Tenebris (cycle) : Clones

10 mins

Je me suis réveillé nu, un peu étonné, puisque je dors d’habitude toujours habillé.
Je n’avais qu’une idée en tête, sortir m’acheter un livre.
Malgré le froid, je voulais effectuer à pied la distance me séparant de l’une de ces grandes surfaces de la culture, soit trois stations de métro. Une fois arrivé, je me dirigerais vers le rayon littérature étrangère, je passerais une petite heure à lire les quatrièmes de couverture, puis je me déciderais sur quelque chose de suédois ou de japonais, d’américain ou d’anglais, à la rigueur.
Malheureusement, je devais penser à d’autres tâches avant de pouvoir satisfaire cette pulsion. Faire des courses, travailler, écrire, ranger, faire l’amour à quelqu’un – une femme si possible… Bref, répondre à toutes ces basses obligations dont nous sommes tous esclaves. J’ordonnai la fabrication de trois clones supplémentaires via une pression sur deux boutons. La machine en forme de fauteuil bulle commença à ronronner, le cadran numérique indiqua un décompte de trente minutes avant la naissance du premier autre moi, ce qui me laissait le temps de retrouver son numéro de téléphone.

« Allo ? C’est moi. C’est Olivier. »
« Tu me veux quoi ? »
« Rien, je voulais juste discuter un peu. Et te dire que… je t’aime. »
« Ah… Merci. Ça fait longtemps que tu ne m’as pas appelé. »
« Oui, j’étais très occupé. Le boulot, l’écriture, tout ça… »
« Je vois… »
« Je t’aime au fait, tu le sais ? Je t’aime, et je t’ai toujours aimé… »
« Tu es qui déjà ? »
« Olivier. »
« Ah oui ! Moi aussi je t’aime et t’ai toujours aimé. Nos destins sont liés, comme dans cette chanson des Pixies… »
« Hey ? »
« Hein ? »
« « Hey », la chanson des Pixies ? »
« Hein ? »
« Rien, laisse tomber… »
« Les choses sont compliquées. Je ne veux plus jamais qu’un homme soit le centre de ma vie. Je veux quelque chose d’intensément sexuel. J’ai trop de problèmes, vois-tu ? Le boulot en ce moment, c’est vraiment terrible ! Je veux dire, as-tu idée à quel point il est difficile d’être une femme à notre époque ? La pression que la société nous inflige ? Tout cela commence à me dégoûter sérieusement, je suis sur le point de faire une connerie. Cette bouffe industrielle… Ce poison nous tuera. Ça te tuera, tu n’es pas assez exigeant ! Et tu n’as aucune idée de mes difficultés actuelles ! Je suis beaucoup trop artiste vois-tu, je souffre vraiment. Je m’épanouis dans la consommation d’hommes à grande échelle mais cela me donne envie de mourir, j’aimerais que d’autres femmes soient jalouses de mon existence. Je t’ai trop haï pour envisager de nouveau quoi que ce soit avec toi, tu m’as trop faite souffrir ! Nous nous sommes tellement aimés que je me demande comment tu oses encore m’appeler ! Je me sens tellement seule, tu sais. Je suis assez forte pour me passer d’amour, mais je ne sais pas pourquoi je me sens tout le temps si malheureuse, ce qui me manque. Au fait, tu es…? »
« Olivier. C’est Olivier. Bkz. »
« Ah oui ! Pourquoi m’appelles-tu ? »
« Je pensais que nous pourrions peut-être baiser ? »
« Hum… Je suis trop occupée… »
« Tu pourrais m’envoyer un clone ? »
« Oui, je suppose, okay. Dans une heure, chez toi. »

Les choses s’enchaînaient plutôt bien.
J’imprégnais mes clones en cours de fabrication grâce à quelques phrases clés entrées dans la machine. Au premier j’ordonnais « envie de faire des courses, acheter la liste se trouvant sur le frigo ». Puis aux autres futurs clones, « faire l’amour à la femme qui viendra », « écrire », « chercher du travail », « faire le ménage », et cetera…
J’allumais la télé au hasard, le temps d’établir cette liste de course destinée à un autre.
Il fallait penser à prendre à boire, plus quelque chose à manger pour le clone-femme qui passera. J’essayai de me souvenir de ses goûts quand je me souvenais à peine de son prénom.
Pourtant, nous avions vécu une grande histoire d’amour…
Peu importe, après rédaction de cette liste je serais enfin libre de faire ce qui me plaît vraiment, à savoir partir à pied et m’acheter un livre.
Je m’accrochai à cette idée.
J’allumais la télé afin d’entendre quelques voix dans l’appartement.
Une émission de débat dont les intervenants semblaient au bord de la crise de nerf, je zappai. Sur les autres chaînes, quel que soit le type d’émission, le même visage orangé du même présentateur télé. Je revins aux débats, en notant difficilement sur une feuille de papier « liste de course », que je soulignai d’un trait tremblotant.

L’animateur orangé :
« Je vous demande de garder votre calme messieurs, si tout le monde parle en même temps, nous ne nous en sortirons pas, pensez aux téléspectateurs ! »
Les invités :
« je ne peux pas laisser passer ce mensonge ! La fabrication d’un seul clone nécessite dix fois les ressources énergétiques consommées par un seul être humain, durant toute sa vie ! Des milliards de clones sont fabriqués tous les jours dans le monde ! A ce rythme, nous épuiserons ce qui reste des ressources planétaires en moins d’un ans ! »
« Vous avez l’air d’oublier que grâce aux clones, la technologie fait d’incroyables progrès. Nous trouverons les réponses environnementales appropriées. Sans compter que les nouveaux processus de fabrication nécessitent de moins en moins d’énergie ou de matière première ! Il s’agit de la priorité de tous les constructeurs. »
« Les solutions dont vous parlez n’existent pas aujourd’hui ! Comme ce projet ridicule d’envoyer des milliers de clones tous jour dans l’espace quand tout le monde sait depuis des siècles qu’aucune planète habitable ne se situe à distance d’une vie humaine. Vos clones finissent à moitié fous, dans le néant, où ils meurent de vieillesse ! Et ces vaisseaux risquent de retomber sur Terre ! A quand un parti politique qui aurait enfin le courage d’interdire les clones ! »
« Vous semblez oublier les bienfaits que les clones apportent à l’humanité ! Vous demandez l’interdiction des clones, mais par qui feront nous garder nos enfants et leurs clones ? Qui travaillera pour nous, qui créera les richesses de ce pays ? L’humanité n’a jamais autant prospéré. »
« Avant les clones, nous arrivions à nous occuper de nos enfants et travailler, et… »
« D’ailleurs, pourriez-vous nous expliquer comment vous pouvez être ici à débattre avec nous, alors que vous animez une conférence en cet instant à Toronto ? J’ai la preuve, j’ai les images, vous n’êtes aussi qu’un foutu clone !»
« … Je ne plaide pas pour l’interdiction complète des clones, simplement pour une utilisation raisonnée, réservée à une élite… »
« Et qui définirait cette élite, vous ? »
« ESPÈCE DE FILS DE PUTE !!! »
L’animateur orangé :
« Messieurs calmez-vous s’il vous plaît, nous allons répondre à la question d’un membre du public. Oui, Mademoiselle ? »
« Bonjour. Je connais comme tout le monde la nature des clones, néanmoins, la vision de ceux-ci dans les stations de métro génère toujours en moi un malaise. D’un niveau éthique, est-ce normal ? N’y aurait-il pas de moyen plus…humain pour les recycler ? »
L’animateur orangé :
« Quelqu’un pour répondre ? Oui ? »
« Les clones, bien que de nature organique, ne sont pas humains, et vu leur nombre, nous sommes dans l’obligation de traiter le problème du recyclage en utilisant des méthodes industrielles. Néanmoins, nous travaillons sur une pulsion suicidaire pré-programmée qui leur permettrait de se recycler eux-mêmes, de manière autonome et invisible. Il faut d’ailleurs noter que le recyclage des clones permit de résoudre définitivement le problème de la faim dans le monde. »
« Une autre question ? Monsieur ? »
« LES CLONES SONT LE DIABLE ! LES CLONES SONT IMPURS DIEU HAIT LES CLONES ! A BAS LES CLONES ! »
Invités :
« FILS DE PUTE ! »
« FILS DE PUTE ! »
« FILS DE PUTE ! »

Je levai les yeux de la liste de course pour regarder la télé, des vieillards s’insultaient copieusement en essayant de se mettre des coups de poing. La mauvaise coordination de leurs mouvements les faisait ressembler à des sortes de vieux travelos en état d’ébriété.
Cela faisait une demi-heure que j’avais commencé cette liste, pourtant la seule chose que j’avais réussi à noter, hormis le titre souligné « liste de course », était : « Coca-Cola, une bouteille »,  barré puis remplacé par la mention « Pepsi-Max, une bouteille ». Je savais que j’aimais cette boisson, ou du moins qu’elle ne m’était pas désagréable, mais je me trouvais incapable de me concentrer suffisamment pour noter autre chose à acheter, alors j’abandonnai.
Le clone préposé aux courses se démerderait seul.
J’ajoutai néanmoins à son attention : « Pour tout besoin divers et varié, lancer la fabrication d’autres clones. »

Enfin débarrassé des basses obligations, je pus partir dans le froid parisien afin d’assouvir ma quête, acheter un bouquin.
Mon excitation grandissait à mesure que j’approchais du grand magasin.
Lorsque j’arrivai enfin dans le hall gigantesque, avec ses escaliers monumentaux et ses écrans diffusant non-stop divers tubes pop où un tas de métro-sexuels se trémoussaient en me lançant des regards salaces, noyé au milieu d’une foule anonyme dont l’excitation consommatrice m’irradiait par vagues, des larmes de bonheur se mirent à couler le long de mes joues sans que je ne cherche à les essuyer, ni à comprendre pourquoi.
J’avais l’impression de me trouver sur le point d’accomplir enfin le seul but pour lequel je ne fus jamais destiné : acheter un putain de livre suédois ou japonais, américain ou anglais, à la rigueur, n’importe quoi sauf du français.
Je me laissais porter par la foule vers l’étage et son rayon littérature étrangère, les coups d’épaules de mes semblables ressemblaient à des caresses.
Je choisis un livre à la couverture verte acidulée sans lire le résumé, comme si ma main avait été guidée, et trop pressé par la concrétisation de cet achat je redescendis à toute vitesse vers les caisses. Je tendis le livre ainsi que ma carte bancaire. Le sourire mécanique de la caissière fit exploser mon cœur de joie.
Je me retournais pour observer le visage de mes semblables, dans la queue derrière moi : la bonté qui émanait de ces gens menaçait de me tuer de bonheur – je sortis du magasin afin de retourner chez moi, mais en chemin, l’effet inverse s’opéra.

A mesure que j’approchais de mon domicile, l’état de plénitude dans lequel je me trouvais s’estompa pour laisser place à un gigantesque vide.
Cette humeur atteignit son paroxysme alors que j’ouvris la porte de mon domicile.
Je me frayai un chemin parmi la dizaine de mes clones qui allaient et venaient, occupés dans les diverses tâches que je leur avais assigné.
J’ouvris une porte, à l’intérieur, cinq bureaux, cinq ordinateurs, et cinq moi assis occupés à écrire.  Le bruit des touches dans cinq rythmes différents me fit penser à la pluie.
Une autre mélodie faite de glouglous électriques et de sifflements.
Sur les cinq bureaux, cinq cafetières bouillaient constamment.
Un de mes visages surgit de derrière un écran.
Le clone me fixa droit dans les yeux, son regard brillait d’une lueur méchante. Cet autre moi découvrit dans un rictus ses dents de devant et tendit dans ma direction un majeur furieux.
La soudaineté et la puissance grotesque de son hostilité me fit peur, je refermai aussitôt la porte.
Bousculé par un autre clone occupé à passer l’aspirateur dans le salon, j’avais l’impression ne pas être le bienvenu, cela m’attristait.
J’entrai dans la chambre à coucher afin d’y déposer le livre, j’y vis du coin de l’œil une femme, allongée sous une dizaine de mes corps, il y avait beaucoup de sang sur les draps. Trop de sang.
Comme passant à côté d’un accident de la route particulièrement atroce, je m’obligeai à ne pas regarder plus et posai le livre à côté de la tête de lit, puis je sortis de la chambre, et de l’appartement.
Le tumulte de mes clones m’oppressait, je me sentais comme chassé de ma propre demeure ou de ma propre existence.
Je me retrouvais alors dans la rue, inutile, indécis.

Qu’aurais-je bien pu faire puisque rien ne nécessitait plus ma présence ?
Le travail, l’écriture, le sexe, les courses ou le ménage, toutes ces tâches ingrates se trouvaient sous le contrôle de clones. Je pensai acheter un nouveau livre, mais l’envie n’y était plus.
Je me sentis triste et abattu.
La seule chose qui me vint après de longues minutes de réflexion fut ce numéro «1 bis », écrit en gros chiffre jaune dans mon esprit.
Le besoin impérieux de prendre cette ligne de métro me saisit, sans que j’arrive à savoir pourquoi, ni vers quelle destination il m’emmènerait. Peut-être qu’une fois dans la rame j’arriverais à identifier l’endroit, et un nouveau besoin apparaîtrait ?
Le seul problème, d’après ce que j’en savais, la ligne de métro numéro « 1 bis » n’existait pas.

Je descendis sous terre, ma main glissée nonchalamment dans la poche arrière de mon jean trouva un ticket de métro orange.
Je demandai à l’employé derrière sa cage vitrée la direction du quai pour la ligne 1 bis, celui-ci me montra un petit couloir dépourvu de signalétique, je m’y engageai et passai le tourniquet.
Le métro arriva, je constatai que beaucoup de clones identiques s’y trouvaient.
Le train composé de wagons séparés par ces accordéons de plastique noir, je parcourus la rame et finis par trouver une place dans un bloc de quatre sièges, dont deux étaient occupés par mes propres clones. Rassuré par la présence de ces familiers, je m’endormis, la tête appuyée contre la vitre glacée.

[ Je tapais des lignes des mots sans aucun sens sur un clavier d’ordinateur, c’était mon métier, je tapais des lignes dans le bruit incessant des autres claviers… Il y avait tellement de mots … Et le bruit des touches me rendait cinglé, l’envie de hurler.]

[ Je faisais la queue à la caisse avec cinq bouteilles de coca-cola et cinq bouteilles de pepsi max, mais ça n’avançait pas, la vieille devant mettait une heure à chercher sa petite monnaie puis à relire son ticket et à pinailler ; elle commençait à me mettre hors de moi. Envie de la battre à mort et de hurler.]

Je me suis réveillé d’un cauchemar oppressant dont je ne gardai qu’une vague impression de colère, le métro arrivé à son terminus, de petits hauts parleurs enjoignaient les passagers à descendre.
Je ne savais toujours pas ce que je faisais ici, mais étrangement, je me sentais serein, je flottais.
Je suivis mes clones sur le quai de cette station inconnue.
Quel que soit l’endroit où nous allions j’en étais persuadé, tout irait mieux.
Je me rendais là où il me fallait être.
Nous avons longé le quai puis remonté la seule issue qui s’y trouvait, un panneau et une flèche indiquaient une direction, « Disneyworld ».
Je pris place sur un tapis roulant horizontal qui s’étendait à l’infini, las et fatigué.
Debout je commençai à somnoler.

[ Je suis entré dans la cage plein de colère et nu, la bite dressée. Mon poing enserrait le manche d’une hache. Partout sur le ring, ça se battait, ça se violait, ça s’entre-tuait.  Une sexe-arêne, tuer ou être tué, baiser ou être baisé, telles étaient les règles. Sous les crachats des spectateurs massés derrière les hauts grillages, je levai ma hache et m’élançai dans un hurlement sauvage… ]

[ En apesanteur je flottais dans l’espace, jambes écartées. A travers le hublot du vaisseau, tout n’était que vide et immensité. Mon corps nu n’avait plus que la peau sur les os ; né ici, j’avais oublié comment parler. Et puis parler à qui ? Je n’arrivais même plus à penser, juste bon à flotter indéfiniment, en rebondissant mollement contre les parois en plastique de la navette.
J’observai mes mains. Elles étaient vieilles, ridées, de grosses veines bleues saillantes parcouraient leurs dos. J’avais passé ma vie entière dans la cabine de ce vaisseau sans rien connaître d’autre, j’étais devenu vieux. Je me mis à crier, la tête contre le hublot du vaisseau, je me mis à crier et à baver, mais l’espace infini et sourd s’en moquait…]

Je me suis réveillé d’un nouveau cauchemar où il était question d’espace, soulagement et gratitude, je me trouvais toujours sur ce tapis roulant en route vers Disneyworld.
Nous arrivions au bout du chemin, je pouvais maintenant voir la fin.
Quelques mètres à la sortie du tapis roulant plus loin un homme m’attendait.
Vêtu d’un imperméable en plastique transparent ensanglanté, une charlotte le coiffait.
Contre la tempe de chaque voyageur arrivant en bout de tapis, il appliquait le canon d’un pistolet pneumatique. Un chuintement plus tard les clones s’effondraient désarticulés, puis disparaissaient, dans une grande bouche métallique munie de dents d’acier.
Voilà donc où j’allais …
Légère déception, ce n’était pas disneyworld, pas même disneyland marne la vallée … Et l’homme au pistolet qui m’attendait ne portait aucune tête de mickey.

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