III. La chute d’Albas
Énèque atteignit Marvère le jour où les seigneurs, convoqués pour le couronnement d’Ampard, s’y trouvaient assemblés. Lorsqu’il arriva, Ampard le fit saisir mais les seigneurs Barvas d’Aceirie et Éverrand de Corcoda se dressèrent pour le défendre, croyant qu’Énèque seul avait le droit de régner sur le monde. Les seigneurs Empé d’Émellas et Orace de Rosarie, eux, tirèrent leurs lames au nom d’Ampard. Il n’y eut pas d’affrontement car Vidiane, l’épouse d’Énèque, se jeta aux genoux d’Ampard pour implorer sa clémence. Ampard eut pitié d’elle et c’est ainsi qu’Énèque put prendre ses gens avec lui et partir. Il s’installa à Albas, l’ancienne cité des dieux, désormais désertée par les immortels. De là il régna sur Aceirie et Corcoda, et il nomma Lothas ce royaume nouveau. Il fit abattre tous les monuments aux effigies des dieux et fit détruire le trône de la grande salle d’Albas sur lequel était représenté le premier combat de Tempête et d’Édole, pour le faire remplacer par un trône sans ornements. De même, Ampard fonda le royaume d’Orycée et son animosité envers Énèque et ses gens s’étendit à son peuple. Comme Énèque tentait de reprendre Marvère, la guerre gronda chaque année dans la plaine et sur la mer, ne cessant jamais qu’avec la venue de l’hiver, et c’est ainsi que le monde des hommes fut divisé.
Énèque et Vidiane eurent un fils appelé Erras, d’après son vaillant oncle, et il fut connu pour son tempérament téméraire et hardi. Vingt ans après cela, Lilien venait à Albas, ayant alors échoué à l’épreuve qui lui valut l’exil. Il se fit reconnaître de son père qui l’accueillit comme un membre de sa famille, et cela provoqua la colère de Vidiane et d’Erras qui ne lui épargnèrent leurs mots de haine ni leurs railleries. Un jour, Lilien trouva le roi et lui dit : « Père, comment puis-je prétendre vivre dans ce palais ? Comment pourrai-je te succéder ? » Erras fut fâché d’apprendre qu’un autre que lui aurait sa part de la gloire du roi. « Lilien ne pourrait être roi, dit-il, car les lois des hommes l’interdisent. » « Les lois des hommes, répondit Énèque, ont autant de substance que la neige qui couvre les toits de la cité en hiver : le soleil la fait fondre aussi bien que la tombée de la pluie lorsque la saison passe. Rien ne saurait la faire durer. Si les dieux ne sont plus là aujourd’hui, c’est parce que leurs lois, qu’ils disaient éternelles, n’ont pas résisté à une main trop leste pour elles. Vous seuls, mes fils, ferez les lois des hommes. » Énèque leur désigna le trône et dit : « Sur ce trône est perché un aigle. Il regarde le soleil. Une épée et un bouclier reposent à son pied tandis qu’une coupe de vin est posée sur le siège. Dites-moi, princes, quels sont les usages de ces choses. » Ce fut Lilien qui répondit : « L’aigle regarde le soleil pour en rapporter ce que les autres ne peuvent y lire. Le bouclier défend contre l’ennemi qui attaque et l’épée tranche la main qui cause du tort au peuple et au royaume. La coupe délivre son bien pour désaltérer qui y boit. » Énèque dit : « Voilà que tu es déjà un roi sans trône. Priverais-tu le royaume de ton jugement ? Car j’ai le sentiment que tu connais la juste sagesse. » A ces mots, ni Lilien ni Erras ne parlèrent plus.
Il arriva que Vidiane fut troublée par un songe, de ceux où l’avenir se dévoile. Marchant dans la grande salle d’Albas, elle vint trouver Énèque ; quand il la vit, celui-ci lui dit : « Belle dame, pourquoi tant de tristesse ? Ce que le temps n’a pu te prendre en sérénité, c’est ton don qui l’emportera. » Vidiane parla : « Le temps, Énèque, je sais qu’il t’affaiblit et je sais que chaque année ce que tu appelles ma “beauté” change avec mon visage. Que ne sommes-nous plus immortels ? » Énèque garda le silence et elle lui dit encore : « J’ai fait un rêve. C’était l’hiver sur les ruines enneigées d’un palais qui n’avait plus toit ni murs ; l’herbe avait poussé entre les dalles. Un aigle était perché sur la branche d’un arbre planté au-delà de l’horizon. Il y avait un trône de pierre gardé par deux statues érigées face à face. Celle qui se trouvait à la gauche du trône me semblait être l’image d’une dame, car elle était assez bellement vêtue pour qu’on la prît pour une reine. L’autre figurait une femme qui ne portait aucun ornement et sa robe était simple mais, des deux, elle était la plus belle et sa vue me terrifiait ; dans son dos s’ouvraient des ailes d’oiseau. Derrière le trône, la statue d’un prince embrassait tout cela de ses bras ouverts. Un serpent rampait dans l’herbe. Il alla s’enrouler autour du trône et planta ses crochets dans la pierre ; elle se fendit en deux avec grand bruit, et un orage éclata. Puis le son d’une trompette retentit, si fort que la statue de la dame s’effondra. Alors la foudre frappa la statue du prince qui fut jetée au sol. Puis le serpent mourut, l’orage tomba. Le soleil parut entre les nuages ; l’herbe mouillée scintillait à sa lumière. Tout n’était plus que ruines et l’aigle et la statue de la femme ailée était les seules choses qui subsistaient. L’oiseau prit son envol et il ne resta que les ruines qu’une vigne fertile recouvrait déjà. Puis je m’éveillai au bruit d’un cerf bramant dans le lointain. » Énèque ne sut déchiffrer le sens du rêve. Mais Vidiane accusa Lilien d’être l’instrument de leur ruine et elle annonça que de grands malheurs arriveraient.
L’hiver le plus rude qu’avaient connu les hommes tomba sur Lothas. Les montagnes devinrent blanches comme de vieux fronts et les eaux gelèrent ; les bêtes mourraient et les provisions amassées pendant l’été ne suffirent bientôt plus ; la famine et la maladie frappèrent les foyers, emportant les plus faibles, faisant rougir les yeux d’épuisement et rendant les fronts soucieux. Les langues ne se déliaient plus que pour prononcer quelque mauvais augure. Pourtant, davantage que l’hiver, les loups terrifiaient la cité. Sentant la faiblesse des hommes entre les murs d’Albas, ils rôdaient, hantant les bois de leurs larges ombres et troublant les nuits de leurs hurlements. Plusieurs fois la chasse leur fut donnée et ce fut, pendant un temps, une guerre équitable bien qu’éprouvante. Mais au cœur de l’hiver, les meutes, touchées elles aussi par la rude saison, s’unirent sous le commandement du plus fort des loups. C’est pourquoi Énèque décréta que les portes d’Albas demeureraient closes jusqu’à leur départ et personne n’eut plus le droit d’entrer ni de sortir pour quelque raison que ce fût.
Un jour, des voyageurs pourchassés par des loups arrivèrent sur le pont d’Albas. Solann, le Gardien des portes, les aperçut et, malgré l’interdit du roi, leur ouvrit le passage ; mais avant que les portes ne fussent refermées, les loups parvinrent à les franchir et c’est ainsi qu’ils pénétrèrent dans la cité du roi et la dévastèrent, tuant les hommes, piétinant les enfants et violant les femmes ; les rues s’emplirent du vacarme des combats, de cris et de pleurs ; les statues des héros et héroïnes d’autrefois restées sur leurs piédestaux furent souillées d’urine canine ; partout la neige fut rougie de sang. De tous les combats qui eurent lieu en ce jour, celui de Solann est le plus célèbre car il dût affronter le chef des loups qu’on appelle Orès, le plus fort et le plus cruel. Entre tous les loups, c’est à lui seul que l’on donne encore un nom tant ses méfaits furent grands. Il advint que Solann plongea son épée jusqu’au pommeau dans la gueule d’Orès ; le loup lui trancha la main et l’avala avec l’épée et Solann dût alors se servir de sa trompette d’argent, l’insigne des Gardiens, comme d’une arme pour se défendre. Enfin vint le roi, prit de la Grande Colère des premiers hommes qui ne s’éveillait qu’avec la plus grande des souffrances ; à lui seul il tua un grand nombre de loups et ceux qu’il blessait seulement étaient achevés par les princes et leurs hommes. Lorsque Énèque se trouva face à Orès, il le chargea sur son cheval et parvint à lui crever un œil. C’est ainsi qu’Orès fut défait car alors, saisit de douleur et de haine, il s’en fut et ses loups partirent à sa suite.
Après ces faits, Énèque dit à Solann : « Pour avoir causé la chute de ma cité, tu as perdu la main qui faisait de toi un guerrier. Je t’estime châtié. » Puis vint Costand, fils de Barvas et de Déane d’Aceirie : il conduisait la compagnie sauvée des loups par Solann. A genoux devant le trône, il prêta serment et jura de servir le roi de Lothas sa vie durant en paiement du sacrifice qui avait permis son salut. Lorsque Énèque lui demanda la raison de sa venue à Albas, Costand leur confia qu’il ramenait des nouvelles de la plaine : les combats entre les armées d’Orycée et celles de Lothas avaient cessé à cause de l’hiver et Aceirie avait tenu sous le commandement de Barvas. Mais pour ces bonnes nouvelles, Albas était tombée ; il n’y avait plus assez d’hommes pour la défendre et tout le bétail avait péri ; les richesses gisaient dans la neige et le sang. Énèque s’assit sur son trône ; il s’affligea tant de la misère de sa cité qu’il la maudit, comme lui-même. A son peuple, il déclara : « Quittez Albas et ne revenez jamais en vos maisons où vos morts auront désormais leur demeure ». Tel fut son commandement à l’adresse de ses sujets et tous écoutèrent sa parole car une ombre l’environnait et le rendait terrifiant. Les terres alentours furent maudites et lui-même devint un être sans vie mû par la fureur et la douleur. Alors Vidiane s’affligea, disant : « J’ai failli ! Comment pourrais-je me pardonner de n’avoir su prévenir le plus grand malheur jamais tombé sur notre cité ? Je ne suis pas digne d’être votre reine ! Moi, Dame Clairvoyante, j’étais aveuglée par la rancœur quand le danger nous guettait. Que suis-je sans mon art ? Comment pourrais-je vivre avec cette honte ? Comment pourrais-je recevoir l’amour des miens quand, la plus grande trahison, ils l’ont reçue de moi ? » Et elle chut et mourut de son désespoir. Erras prit le corps de sa mère entre ses bras et pleura, et le peuple pleura avec lui. Pourtant une querelle éclata quand Erras déclara vouloir donner des funérailles à la reine, car le peuple, qui ne pouvait pas en offrir à ses morts, s’y opposa. Solann dit : « Accorder les derniers rites à la reine seule serait injuste, mais nous pouvons le faire au nom de tous nos morts. Qu’en une célébration nous les honorions tous. » Ce compromis reçut l’assentiment de chacun et c’est ainsi que la reine et son peuple reçurent des funérailles en ce jour funeste. Vidiane fut habillée, ornée et fut conduite sur un char hors des murs d’Albas. Du vêtement blanc dont on parait les défunts, elle ne portait que le voile ; du reste, elle était vêtue de vert. « Que le printemps l’accompagne là où elle ira, c’était son vœu », avait dit Erras aux femmes en charge de laver et d’habiller Vidiane. La journée était belle et Erras fut heureux qu’un tel hommage fût rendu à sa mère. Les berges de la rivière, protégées de la neige par les branches des arbres, étaient encore éclatantes de givre ; le courant, loin en aval du torrent qui léchait voracement le pied d’Albas, étirait sa pureté sous les cieux. Un bûcher fut dressé au milieu d’une clairière et le corps de Vidiane y fut déposé, entouré de bijoux donnés en offrande ou qui lui avaient appartenu. De l’huile parfumée fut répandue sur le bois ; Erras mit le feu au bûcher et tous restèrent en silence pour le regarder brûler car, en place de discours, on s’affligea : « A qui recommanderons-nous les âmes de nos morts puisque les dieux sont partis ? » Ainsi la reine emporta-t-elle les adieux faits à Albas et à ceux qui y avaient péri, et nombreuses furent les larmes versées tandis que le bûcher se consumait. Vint le moment de partir. Lilien et Erras prirent le commandement des gens de la cité et ils abandonnèrent ainsi Albas dont les portes se refermèrent d’elles-mêmes sur son sein meurtri. Depuis lors ils se firent appeler les Exilés.
© Cédric L. Martin, 2021.
© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.