IV. Le voyage des Exilés
Les Exilés traversèrent flancs de montagnes et vallées et voyagèrent pendant de nombreux jours, exposés au froid et à l’épuisement, et plus d’une nuit se révéla fatale à certains d’entre eux. Leur procession n’avait pas encore quitté les montagnes quand les loups la rattrapèrent et l’encerclèrent ; les soldats pointèrent leurs lances, les gens du peuple saisirent armes et bâtons, les chiens se mirent à aboyer. Un loup, le plus grand après Orès, s’avança devant eux et parla : « Hommes sans crocs, dit-il, livrez-nous votre roi. Que celui qui vous guide approche et me combatte ! » Lilien répondit : « Quoique tu me veuilles, loup, j’obtiendrai d’abord de toi qu’aucun mal ne sera fait à mes gens. » Le loup dit encore : « Toi qui me semble être un prince, sache qu’un accord a été conclu entre les miens : celui des loups qui parviendra à battre l’homme devant lequel s’est humilié ce chien d’Orès deviendra le chef sur les meutes des montagnes. J’ai vaincu mes frères pour le privilège de l’affronter ; si tu es son successeur, c’est devant toi que je me tiens et te défie. » Lilien obtint du loup que ses gens pourraient continuer saufs leur voyage, et il ne resta plus que les bêtes qui encerclèrent la clairière enneigée. Lilien descendit de son cheval, couvrit sa tête de son casque et fit face au grand loup. « Monstre qui tua tant des miens, dit-il, saches qu’aucune pitié ne retiendra mon bras, qu’aucune peur ne me fera fuir devant ta face. » « Toi qui me semble être un prince, dit le loup, saches que mon appétit est insatiable et que même ta grande prétention ne saura le satisfaire. »
Ils coururent l’un sur l’autre. Lilien enfonça son épée dans le poitrail du monstre mais elle y resta fichée et il se trouva désarmé face au loup qui n’était que blessé. Lilien se jeta sur lui pour récupérer son arme mais la férocité du loup blessé le contraignit à reculer ; il trébucha et chuta dans une rivière qui coulait à travers la clairière. En se relevant, il vit dans l’onde le brillant éclat d’une épée, de belle facture, à l’acier dur et froid qui semblait n’avoir jamais servi dans le combat. Lilien s’en saisit et vint vers le loup ; ce dernier prit peur à la vue de l’épée et Lilien, sans lui laisser le temps de fuir, le terrassa en lui fendant la gueule. Cela fit fuir les autres loups et c’est ainsi que Lilien obtint la victoire. Il nomma l’épée Révalence, du nom d’une lame sortie des eaux, et il s’en servit depuis ce jour en place de sa propre arme. Lilien remonta sur son cheval et lorsqu’il eut rejoint les Exilés, ceux-ci l’accueillirent avec joie. Mais l’Ombre du roi s’étendait sur les montagnes : les feuilles des arbres devenaient sombres tandis que de noirs nuages recouvraient les vallées et les Exilés durent marcher jusqu’au soir et la nuit encore.
Erras était jaloux des faits de son frère. Au matin, voyant que ses gens avaient faim, car ils venaient à manquer de vivres, il voulut partir en chasse. Il défia Lilien de ramener plus de gibier que lui et ils partirent avec leurs chiens, armés d’épieux comme l’étaient les seigneurs pour la chasse. Comme ils ne trouvaient pas de gibier, Lilien fit un discours mélodieux pareil à ceux que l’on peut entendre dans un jardin par un jour d’été. Aussi une nuée d’oiseaux s’éleva-t-elle de la vallée pour venir déverser à l’oreille de Lilien la cacophonie de leurs discours mêlés. Ils les menèrent sur la piste d’un gibier et les chiens s’élancèrent soudain, aboyant comme pour faire trompette à la mort qu’ils apportaient avec eux, et les deux princes lancèrent leurs montures à leur suite. Ils arrivèrent devant le plus beau cerf qu’homme vît de toute époque, car il n’était pas de la race de ceux que l’on chasse pour garnir la table des seigneurs. Il se tenait au-dessus d’eux sur le flanc rocheux d’une colline, observant les chasseurs sans s’émouvoir des aboiements des chiens qui n’osaient l’approcher. Puis il s’en fut, évanescent comme un soupir. Les princes songeaient aux louanges qui leurs seraient faites s’ils ramenaient pareil gibier à leurs gens et ils poursuivirent le Cerf jusqu’à pouvoir le frapper. Or ils reçurent chacun le coup qu’ils avaient porté et c’est ainsi que le Cerf leur échappa. Blessés et bredouilles, ils revinrent auprès de leurs gens et les Exilés n’eurent rien pour se réjouir ce jour-là.
© Cédric L. Martin, 2021.
© Sarah Poncet, 2017, pour l’illustration.