Premier vol

10 mins

     « Bon, allons-y, dis-je avec un entrain feint. »
     Nous gagnâmes la lande pour profiter d’une zone dégagée. Le comportement de ce garçon, quelques instants auparavant me perturbait encore : il m’avait amené, moi, à m’incliner face à sa petite personne. J’avais, par certains aspects du moins, sous-estimé cet humain, et je me rendais aujourd’hui à l’évidence : le futur serait fait de compromis. Moi qui espérais un être docile et malléable !
     Ainsi je me trouvai là, dans cette lande venteuse, à la vue des regards… même si en cet
instant il n’y avait d’autre présence à recenser que la mienne et celle de ce chevalier-dragon en herbe. À dire vrai, je ne savais trop comment aborder les choses. Je n’avais jamais eu à voler avec un passager, et aucun humain n’avait même frôlé mon échine. Ne voulant pas perdre la face, et par là-même ma crédibilité en tant que pédagogue, je me lançai sans préambule.
     « Mets-toi en position, dictai-je. »
     – Quelle position ? me demanda-t-il incrédule.
     « Écarte les bras et élance-toi dans le vide… bien sûr que non, petit ignorant ! Je suis celui
qui vole, donc prends place sur mon dos ! »
     Il resta planté dans le sol tel un jeune bouleau, m’observant comme si j’étais une montagne à gravir. Je le laissai faire avec patience – tout du moins en essayant de cacher mon agacement du mieux que je le pu. Enfin il s’approcha, souleva une jambe comme pour enjamber une barrière invisible, puis la reposa à terre avec déception.
     – Je ne vois pas comment …
     « Il te suffit de t’asseoir, une jambe de part et d’autre de ma colonne vertébrale. »
     – Oui, mais comment l’atteindre ?
     Je n’avais pas pensé à cet aspect des choses ! Je devais véritablement lui apparaître comme une montage ! Comment s’y prenaient les autres ? Il y avait bien une manière de procéder ! Je ne possédais pas la réponse à sa question mais je ne pouvais l’admettre face à lui, ni à quiconque.

     « Pour cette fois, comme c’est ta première expérience, je t’autorise à passer par ma queue. »
     S’il s’en sortait, cela me laisserait le temps, pour notre prochaine tentative, de trouver une
technique plus adaptée. Mais l’essai fut douloureux : il progressa tant bien que mal, longeant ma colonne vertébrale hérissée d’excroissances osseuses. Il piétinait maladroitement des parties plus molles et sensibles de mon anatomie et je lâchai un grognement lorsque son pied dévia entre deux côtes. Il atteignit finalement la base de mon échine, dans un espace dépourvu de cornes.
     « Accroche-toi, je vais m’élancer. »
     – Où ? Ooouuuuu…
     Sa question se perdit dans un cri tandis que je joignis l’acte à la parole. Je pensai qu’il s’était installé, comme je lui avais préconisé, mais je sentis son corps battre contre mon flanc gauche dès mon premier déplacement. Son grotesque manque d’expérience m’obligea à me tordre le coup pour évaluer la situation. Effectivement, il avait dû basculer. Il se maintenait tant bien que mal à une de mes épines dorsales. Un autre grognement de contrariété m’échappa : décidément je n’étais pas aidé !
     « Vas-tu tenir en place ou te faut-il un harnais ? rouspétai-je. »
     Je l’entendis souffler, grogner, mais il finit par retrouver une posture convenable.
     « Es-tu prêt, cette fois-ci ? »
     Il valait mieux s’en assurer avant de tenter quoi que se soit.
     – Je pense … répondit-il, incertain.
     « Ne peux-tu jamais être sûr de toi ? C’est agaçant à la fin ! Prends-tu bien la mesure de la
chute que tu vas faire si tu te trompes ? »
     Je crus percevoir l’expression de son mécontentement, cependant il étouffa sa rébellion avant que je puisse saisir le sens de ses paroles.
     – Vous pouvez y aller, me répondit-il simplement.
     Je fis quelques pas pour m’assurer de la stabilité de mon chargement. Il était agréable de
retrouver l’herbe tendre et je fis battre ma queue au ras du sol pour profiter de son contact frais. Je déployai mes ailes sur toute leur longueur, dérouillant mes articulations, goûtant les courants d’air. Je prenais pleinement conscience de la prostration dans laquelle je m’étais maintenu durant toutes ces années et mon corps se sentit libéré par tant d’espace. Quelques instants auparavant, je me demandais si je n’avais pas perdu la main, si je saurais encore trouver les réflexes du vol, si je ne précipiterais pas cet enfant au bas de la falaise. Heureusement qu’aucun dragon n’avait assisté au pitoyable spectacle que nous avions offert dans les premiers moments… Pourtant, plus je me rapprochais du vide, plus mes doutes se dissipaient et je me laissais totalement porter par mes instincts en m’envolant du haut de la falaise surplombant la mer.

                                                                                    ***

     Grisant ! Non, effrayant ! Je ne savais quel qualificatif adopter mais en tous les cas
l’expérience était vertigineuse ! Tour d’abord une impression de chute, en piqué vers la mer sombre et agitée. Puis le Bougon modifia l’inclinaison de ses ailes et nous remontâmes de plusieurs mètres sans aucune difficulté – bien sûr, dans l’histoire, la difficulté n’était pas pour moi, je devais juste me contenter de subir. Je pouvais sentir l’adrénaline parcourir mes muscles, me rendant incapable du moindre geste. La seule expérience que je puisse comparer avec celle du vol sur un dragon aurait été les manèges à sensation. Mais dans un parc vous n’avez pas une telle vue, ni les embruns qui vous fouettent le visage ! Cependant vous savez que les machines sont régulièrement contrôlées et que les accidents arrivent rarement. J’aurais bien aimé pouvoir faire le contrôle technique de mon dragon avant qu’on me jette dans le vide ! Depuis combien de temps n’avait-il pas volé ? Un doute foudroyant m’avait traversé lorsque que nous plongions du haut de la falaise, cependant, comme il
avait réussi à redresser, j’avais finit par me dire qu’il savait ce qu’il faisait.      
     Puis j’entendis à nouveau sa voix résonner à mon oreille, sans aucune altération due au vent :
     « Tout va bien de ton côté ? »
     – Oui, criai-je pour couvrir le bruit du vent.
     « Pourquoi crier ? » me demanda alors le Bougon. « Tu n’as nul besoin d’utiliser ta voix pour
t’exprimer avec moi. Tu n’as qu’à diriger mentalement tes pensées vers moi pour me les faire
parvenir. C’est bien plus pratique en vol, essaie. »
     Diriger mes pensées ? Bêtement je pensais « Ça marche ? Vous m’entendez ? » Mais comme aucune réponse ne me parvenait, je tentai de me concentrer d’avantage et fermai les yeux, au risque d’être désarçonné. « Ho hé ! Y a quelqu’un ? ». Tout cela était ridicule…
     « Alors, tu fais ce que je t’ai dit ? » s’impatienta ma monture.
     – Oui, mais visiblement vous ne m’entendez pas.
     « Bon, voyons cela » grogna-t-il en prenant un virage sec sur la gauche.
     Jusqu’à présent, nous n’avions volé qu’en périphérie de la côte et il ne nous fallut que
quelques secondes pour retrouver l’herbe de la lande.
     « Descends et mets-toi face à moi. »
     Je m’appliquai tant bien que mal à redescendre, mais ce ne fut guère plus facile que de
monter, malgré l’aide de la gravité. Je me sentis ridicule en cet instant et ne pus me retenir de jeter un coup d’œil sur la lande pour vérifier que personne n’assistait à ce spectacle. Je tentai alors de me laisser glisser le long du flanc, malheureusement, la cuirasse rugueuse composée d’écailles ne facilitait pas mon action. Puis finalement, je dus me jeter dans le vide, à deux mètres du sol, quand la courbe de ses côtes ne me permit plus de faire autrement. J’atterris brutalement sur le sol et ma cheville gauche fléchit au contact d’un monticule de terre – sans doute dû au travail d’une taupe – cependant je n’en gardai qu’une légère douleur. Je fis alors face au Bougon et attendis la suite.
     « Réessayons une fois. Concentre-toi sur ton message et sur le destinataire de celui-ci, c’est à dire moi. Commence par une phrase courte et simple. »
     Une fois de plus, je mobilisai mon cerveau pour cet exercice, sans avoir peur cette fois de
tomber par inadvertance et de me fracasser sur les rochers le long de la côte. S’il était possible de communiquer ainsi, j’allais sûrement y arriver cette fois-ci. Mais bêtement, le plus compliqué était de trouver une pensée à lui envoyer.
      « Alors, tu te concentres ? » tempêta-t-il.
     – Heu, oui, excusez-moi.
     Une bourrasque venant de la mer souffla sur la lande. Immédiatement, un frisson me
parcourut en raison de mes vêtements rendus humides par la pluie fine qui était tombée, bien qu’elle ait cessé à présent. « J’ai froid » pensai-je aussitôt. Puis mon regard trouva celui du Bougon et je perçus clairement l’attente sans ses iris à la pupille verticale. Puis il expira brusquement par ses naseaux et son corps parut s’affaisser quelque peu. Cela correspondait visiblement à un soupir pour cette espèce.
     « Je ne perçois rien ! Tu es sûr que tu te concentres suffisamment sur le destinataire ? »
     – Je vous regardais droit dans les yeux ! me défendis-je.
     « Je ne comprends pas… » lâcha-t-il en s’éloignant de quelques pas. « Pourquoi la
communication mentale ne marche-t-elle que dans un sens ? Il doit y avoir quelque chose qui ne fonctionne pas correctement chez toi. Tu devrais en parler à ton père, il pourra peut-être t’aider ».
     – C’est peut-être chez vous qu’il y a quelque chose qui ne fonctionne pas, m’emportai-je.
     Je me repris aussitôt face à son air surpris. Je présageai qu’une fois qu’il aurait pleinement
intégré mes paroles, il se mettrait en colère. J’adoptai de nouveau l’air soumis de l’élève que
j’affichais toujours en sa présence, avant de battre en retraite.
     – Vous avez raison, je vais en parler à mon père. Il aura peut-être la réponse à ce problème
de… communication. Je vous laisse, au revoir.
     J’avais déjà reculé de plusieurs pas tandis que je rattrapais pitoyablement mes paroles
malheureuses. À présent, je tentais de mettre le plus de distance possible entre nous. Je résistai à l’envie de vérifier s’il était toujours dans la lande avant qu’elle disparaisse derrière les arbres. En peu de temps, j’avais regagné le village. Je comptais retrouver Jess mais croisai mon père qui sortait d’un bâtiment agricole. Il était accompagné de deux hommes plus âgés, mais quand il m’aperçut et se dirigea vers moi, ces derniers continuèrent leur chemin.
     – Alex ! Tu passes une bonne après-midi ? Mais, tu es trempé !
     Et je commençais à avoir sérieusement froid, maintenant que l’adrénaline avait quitté mon
corps.
     – J’ai volé ! Avec le dragon, précisai-je.
     – C’est formidable, approuva-t-il avec enthousiasme. Tu vas me raconter ça… et on ne peut
pas te laisser dans cet état, ajouta-t-il en m’observant.
     Il se tourna vers les deux hommes qui avaient rejoint les terres cultivables à l’entrée du
bourg.
     – Alan, je peux te laisser t’occuper du reste pour aujourd’hui ?
     L’un des deux hommes se retourna, et je le reconnus. Il déchargeait un pick-up lors de ma
première visite « officielle » au clan.
     – Bien sûr, Georges, répondit l’homme. Je m’en occupe, ne t’inquiète pas.
     – Alors, raconte-moi ce premier vol ! Je ne savais même pas que tu avais prévu d’aller voir
ton dragon aujourd’hui.
     – Ce n’était pas prévu.
     Tandis que nous rentrions avec sa jeep, je lui racontais l’attraction magnétique et les leçons
de politesse quand il m’interrompit.
     – Tu lui as vraiment demandé de s’incliner ?
     – Je lui ai demandé de me saluer à son tour, oui. Où est le mal ?
     – Nulle part, répondit-il sans en avoir l’air certain.
     Comme il n’ajoutait rien, je partageai avec lui mes premières expériences de vol, ce qui le fit rire sans que je comprenne bien pourquoi.
      – Tu verras, avec un peu de pratique, voler avec un dragon c’est bien plus que ça. Ce n’est
pas seulement se laisser porter mais c’est une osmose entre l’animal et toi qui te permettra
d’expérimenter les choses de son point de vue à lui.
     Je ne voyais pas du tout ce qu’il entendait par là, mais ça avait l’air génial. Il y avait dans ses paroles le même enthousiasme que celui de Jess, une pointe de mélancolie en plus.

  
     Nous arrivâmes au manoir et mon père monta directement prendre une douche et se changer. Il me conseilla d’en faire autant si je ne voulais pas attraper froid. Malgré cette mise en garde, je m’effondrai dans un des fauteuils du salon pour consulter mon téléphone. J’avais reçu deux messages de Zaac me demandant de mes nouvelles, car cela faisait longtemps que je ne m’étais pas manifesté. Selon lui, Amy s’en plaignait régulièrement mais n’osait pas venir aux nouvelles la première. Son message finissait ainsi : « Comment ça se passe avec ton camarade de chambre ? Siffle-moi si tu as besoin de renforts ». Je pris donc la peine de leur envoyer à chacun un message succinct où j’expliquais brièvement que Jess s’était révélé être un type sympa, et que je passais mes vacances chez mon père avec qui mes relations s’étaient améliorées. Bien entendu, je ne touchai pas un mot des dragons, ce qui était malheureusement la chose la plus intéressante que j’aurais eue à leur raconter. En attendant leur réponse, je basculai la tête sur le dossier du fauteuil et fermai les yeux.
    

     Ce ne fut pas la sonnerie du téléphone qui me réveilla mais mon père qui était redescendu.
     – Alex, ne dors pas ici, tu es trempé, tu vas t’enrhumer.
     J’émis un borborygme peu significatif et me décollai du fauteuil, pourtant si accueillant…
avant d’y retomber aussi sec : quand j’avais pris appui sur mon pied gauche, la douleur m’avait immédiatement forcé à me rasseoir.
     – Ma cheville ! gémis-je tout en soulevant mon pantalon pour observer mon articulation. La
malléole avait légèrement enflé et la peau sur cette zone était anormalement chaude.
     – Tu as mal ? me questionna mon père.
     Il s’accroupit face à moi et prit mon pied entre ses mains, tâtant la cheville d’un air soucieux. Son attitude me rappela mon enfance, lorsque je me blessais et qu’il inspectait calmement les dégâts. Ses sourcils froncés montraient qu’il était soucieux, tandis que sa voix restait posée. Il se maîtrisait pour ne pas m’inquiéter car dans le cas contraire je me mettais alors à pleurer.
     Nestor nous avait rejoint et observait lui aussi ma cheville douloureuse.
      – Tu peux bouger le pied, ce n’est donc pas cassé. L’enflure n’est pas trop importante, ce n’est sûrement qu’une foulure.
     – Je vais chercher ce qui convient, ajouta simplement le majordome avant de partir en
direction de la cuisine.
     – Ça fait longtemps que tu as mal ? Me demanda mon père.
     – Non, je n’ai pas eu mal. Ou peut-être un peu en sortant de la voiture, maintenant que j’y
pense.
     – Tu t’es tordu la cheville ?
     Je pris un instant pour réfléchir : toute la journée j’avais marché sur un sol inégal, entre les
pavés du village et la plaine herbeuse. Puis un détail me revint en mémoire…
     – Il y avait un petit monticule de terre… un trou de taupe ou quelque chose comme ça. J’ai
posé le pied dessus en descendant du Bougon et ma cheville est partie de travers …
     – Tant qu’une cheville foulée est la seule blessure à signaler de tes rencontres avec des
dragons…
     – Pourquoi ? Ils sont dangereux ? demandais-je en me redressant d’un bon dans mon
fauteuil.
     Nestor était revenu avec un plateau contenant diverses choses pour me soigner et il
commença par appliquer sur la malléole une poche en plastique contenant un liquide glacé. Mais ce n’était pas ce contact qui m’avait fait sursauter. Pour dédramatiser la situation mon père me sourit et dit :
     – Tant que tu restes poli… et que tu t’accroches en vol, tout devrait bien se passer.
     Je n’avais pas su interpréter sa réaction, plus tôt dans la voiture, lorsque je lui avais dit que
j’avais insisté pour que mon dragon me salue à son tour. Avais-je mal agi à ce moment-là ? Avais-je risqué un geste de colère de sa part ?
     Mon père se détendit quand Nestor m’appliqua une crème et posa un bandage. Maintenant, c’était moi qui était nerveux. Le vieux majordome préconisa deux semaines de repos pour mon pied. Je devrais donc rester au manoir le temps de mes vacances ce qui, dans l’immédiat, m’arrangeait bien: cela me laisserait le temps de penser aux risques que j’encourais à fréquenter un dragon.

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