Le lendemain matin, avant même d’ouvrir les yeux, me revinrent en mémoire les événements de la veille. J’eus d’abord un doute qu’ils aient bien eu lieu, puis je me rassurai : mon subconscient n’était pas assez optimiste pour m’offrir un rêve digne de la soirée de la veille. Et puis je savais que j’avais rêvé de soupe en boîte, des tas et des tas de boîtes de soupe que j’ouvrais sans jamais les manger. C’était un rêve absurde.
J’ouvris les yeux et contemplai le plafond dans la pénombre de la chambre, un large sourire sur le visage. Ma première idée fut de sortir du lit pour retrouver mon père autour du petit-déjeuner. Un coup d’oeil au radio-réveil m’indiqua qu’il était 10h27. Il était déjà tard et il devait avoir quitté la maison pour la journée. Je fis la grimace en songeant que j’aurais dû mettre l’alarme pour me lever plus tôt et ainsi profiter un peu de lui avant qu’il ne parte. Tout en m’asseyant sur le lit, une petite voix dans ma tête me souffla que cette entente entre nous n’allait peut-être pas durer. La situation n’avait pas changé, il n’aurait que peu de temps à me consacrer et je passerais la plus grande partie de mon séjour ici seul, Nestor m’avait prévenu…
Je n’affichais plus du tout ce sourire béat lorsque j’ouvris la porte de la chambre et sortis
dans le couloir. Arrivé en haut de l’escalier, une délicieuse odeur flottait dans l’air : du bacon… ou des saucisses. Ce n’était pas tout à fait le genre de petit-déjeuner diététique que préconisait Nestor et encore, je n’étais pas au bout de mes surprises! En entrant dans la salle à manger, je découvris que mon père m’attendait pour prendre un repas pantagruélique. Au sourire qu’il affichait, je devinais qu’il n’avait rien perdu de sa bonne humeur de la veille.
– Papa ! Tu n’avais pas des choses à faire ce matin ?
– Oh, si…, me répondit-il d’un ton distrait en dressant une assiette d’œufs sur le plat qui
m’était visiblement destinée.
Il la déposa sur la table et me regarda en face, un sourire toujours présent sur son visage.
– … mais ça pouvait attendre que je prenne le petit-déjeuner avec mon fils.
Il avait l’air ravi. Il prit place à table et m’invita à en faire de même.
– J’ai pensé, reprit-il d’un ton moins sûr de lui, qu’après avoir mangé tu voudrais peut-être
m’accompagner au clan.
J’étais si surpris par cette proposition que je répondis la bouche pleine :
– Bien chûr !
La vie au clan me parut particulièrement vivante et joyeuse ce jour-là. Tandis que nous
remontions la rue principale, chacun arrêtait mon père pour échanger quelques civilités – la
conversation déviant invariablement sur moi – ou pour lui demander conseil sur telle ou telle
affaire. Georges Calligan semblait fier de présenter son fils à tous. En le voyant ici, parmi ces gens, c’était comme si le monde tournait à nouveau. J’avais la sensation que moi aussi je pourrais y
trouver ma place.
– Je dois d’abord passer chez Rosemary, m’informa t-il tout en me montrant, plus loin dans la rue, la maison que j’avais fuie quelques jours plus tôt. J’hésitai un instant, au moment de passer le seuil à mon tour, en écho à que j’avais ressenti la dernière fois que je m’étais trouvé ici. Madame Flinn préparait le déjeuner dans la cuisine. Un homme à la chevelure brune, que je devinai comme le père de Jess, était installé à table. Vu l’air renfrogné avec lequel il regardait les documents posés devant lui, il devait être en train de faire de la comptabilité ou une autre tâche rébarbative de ce genre.
– Oh, bonjour Georges, s’exclama-t-il lorsqu’il se rendit compte de la présence de visiteurs.
– Des problèmes administratifs ? demanda poliment l’interpellé.
– En effet ! J’ai du mal à comprendre ces papiers relatifs aux soins médicaux de Rosemary. J’ai l’impression que c’est beaucoup d’encre pour pas grand-chose.
– Laisse-moi y jeter un coup d’oeil.
Il prit place autour de la table et commença à étudier les documents aux diverses couleurs.
– Jess est avec Mabelle et son dragoneau, lança alors Rosemary. Tu les trouveras en haut du bourg.
– Merci, répondis-je un peu timidement avant de sortir, soulagé de ne pas avoir à rester seul avec Madame Flinn.
En me retrouvant dehors, je me demandai ce que la mère de mon ami entendait par « le haut du bourg ». Mon père et moi étions arrivés de la gauche, du côté qui menait vers la lande. Nous avions emprunté un long chemin de terre qui traversait des parcelles agricoles au nord, puis nous nous étions arrêtés aux abords du village. Cependant nous n’avions croisé ni Jess, ni dragon … Je supposais donc qu’il me fallait m’enfoncer plus avant parmi les habitations. En reprenant le chemin pavé qui balisait la rue principale, je remarquai qu’il sinuait en pente douce, chose à laquelle je n’avais pas prêté attention jusqu’ici. Au bout de la rue je serrais donc « en haut du bourg » … Je passais devant la seule grange que je connaissais pour y être entré, puis devant le maréchal-ferrant. La rue tournait un peu mais je pouvais déjà entendre les piaillements significatifs du dragoneau.
– Salut Alex, comment ça va ? Je ne pensais pas qu’on se reverrait aussi vite ! s’écria Jess
quand il m’aperçut. Tu t’ennuyais déjà dans ton grand manoir ?
– Je suis venu avec mon père.
– Alors, tu lui a parlé de …
– Oui, je lui ai tout raconté à propos dragon de la grotte. Enfin, ta mère s’en était déjà
chargée …
Jess n’avait pas abordé le sujet d’un air confiant mais là, il paraissait carrément anxieux. Je
n’ajoutais rien et le laissais s’empêtrer dans ses excuses pour me venger un peu.
– Je sais que je n’aurais pas dû … enfin, en parler à ma mère c’était …
– Tu as une bonne relation avec ta mère et tu lui en as parlé, c’est normal.
Les traits de son visage se détendirent en comprenant que je ne lui en voulais pas, mais il
restait soucieux.
– Et comment il a réagi ?
– Très bien, compte tenu du fait que je l’ai mis au pied du mur. Nous avons beaucoup discuté et il a répondu aux questions que je me posais depuis des années.
– Et qu’a-t-il dit au sujet de ce dragon? Vous êtes liés ? Tu es devenu dragoniste ?
– Oui, je suis bien le dragoniste de cette créature grincheuse.
Malgré le fait qu’il m’ait lui-même suggéré cette possibilité, Jess sembla surpris par ma
confirmation.
– En fait, je suis dragoniste depuis plusieurs années, depuis mes six ans.
– Quoi ? Comment …
Je lui racontais les révélations que m’avait faites mon père, la veille, sur ma rencontre avec
le Bougon.
– Et toi, tu ne te souvenais de rien ?
– Non, mais bizarrement j’ai commencé à faire des rêves étranges depuis que j’ai découvert ce clan et les dragons.
– De quel genre ?
– Je suis dans le noir, dans un lieu qui résonne, et j’entends une voix. Une voix grave.
– Tu penses que c’est un souvenir ?
– Soit c’en est un, soit mon inconscient a essayé de me mettre sur la piste.
– Ça se peut, ajouta-t-il du ton du professionnel qui me fit rire.
Pendant un moment, aucun de nous n’ajouta quoi que se soit. Nous observions ces deux
créatures mythiques qui avaient pourtant si bien leur place en ce lieu. Je m’amusai de l’allure du jeune dragon qui semblait se dandiner lorsqu’il marchait sur ses deux pattes postérieures. Cette tendance s’estompait chez l’adulte en raison de son poids, mais aussi de sa démarche lente et noble.
– En tous les cas, finis-je par ajouter, sans tous ces secrets entre nous, on va pouvoir avoir
une relation père-fils normale.
– C’est vrai qu’il n’y a rien de plus normal que de vivre parmi des dragons, plaisanta Jess.
Soudain, j’entendis mon prénom retentir plus loin. Mon père se trouvait à une centaine de
mètres de là, à l’endroit où la rue formait une courbe.
– Alex, je voudrais que tu m’accompagnes, me lança-t-il. Bonjour Jess.
– Bonjour Monsieur Calligan.
Face à lui, Georges, comme il l’avait appelé, devenait Monsieur Calligan, ce qui me fit
sourire.
– On se revoit plus tard, dis-je à Jess en m’éloignant.
– Tu sais où me trouver, me répondit ce dernier.
Je rejoignis mon père qui me souriait une fois encore. Je ne me souvenais pas de la dernière fois où il avait autant souri en ma présence.
– Où allons-nous ? lui demandai-je avec bonne humeur.
J’avais envie d’en savoir plus sur les dragons, sur le clan, et je savais qu’en restant près de lui j’en apprendrais d’avantage.
– J’aimerais que tu retournes parler à ton dragon.
Bien que sa demande me paraisse logique après réflexion, je ne m’y était pas attendu et elle me surprit. Évidemment, les choses ne pouvaient rester ainsi entre un dragon et son dragoniste, mais je ne m’étais pas attendu à ce qu’une nouvelle rencontre arrive si vite. Je ne me sentais pas prêt. Cependant, je préférai garder pour moi mes inquiétudes ; je ne voulais pas que mon père pense que j’étais effrayé par ce monde qu’il me faisait découvrir. Par SON monde.
– Mais que dois-je lui dire ? Que dois-je faire ?
Pour ce qui était de l’assurance, c’était raté. Il dut soupçonner quelque chose car il me jeta un regard scrutateur tandis que nous traversions le village. Malgré tout, cette question me paraissait justifiée. Je n’allais pas entrer dans cette grotte et déclarer d’un ton autoritaire : « Dragon, je suis ton maître ! ». C’était, à mon avis, la meilleure façon de finir carbonisé. Il allait peut-être falloir que je m’excuse, le tout étant de trouver une manière significative de le faire. Je savais qu’en Asie les excuses les plus profondes se font en s’agenouillant jusqu’à ce que le front touche le sol. Peut-être que ça fonctionnerait…
– Dis-lui simplement que tu sais qui il est. Que tu te souviens de lui.
– C’est aussi simple ?
– Tu peux toujours essayer, me répondit-il avec un sourire contrit.
Nous étions arrivés à l’extrémité du village, et au lieu de poursuivre au Nord sur le chemin
de terre, nous nous dirigeâmes vers la lande où j’avais fui quelques jours plus tôt.
– Je pourrai rencontrer ton dragon pendant les vacances ? demandai-je avec enthousiasme.
– Non.
Il avait pris un air si grave pour me répondre que je craignis d’avoir fait un faux pas.
– Ce n’est pas que je ne veux pas … reprit-il. Elle est partie.
– Partie comme « en voyage » ou partie comme… morte.
– Non, elle n’est pas morte. Elle a quitté le clan… et moi.
– Mais je croyais que ce qui liait un dragon et son dragoniste, c’était pour la vie !
– C’est le cas, mais nous nous sommes disputés, et elle s’est envolée. Je ne l’ai jamais revue depuis.
– Ça fait longtemps ?
– Ça va faire quinze ans.
J’étais si surpris que je ne su pas quoi dire. Au ton de sa voix, je compris qu’il souffrait
toujours. Devais-je le consoler ? Je n’avais aucune idée de comment m’y prendre. Un silence lourd s’installa entre nous, mais bientôt ma curiosité prit le dessus :
– Quel genre de dispute peut séparer pendant tant d’années deux êtres qui sont liés ?
Mon père s’arrêta près du rocher où je m’étais questionné la veille. Évoquer ces souvenirs
était visiblement pénible, mais il me répondit quand même.
– Juste avant que ta mère me quitte, Ella et moi avons eu une terrible dispute. J’ai déversé
sur elle ma colère, je l’ai tenue pour responsable des obligations qui pesaient sur ma vie et qui
faisaient échouer mon mariage. Aujourd’hui encore, je m’en veux des horreurs que je lui ai dites et je comprends qu’elle m’ait fui… comme ta mère.
Plus je croyais en savoir sur ce nouvel univers, plus je me rendais compte que j’étais
ignorant. Cette histoire de Lien était plus complexe que tout ce que j’avais imaginé, et visiblement cela faisait souffrir, ce qui rendait plus difficile ce que je m’apprêtais à faire. Mon raisonnement me soufflait de ne pas aller voir ce dragon, de ne pas explorer ce qui nous liait l’un à l’autre. Mais une autre partie de moi, dont j’ignorais jusqu’à présent l’existence, me poussait à m’y rendre. Je ressentais un besoin irrépressible de me trouver dans cette forêt qui bordait la lande. Était-ce de la curiosité, le goût de l’aventure ? Mon cerveau opposait des arguments logiques et raisonnables à cette pulsion mais ne pouvait totalement la faire disparaître.
– Alex ?
Je détournais les yeux de la lisière des arbres et remarquai le regard scrutateur de mon père.
–Est-ce que ça va ? me demanda-t-il d’un ton préoccupé.
– Oui, c’est juste … je …
Je ne savais pas comment finir cette phrase et mon attention se reporta machinalement sur les arbres.
– Tu le ressens, me dit-il alors.
Ce n’était pas une question, pourtant je ne compris pas de quoi il me parlait.
– Ressentir quoi ?
– Le Lien.
Je tournai brusquement la tête pour l’observer. Je n’avais jamais vu ce regard chez lui. Il était si complexe que je n’étais pas sûr de ce que j’y lisais : de la résignation, de la culpabilité, mais il me semblait aussi y voir de la joie ou de la fierté.
– Je ne comprends pas … dis-je en cherchant toujours à percer ses sentiments.
– Tu dois aller le rejoindre. Il est temps.
Il posa une main sur mon épaule sans se départir de cet air singulier. Puis il leva les yeux
vers la forêt et je compris que son geste était une invitation à me lancer. Tout en continuant de chercher à comprendre le sens de ses paroles, je me mis en marche, malgré moi. Mon déplacement n’avait rien de réfléchi, c’était plutôt comme un automatisme, tandis que je restais obnubilé par mes réflexions mais aussi par cette drôle de sensation qui me parcourait. Comme si j’avais avalé des aimants et que le magnétisme de mon corps était attiré par quelque chose. Je me réveillai de cet état second en dépassant les premiers arbres. Je me retournais brusquement pour me rendre compte de la distance qui me séparait de mon père. Il y avait bien cinq cents mètres entre nous. Quand les avais-je parcourus ? Je me tournai à nouveau vers la forêt, pris d’un étrange pressentiment. Je n’étais pas ici par hasard. Ni aujourd’hui, ni sous la pluie la fois précédente, ni dix ans auparavant, la première fois. Se retrouver à trois reprises au même endroit sans le vouloir consciemment, ce n’était pas une
coïncidence.
C’est alors, en sachant parfaitement ce que je faisais et où j’allais, que je me mis en marche vers la caverne de mon enfance.
***
Il approchait, je le sentais. Ou plutôt devrais-je dire que je le ressentais. Avant de prendre
pleinement conscience de mes actes, la voûte des arbres remplaçait celle de mon refuge. À une portée d’ailes se tenait le jeune humain. Je savais très bien pourquoi il était ici, mais lui semblait encore l’ignorer. D’un pas digne, je le rejoignis et engageai la conversation, puisqu’il semblait frappé de mutisme à ma vue.
« Jeune Calligan, te souviens-tu à présent qui je suis ? »
– Oui, répondit-il d’un ton qui se voulait ferme mais où je perçus quelques tremblements.
« Es-tu avisé de la relation qui nous unira dès à présent ? »
– Je crois, oui.
« Ta réponse est-elle affirmative ou n’est-ce qu’une simple supposition ? »
Une fois de plus cet humain brillait par son aptitude à l’incertitude.
– Je sais que notre rencontre, la toute première fois, a crée ce Lien. Mais en pratique, je ne
sais pas bien ce que ça donne …
Comme prévu, j’allais devoir me montrer pédagogue. Je me mis à arpenter le sous-bois pour dynamiser mon discours.
« Depuis plus d’un millénaire, dragons et hommes se sont unis dans un but commun : assurer la protection mutuelle de nos espèces. Une de ces alliances les plus anciennes remonte au quatrième siècle. Un noble et sage représentant de mon espèce est parvenu à communiquer avec un humain, un homme d’armes. Ce fut le premier d’une longue lignée de chevaliers-dragons. Cet ordre de chevalerie s’engagea à nous protéger en préservant le secret de notre existence. Quant aux miens, ils choisirent de les assister dans certaines de leurs quêtes qui nous paraissaient honorables et dignes de notre soutien. De plus, nous avons accepté de partager avec l’espèce humaine certaines parts de notre savoir ancestral. »
– Qu’entendez-vous par : «savoir ancestral » ?
Je n’appréciais guère que mes talents d’orateur soient perturbés, mais le renseignai
néanmoins.
« Nous autres, dragons, sommes à l’origine de nombre de vos sciences. Nous vivons et
parcourons ce monde depuis bien plus longtemps que vous, et en connaissons ses richesses :
végétaux, animaux, minéraux, mais aussi astronomie, géographie … Nos enseignements sont au fondement de vos sciences modernes. »
– Tout cela en échange du secret de votre existence ?
Je fus heureux de constater qu’il avait tout de suite compris la valeur de notre cadeau au
genre humain.
« Maintenir notre existence secrète est la clé même de la survie de notre espèce. Notre
infériorité numérique nous met en grand péril. Une poignée d’humains ne peut guère nous intimider et les adages populaires vous ont appris à redouter notre feu. Mais lors des rares fois dans l’histoire où vous avez fourni suffisamment de cohésion et d’adresse pour nous affronter, vous avez atteint votre cible. Et aujourd’hui, plus que jamais, vous représentez une menace. »
– Alors vous vous alliez avec vos ennemis ?
« Les sciences tactiques te sont visiblement étrangères, mais sache que nous avons su
trouver, au fil des siècles, certains spécimens de l’espèce humaine dignes de confiance. »
– Je ne comprends toujours pas ce que l’on attend de moi.
« J’y viens, grondai-je, mais sans tes interruptions incessantes tout cela irait plus vite. »
– Pardonnez-moi…
« Excuses acceptées. Je disais donc qu’un pacte s’était crée entre notre nos deux espèces. Pas un de ces serments ridicules que vous énoncez solennellement et qui est oublié plus vite qu’une promesse sur le sable. Non, il s’agit d’un véritable engagement entre les deux parties, qu’il est impossible de rompre car il lie deux âmes. »
– Et qu’arrive-t-il si l’un des deux partis rompt ses engagements ? ne put s’empêcher de
demander l’humain.
« Il est difficile d’user de fourberie lorsqu’on est lié par l’esprit, mais ce serait comme se
trahir soi-même. Le chevalier et son dragon partagent les mêmes émotions, la même détresse. Comprends-tu, humain ? »
– Oui, je comprends.
« Penses-tu être capable de t’engager sur cette voix ? »
– De toute manière il est trop tard, non ? Le lien existe déjà entre nous. Nous n’avons pas le
choix.
« On a toujours le choix, et tu ne prêteras serment que lors de la cérémonie d’allégeance. »
Soudain, son visage changea d’expression. Il parut surpris qu’une autre possibilité s’offre à
lui.
– Donc si je refuse, je pourrais reprendre ma vie d’avant ?
« Si c’est ce que tu souhaites … »
– Mais ce qu’il y a entre nous, cette espèce de magnétisme …
Je n’aurais jamais songé à appeler ainsi cette manifestation, mais la nomination était bien
choisie.
« Comme tu as pu le remarquer, c’est un phénomène qui se renforce lorsque nous somme à proximité l’un de l’autre. Si nous choisissons de vivre chacun de notre côté, je suppose qu’il
s’estompera, tant que nous n’avons pas récité le code d’honneur qui nous engage. Mais c’est une simple hypothèse, je ne connais aucun cas avéré pour m’y référer. »
Le petit humain sembla confus, soucieux, sans que je parvienne à savoir ce qu’il pensait.
« Quelque chose te trouble, dis-je. »
– Je ne savais pas… que j’avais le choix.
« Il y a toujours une alternative, rien n’est immuable. »
– Et vous, que souhaitez-vous ?
Sa question, bien que parfaitement légitime, me désarçonna. J’étais là, face à ce jeune
humain, en train de tenter de lui inculquer les valeurs fondamentales de l’ordre des chevaliers-dragons et, il est vrai que, pas un instant je n’avais imaginé une autre voie. L’ironie, dans l’histoire, c’est que j’étais précisément en train de lui expliquer qu’il avait le choix, mais moi aussi je l’avais, ce choix ! Je ne savais pas ce qui m’attendait si je choisissais ce garçon. Nous entendrions-nous ? Cette association était-elle viable ? Quels seraient mon rôle et ma place au sein du clan. Je n’étais pas parvenu à m’acclimater en société, en quoi le lien changerait quelque chose. Et surtout, combien de temps nous restait-il à partager ? Il était jeune mais les humains sont si fragiles …
Cependant, si je décidais de reprendre le cours de ma vie telle qu’elle était avant notre
rencontre, je connaissais parfaitement le futur qui m’attendait. Une existence solitaire aux quatre coins du globe, sans attaches, sans autre contact que celui des rares congénères que je rencontrerais. J’ignorais la raison qui m’avait poussé à venir en Écosse, et plus particulièrement dans cette forêt, si près d’un clan. Et plus encore, j’ignorais ce qui m’avait fait y demeurer alors que rien ne me retenait. Bien entendu, après ma rencontre avec ce jeune humain, il avait fallu que je reste … mais le fallait-il vraiment ? Il est certain qu’une force extérieure me poussait à attendre son retour, la même qui m’avait conduit hors de ma grotte aujourd’hui. Une part de moi, plus ou moins consciente, ne le voulait-elle pas ? Il me fallait choisir entre l’inconnu et une vie sûre mais morose.
– Vous n’êtes pas obligé de me répondre tout de suite. C’est une question qui demande
réflexion.
« En effet, jeune Calligan. Et étant un être pensant supérieur, je me dois de te donner une
réponse après étude attentive de ta requête. »
– Ça signifie que vous allez réfléchir à ce que vous souhaitez ?
« N’est-ce pas ce que je viens clairement de te répondre ? »
– Si, si … enfin je crois, bredouilla-t-il.
Le silence retomba, seulement ponctué par le piaillement des oiseaux au-dessus de nous et le bruissement du sous-bois.
– Donc, que faisons nous maintenant ? ne put s’empêcher de demander mon interlocuteur
tout en balançant les bras le long du corps.
Visiblement il ne tenait pas en place.
« Tu va devoir entamer une formation de chevalier-dragon, apprendre l’histoire de tes
ancêtres, ainsi que celle des miens, pour être prêt lorsque tu recevras ton titre officiel au cours de la cérémonie d’engagement. »
– Par « chevalier-dragon » vous voulez dire dragoniste ?
« Je suppose que c’est une équivalence locale » éludai-je, mais il ne sembla pas convaincu
par ma réponse.
– Vous ne sortez pas beaucoup, me dit-il alors sur le ton de l’affirmation. Je veux dire, vous
ne semblez pas fréquenter les humain, les gens du clan …
« Quel est l’intérêt de fréquenter d’autres créatures, si elles ne peuvent rien vous apporter
d’enrichissant ? La solitude est parfois préférable. »
– Vous seriez surpris de ce que peut vous offrir le monde extérieur. Même ici, ajouta-t-il en
regardant autour de lui, au fin fond de nulle part. Enfin, ce n’est que l’avis d’un simple humain
ignorant… et je m’excuse par avance si ma compagnie n’est pas très « enrichissante ». Est-ce tout pour aujourd’hui ?
Comme j’acquiesçai sans un mot, encore surpris par ces paroles, il tourna les talons et
s’éloigna vers la lande venteuse en me congédiant d’un simple « merci ». Avais-je vexé l’enfant ? Comme toujours il manquait de savoir-vivre ! Je n’étais pas une de ces créatures apprivoisées qui répond au moindre claquement de doigts et que l’on peut renvoyer à la niche. J’étais un être vénérable, respecté, ou tout du moins respectable, et il devrait me traiter comme tel si il souhaitait ma coopération. Sinon, il deviendrait le premier chevalier-dragon – ou dragoniste, mais cette dénomination manque cruellement de panache – sans dragon …
Plusieurs heures après avoir regagné mon antre, mon esprit était toujours en ébullition en
raison de l’échange qui s’était tenu plus tôt, mais je ne manquai pas de percevoir les bruits
significatifs d’une arrivée humaine. Une ouïe avertie comme la mienne savait percevoir le
craquement des feuilles mortes et des brindilles qui jonchaient le sous-bois. Le martèlement feutré des pas se rapprochait et, si je ne me tenais pas tapi au fond de ma caverne, j’aurais pu sentir les effluves humaines portées par le vent. Bientôt, je vis sa silhouette se découper sur le crépuscule, à l’entrée de la grotte. Je m’étais attendu à voir revenir le jeune humain, mais cette carrure était celle d’un homme adulte. Quand il pénétra dans mon antre, le bruit de ses pas sur le sol rocheux résonna entre les parois. Ma vision s’accommoda pour distinguer les moindres détails chez mon visiteur. Je trouvai son identité dans ses yeux gris, la caractéristique des chevaliers-dragons de la lignée Calligan. Ce dernier s’inclina profondément face à moi tel que l’exigeait la coutume de son ordre. Si son fils faisait fi des usages et des règles de savoir-vivre, son père, le chef du clan, lui au moins, perpétuait encore les anciens usages.
– Je suis venu à toi, vénérable, non en tant que chef de clan, mais en tant que père.
Il savait placer le compliment pour me disposer à l’écouter …
– Alexander est encore jeune et immature. Il n’a apprit que très récemment votre existence.
J’émis un son rauque pour lui signifier son erreur.
– Je voulais dire qu’il ne s’en est souvenu qu’il y a peu. Jusqu’à présent, l’existence de vos
congénères n’était qu’un mythe dans son esprit. Je n’ai pas fait mon devoir, je ne l’ai pas élevé dans les traditions et je l’ai maintenu dans l’ignorance, même après votre première rencontre.
Cela expliquait bien des choses sur le comportement de l’enfant. Son père avait violé les
règles de son ordre, lui, un Calligan ! De la vapeur s’éleva de mes naseaux, signe de la colère qui m’agitait.
– J’ai conscience de mes erreurs mais j’ai agi dans l’intérêt de mon fils, s’excusa-t-il d’une
voix où perçait le remord. Cependant, je n’imaginais pas que son destin le rattraperait si tôt… trop tôt.
Sa voix s’éteignit et il baissa la tête. Les émotions violentes que je ressentais un instant
auparavant s’effacèrent à la vue de cet homme ravagé par les regrets et le chagrin. Il tenta de masquer sa souffrance pour retrouver sa dignité et me regarder à nouveau.
– Je suis donc le seul responsable de votre situation actuelle, de votre attente durant toutes ces années. J’ai préféré attendre qu’il ait l’âge requis pour le faire revenir. Il est maintenant assez mûr pour commencer son initiation et choisir, au terme de celle-ci, s’il souhaite ou non suivre les traces de ses ancêtres.
Il s’interrompit et m’observa attentivement. Guettait-il une réaction de ma part ? Cependant, moi-même j’attendais qu’il continue car je voyais bien qu’il n’en avait pas terminé.
– Donc, en connaissance de cause, j’aimerais que vous ne fassiez pas peser sur mon fils le
poids des erreurs de son père. Si vous avez besoin d’un coupable pour exercer votre vengeance, je suis ce coupable.
Un hoquet de stupeur m’échappa. J’étais fort en peine de lui donner un sens et il déconcerta tout autant mon interlocuteur. Pour me donner une contenance, je redressai l’échine autant que la hauteur du lieu me le permis et toisai mon visiteur. Je ne savais trop que penser de ces révélations mais je ne pouvais décemment pas me montrer dubitatif. Finalement l’humain reprit la parole.
– Puis-je croire qu’il n’y aura pas de représailles à l’encontre de mon fils ?
J’expirai l’air de mes poumons avec lassitude pour exprimer l’affirmative mais aussi marquer ma réprobation.
– Je comprends votre désaccord mais j’espère qu’un jour, vous saurez me comprendre. Je ne vous dérangerai pas plus longtemps …
Puis il s’en alla et me laissa à mon éternelle solitude, avec l’espoir, cependant, qu’elle serait
de courte durée.