, c’était mon regard perçant. Puisque je ne communiquais pas, on ne me parlait pas, donc j’étais obligé de deviner ce qu’on disait. J’arrivais à percer tous les petits mouvements nerveux, toutes les modulations de voix qui montraient ce qu’une personne pensait vraiment. Je pouvais discerner le bonheur chez quelqu’un qui souffrait de mille maux, je pouvais apercevoir la souffrance dans les gestes de celui qui prônait que sa vie ne pourrait être mieux. Et, au cours de mes dix années d’existence, j’avais découvert que la plupart des gens se mentaient à eux-mêmes. Lorsque Maman avait découvert ce don, elle m’a dit de le faire plus discrètement, car les gens risqueraient de me regarder encore plus bizarrement.
Maman souffrait beaucoup de mon mutisme parce qu’elle avait toujours rêvé d’avoir un bon fils en bonne santé. Mais Papa était là pour la réconforter dans les moments les plus durs. J’avais, évidemment, “lu” maintes fois les membres de ma famille. Maman, malgré son apparente maîtrise de soi et son dédain, souffrait d’un mal que je n’arrivai pas à discerner ; elle nous aimait plus que tout et s’était promis de nous donner une vie qui mérite d’être vécue ; mais j’avais aussi remarqué qu’elle n’avait pas confiance en son mari, cela me perturbait ; j’aimais bien l’état d’esprit de Maman, même si elle me sous-estimait. Papa était très joueur et il aimait le montrer, mais en réalité il jouait avec tout, il considérait la vie comme un jeu ; lui aussi, avait une souffrance dans ses yeux, mais ce n’était pas la même que Maman, on aurait dit qu’il était dément, et, parfois, je discernais un psychopathe derrière ses yeux sombres ; il me faisait un peu peur, et je n’avais pas confiance en lui. Maëlle était joyeuse et riait facilement, mais elle prenait les responsabilités très au sérieux, elle ne m’avait jamais regardé de travers et elle connaissait mon potentiel, je l’aimais et j’avais confiance en elle.
Malgré les doutes de Maman, j’allais faire ma rentrée en 6e à l’Institut National des Jeunes Sourds où il y aurait d’autres élèves muets et sourds. Elle n’avait pas voulu que j’aille à cette école en primaire, car elle n’a pas le temps de m’y amener avant d’aller travailler. Mais puisque je serai au collège, je serai un grand et Maëlle a réussi à la convaincre. Je prendrai, tous les matins, le métro pour aller dans une école avec d’autres élèves. Comme ça, je pourrais prouver à Maman que je suis autonome. Et grâce à ça, je pourrais faire de grandes études pour devenir psychologue et aider les gens.
Et, il y avait eu Alexandre. Lorsqu’il est entré dans la maison avec Maëlle, j’ai pu constater que, malgré sa chemise blanche éclatante, il avait une aura noire de souffrance. Une souffrance qui ressemblait à celle de Maman, mais en décuplée. Quand il a rencontré Papa, j’ai lu de la détresse dans ses yeux, mais, comme d’habitude, Papa n’a rien remarqué. Et puis il m’a fait un signe de tête en souriant, son sourire était étrange, comme altéré, mais aucune pitié n’imprégnait son geste, juste de la curiosité amusée. Ensuite, il avait menti à Maman, ce qui n’était pas très conseillé. Mais surtout, je n’ai pas réussi à percevoir le mensonge, c’était Maëlle qui m’a un peu raconté son histoire, sans ça, je n’aurais pas pu deviner. Ça ne m’était jamais arrivé, il était vraiment étrange. Après, pendant la partie de Monopoly, il a risqué de mettre en colère Papa pour que ça avance plus vite, peu de gens tenteraient leur chance mais, lui, il a réussi. Et enfin, il avait presque perdu le contrôle de lui-même devant un geste de Papa puis le regard de Maman, mais j’étais intervenu et il m’avait remercié.
Trop perturbé par ce garçon, je suis monté dans ma chambre pour réfléchir. Celle-ci était au deuxième étage, à côté de celle de ma sœur. Elle était spacieuse et très bien rangé, je ne m’en servais pas pour jouer, car il y avait une salle de jeu à l’étage supérieur donc elle n’était que rarement dérangée. Un grand bureau siégeait dans un coin et une étagère remplie de dossards, de médailles et de coupes, je faisais de la course à pied et je me débrouillais plutôt bien alors j’entreposais tous les souvenirs des courses sur cette étagère. Mais cette fois, je ne la regardai même pas, je m’allongeai sur mon lit, les bras en croix. C’était un lit deux places alors mes membres ne dépassaient pas. Le tissu bleu de la couette caressait mes bras nus et cela m’apaisait.
Après plusieurs minutes de réflexion, je parvins à la conclusion qu’il fallait que j’apprenne à connaître Alexandre et donc, qu’il fallait qu’il habite à la maison.
C’est pourquoi, maintenant que Maëlle venait de rentrer et qu’il était parti, je ne remarquai même pas que ma sœur avait l’air bouleversée et je me concentrai sur Maman. Nous étions assis autour de la table de la salle-à-manger et Maman nous regardait attentivement.
– Bon, nous venons de rencontrer un jeune homme qui nous demande de l’aide. Pensez-vous que nous devrions l’aider ?
Elle se tourna vers Maëlle.
– Je pense que oui, dit-elle simplement.
Maman interrogea Papa du regard.
– Il était amusant. Je pense que ce serait drôle qu’il vienne ici, annonça-t-il en riant.
Et Maman se tourna vers moi.
Je hochai la tête en souriant. J’aurais pu leur parler en langue des signes, mais je savais que Maman comprenait ce que je voulais dire.
– Bon, commença-t-elle, puisque tout le monde l’accepte, je vais pouvoir songer à envisager qu’il s’installe ici pour un moment. Mais il va y avoir beaucoup de calculs à faire, alors je ne sais pas combien de temps cela va me prendre.
– Mais Maman, intervint ma sœur, il n’a plus que sept jours. Il ne va pas dormir dehors dans le froid sous prétexte que tu calcules !
Elle avait mal réagi. Manifestement, il s’était passé quelque chose avec Alexandre dehors qui l’avait énervé, car il ne lui était jamais arrivé de ne pas réfléchir à ce qu’elle disait à Maman. Et celle-ci fut aussi surprise par le ton employé, elle fronça les sourcils.
– Premièrement, tu sais que je n’aime pas lorsque tu me parles sur ce ton, rappela-t-elle. Deuxièmement, je pense que j’aurais pris ma décision avant sept jours. Mais tu comprends que ce n’est pas une chose à prendre à la légère.
Maëlle hocha la tête. Elle s’était rendue compte de son erreur et tentait de se rattraper.
– Bon, annonça Maman, vous pouvez disposer. Je vais y réfléchir.
Nous nous levâmes. Ma sœur et moi montâmes les escaliers en courant. Elle allait rentrer dans sa chambre, mais je tirai sur sa manche pour l’amener dans la mienne. J’avais des questions à lui poser.