Baptiste – Chapitre I

20 mins

Les trois années que j’ai passées en pension forment dans ma tête un ensemble confus de souvenirs doux-amers. Au cours de ces trois ans, j’ai vécu là-bas de très bons moments. Mais j’y ai aussi vécu l’enfer. Et croyez-moi, quand je dis l’enfer, je n’exagère pas le moins du monde : c’est juste qu’un ado de seize ans ne voit tout simplement pas les choses sous le même angle qu’un adulte.

À cet âge-là, on réfléchit de façon étrange : on se contrefout des choses vraiment importantes, mais la moindre amourette fait passer Roméo et Juliette pour des potes de lycée. Le moindre bonheur vire à l’extase, et on fait tout un plat d’un petit malheur, qui prend alors des dimensions de tragédie grecque.

Le prisme hormonal de l’adolescence déforme tout. Mais ce sont les images qu’il nous renvoie, bien plus que la réalité, qui impriment notre esprit et tissent nos souvenirs. Ce sont ces images-là qui nous construisent.

Le projet de m’envoyer en pension est venu de mes grands-parents. La pension, c’était chez nous une sorte de rituel, de passage obligé. Maman avait bien tenté de s’y opposer dans un premier temps, jugeant tout ça un peu dépassé, mais elle s’était finalement rangée à l’avis de Grand-Père. En grande partie par ma faute.

De toute manière, tradition ou pas, cette histoire de pension me pendait au nez depuis un bon moment. Oh, pas du tout pour des raisons de résultats scolaires ! J’étais suffisamment bon élève pour espérer échapper à cette obligation familiale. D’autant que je ne me contentais pas de tout miser sur ma mémoire photographique : je travaillais vraiment. Le fond du problème, c’était ce que tout le monde à la maison appelait pudiquement mon « comportement ».

Avec le recul, je me dis que c’était un peu comme mai soixante-huit ou la guerre d’Algérie : pas de manifestations, pas de guerre civile, juste les « événements ». Eh bien pour moi, c’était pareil : officiellement, je ne préférais pas les garçons aux filles – officieusement non plus, d’ailleurs – il y avait juste ce « comportement » dont ma mère se foutait totalement tant qu’elle n’en entendait pas parler, mais qui semblait perturber sérieusement les convictions religieuses, morales et sociales de mes grands-parents. D’une façon ou d’une autre, il allait falloir que je change de « comportement ». Un peu comme si… Un peu comme si, comme Ludo, j’avais été gaucher : je devais changer de « comportement », parce que « ça ne se faisait pas » chez les gens « comme il faut ». Dans la famille, on adore les expressions toutes faites, et les guillemets qui vont avec.

Bref, il valait mieux pour tout le monde que je devienne une sorte de pédé contrarié, afin d’éviter à notre grande et belle famille les désagréments du « qu’en-dira-t-on ». « On » avait déjà assez souffert du retour de ma mère des États-Unis avec un mioche dans les bras, et pas de père pour porter les valises… « On » n’avait aucune envie de remettre le couvert à cause de mon « comportement ».

C’est sympa, les vieilles familles, avec le château, les vacances à la campagne, l’hiver à la neige, les belles bagnoles, et tout le toutim. Mais qu’est-ce qu’on peut se faire chier pour des détails !

Évidemment, je ne suis pas venu au monde avec le mot « pédé » tatoué sur le front, mais je ne m’étais jamais intéressé aux filles – ce que tout le monde chez nous semblait trouver normal à mon âge. Preuve, si besoin était, que je vivais dans une famille un poil déconnectée de la réalité.

Ce qui semblait nettement moins « normal » à ma chère famille, c’est que je n’aie jamais trouvé étrange, ni même seulement embarrassant, de dire à qui posait la question que je préférais les garçons. Là, ce n’était plus tout à fait la même chose : c’était nettement moins « normal ».

Alors, quand vers le milieu de l’été je me suis fait surprendre en train d’embrasser langoureusement le fils du métayer… Je crois qu’on peut dire qu’à la maison, la nouvelle a créé une certaine agitation. Et la pension, objet d’une mystérieuse tractation entre Maman et les grands-parents, était soudainement devenue la chose la plus naturelle du monde. Tout le monde le sait, une réputation, ça n’a pas de prix… Et pour tout le reste, il y a Eurocard Mastercard.

Mais il faut tout de même que je vous donne un peu plus d’explications…

Le déclencheur de toute cette agitation familiale s’appelait Baptiste. Déclencheur malgré lui, et un tantinet à son corps défendant, je me dois d’être honnête.

Comment vous décrire Baptiste ? Objectivement ? Certainement pas ! Bon, d’accord, j’essaie : vingt-trois ans, tout en muscles et en bronzage – une rumeur persistante voulait d’ailleurs qu’il ressemble plus à l’un des anciens employés agricoles de l’exploitation qu’à son père – de magnifiques yeux verts, de superbes cheveux bruns, un petit côté super macho, des abdos de rêve… et une force de caractère inversement proportionnelle à sa beauté. Un vrai gentil, quoi. Et croyez-moi, ça n’est pas peu dire ! Bon, soyons clairs : il n’avait absolument rien d’un abruti, mais à l’époque, il ne se posait pas beaucoup de questions et ne savait pas vraiment dire non. Surtout quand c’était moi qui demandais quelque chose.

Baptiste était le fils du régisseur du domaine. Monsieur Jean, avec sa canne, son chapeau et sa moustache, me faisait penser à Yves Montand dans Manon des Sources : c’était une force de la nature. Monsieur Jean, donc, avait envoyé Baptiste à la maison – un joli petit château d’époque Renaissance – pour faire les foins dans les parcelles du fond du parc : il fallait quand même nourrir les chevaux l’hiver. Bref.

Je connaissais Baptiste depuis toujours, mais il y avait déjà un moment que j’avais commencé à m’intéresser à lui autrement que pour sa gentillesse et son grand sourire. Ce changement de perspective remontait en fait à l’an dernier, c’est-à-dire à peu de chose près à l’époque à laquelle j’ai réellement pris conscience que ce que j’avais entre les jambes pouvait servir à des trucs beaucoup plus sympathiques que faire pipi.

Je ne ratais donc jamais une occasion de passer un peu de temps avec lui, et même si nous n’avions pas vraiment de grandes conversations philosophiques, nous nous entendions plutôt bien. Et, naturellement, je préférais le voir en été, parce qu’il était bien moins habillé qu’en hiver.

Ce jour-là encore, je le regardais travailler, dévêtu jusqu’à la taille, en train de couper les herbes hautes, son torse puissant luisant de transpiration… Ce type me collait des frissons ! Pour être totalement honnête, j’en rêvais même parfois la nuit.

Depuis quelques jours, j’avais remarqué qu’il prenait une pause, grosso modo entre onze heures et demie et quinze heures. D’un autre côté, il attaquait le boulot à six heures du matin, et le soleil de ce mois de juillet cognait sérieusement. Chaque jour, il allait donc se reposer quelques heures dans la vieille grange qui jouxtait le parc.

Depuis le début de l’été, j’étais resté plusieurs fois à le regarder dormir, à l’étage de la grange. Ça peut sembler un peu tordu présenté de cette manière-là, mais c’était un moyen plutôt simple et accessible pour alimenter mes rêves et mes fantasmes : mes nuits adolescentes étaient peuplées de grands mecs bruns aux yeux verts particulièrement attachants, qui faisaient de moi une pauvre chose pantelante de désir et de plaisir…

J’étais là, encore une fois, assis sur le rebord de la trappe, à le contempler silencieusement, étendu sur sa couverture écossaise, son torse puissant bougeant au rythme de sa respiration, avec juste ce short en jean un poil trop grand pour lui, qui offrait au regard de tous le haut de son boxer. Ce petit détail hypersexy m’avait tapé dans l’œil depuis un bon moment, et j’espérais – je priais, même – pour que tôt ou tard ce foutu short finisse par tomber à ses pieds. Malheureusement, personne n’a jamais répondu à ces prières-là.

Je ne saurais vous dire ce qui m’a pris, d’un coup, comme ça… Je pense que j’ai craqué, tout simplement. À moins que mon inconscient, lassé de ma lâcheté, ait fini par prendre les commandes. Bref, je me suis approché de lui, et j’ai commencé à le caresser délicatement. Ma main s’est égarée dans ses cheveux, puis sur sa joue, sur son torse musclé…

Combien de temps s’était écoulé ? À dire vrai, je n’en ai pas la moindre idée. Toujours est-il qu’il avait fini par se réveiller, et que moi je venais de me faire choper la main dans son short et même, pour être plus précis, la main dans son boxer. Pour autant, le plus gêné de nous deux n’était sans doute pas celui que vous pensez.

Il se redressa légèrement et, à l’instant où il allait ouvrir la bouche pour dire quelque chose, je lui plaquai un bon gros baiser sur les lèvres pour le faire taire : je ne voulais pas qu’il dise un mot. Il me laissa faire, sans toutefois répondre à ce baiser improvisé. Je crois bien que j’étais à deux doigts de m’évanouir.

Est-ce qu’il allait me casser la figure ? Il n’allait pas oser me frapper, quand même ? Quoique… Après tout, je tenais encore d’une main ferme une splendide érection, mais exception faite de cette réaction anatomique, rien ne pouvait laisser penser qu’il appréciait vraiment la chose.

Il me fixa silencieusement, avant de se racler discrètement la gorge :

 Il faut que je rentre, annonça-t-il d’une voix rauque.

Ben tiens donc ! Cloué au mur en cinq mots ! Cinq tout petits mots ! J’avais l’air malin… Je retirai ma main en silence, les yeux baissés, et je me laissai tomber, assis au milieu du foin. Je me sentais misérable. Il descendit l’échelle, et quitta la grange sans autre forme de procès.

Baptiste parti, je restai perdu dans mes pensées… et tout de même vaguement inquiet. Et maintenant ? Qu’allait-il se passer ? Est-ce qu’il allait en parler à la maison ? Non : il n’aurait jamais le cran d’aller voir Grand-Père. Déjà que son père ne venait que quand il ne pouvait pas faire autrement !

Son père… Bordel, il allait en parler à son père ! Et le vieux Jean allait venir me remonter les bretelles, et me faire la morale comme à chaque fois qu’il me chopait en train de faire une connerie. Seule ombre au tableau : le vieux Jean ne se contentait jamais de me faire la morale : il finissait toujours par en parler à Grand-Père. Sauf que là, s’il me balançait, mes vacances risquaient d’être sérieusement raccourcies. À Gallerand, on tolérait mon « comportement », mais seulement à condition de ne surtout jamais en entendre parler.

Un moustique affamé me fit douloureusement reprendre contact avec la réalité : j’allais avoir droit à un magnifique bouton sur le bras… et à la sollicitude de Grand-Mère, qui allait sans doute me faire une longue et pénible leçon sur les mérites comparés de la citronnelle et de l’huile essentielle de lavande. La routine, quoi. Je décidai de rentrer aussi discrètement que possible.

—oo000oo—

Une fois à la maison, je pris le parti de rester dans ma chambre jusqu’à l’heure du repas, et de ne surtout rien changer à mes habitudes. Même si je me sentais coupable, il ne m’apparaissait pas utile de commencer à mettre la table ou à aider en cuisine : Grand-Mère aurait tout de suite compris que quelque chose n’allait pas, et j’aurais été immédiatement bon pour un interrogatoire en règle, façon Agatha Christie. Pas la peine de courir ce genre de risques.

Après un détour par la salle de bains, pour faire disparaître le foin que j’avais dans les cheveux et cette désagréable odeur de transpiration que je traînais derrière moi, je m’allongeai sur mon lit : il était à peine cinq heures de l’après-midi.

Comme je l’avais fait plus tôt dans la grange, je me remis à réfléchir. Si jamais Baptiste racontait ce qui s’était passé à qui que ce soit, ma vie allait rapidement devenir un enfer. Comprenez-moi : même si Grand-Mère débordait littéralement d’amour pour son petit-fils chéri, je savais qu’elle ne lèverait pas le petit doigt sur ce coup-là. En fait, elle était un peu coincée entre sa foi, son rang, son éducation… et son amour pour moi. Autrement dit, elle ne s’exprimait pour ainsi dire jamais sur le sujet, mais la réprobation muette que je lisais dans son regard bleu, par-dessus ses petites lunettes dorées, me faisait sans doute plus mal que le ton cassant et les reproches de mon grand-père. Franchement, j’avais l’impression qu’il était de très loin celui que mon « comportement » dérangeait le plus… Quant à Maman…

Maman est un peu comme Grand-Père : boulot, boulot, boulot, et encore boulot. Elle n’a pour ainsi dire jamais eu de temps à me consacrer. C’est sans doute pour cette raison que j’ai toujours habité chez mes grands-parents. D’ailleurs, Maman aussi a toujours habité chez les grands-parents : les appartements à Paris, New York, Londres… tout appartenait à Grand-Père, marchand d’art de son état.

Naturellement, Maman avait suivi les traces de son père, avec tous les diplômes et le talent nécessaires. Seule ombre au tableau : elle était perpétuellement entre deux avions ou deux chambres d’hôtel, à la recherche du prochain Picasso ou du prochain Miklos, et je ne la voyais quasiment jamais. Alors que Grand-Père, lui, ne bougeait quasiment jamais de la maison quand j’étais en vacances, histoire d’être là pour « ce gamin auquel tu n’as pas jugé bon de donner un père, Amélia ». Petite phrase entendue cent fois par mes jeunes oreilles – auxquelles elle n’était certainement pas destinée – et vraisemblablement quelques centaines de fois supplémentaires par Maman. C’était peut-être de ce côté-là que viendrait le salut. Ou pas.

La relation que j’ai avec ma mère est tout sauf une relation mère-fils. Attention, ne vous y trompez pas : j’adore ma mère, et ma mère m’adore. Alors, oui, on a des hauts et des bas, on se prend parfois la tête, mais je l’aime. Même si elle est un peu comme ma meilleure amie, comme une grande sœur, plus que comme une maman. Notre faible écart d’âge et ses absences longues et répétées y sont probablement pour quelque chose.

Bref, il fallait que j’appelle Maman, que je lui explique la situation – enfin, en donnant le moins de détails possible, au cas où – et que je voie ce qu’elle allait en dire. Sauf que… Sauf que si jamais « on » apprenait ici que je me tapais un gars pendant mes vacances, je risquais fort de finir lesdites vacances enfermé dans une chambre du petit logis, à l’abri de tout contact avec qui que ce soit d’autre que mes grands-parents ou que Marie.

Maman nous ferait encore son grand numéro de celle sur qui tout glisse et qui ne veut rien savoir, et je risquais de me retrouver dans une situation encore plus délicate. Trois minutes de réflexion pour arriver à la conclusion qu’à tout prendre, ne rien faire était sans doute la meilleure chose à faire. Réfléchir a parfois du bon…

Finalement, j’avais bien fait de rester silencieux. Baptiste s’était montré vraiment sympa : il n’avait parlé à personne de notre « affaire ». Je m’étais arrangé pour continuer à le croiser chaque jour, et je lui disais bonjour à chaque fois. Il me répondait sobrement, mais sans le moindre sourire. Et il ne discutait plus avec moi. Je suis bien obligé de l’admettre : j’étais quand même inquiet, même si rien ne m’était encore tombé sur le coin de la figure. Je continuais pourtant à l’espionner et à me rincer l’œil en cachette, mais je n’avais pas osé remettre les pieds dans la grange, juste pour éviter de tenter le diable.

Ce jour-là, pourtant, je décidai d’aller le rejoindre à l’heure de sa sieste. Mais cette fois je me montrai avant qu’il ne s’installe :

– Tu vas dormir ?

Il eut l’air surpris de me voir.

– Ah, salut !

– Salut !

– Ouais, je vais me reposer un peu, en attendant que le soleil tape un peu moins.

Comme tous les jours, en fait. La conversation démarrait plutôt mal.

– Tu voulais quelque chose ? demanda-t-il en s’asseyant sur une balle de foin.

À part te faire l’amour sauvagement, là, dans le foin ? Non. Ah, si, pardon…

– Euh, oui… Je voulais te remercier.

– Me remercier ? Pourquoi ?

– Pour l’autre jour.

– Ah… Pourtant, je n’ai pas fait grand-chose !

– Non, non, t’y es pas ! répondis-je précipitamment. Merci de n’avoir rien dit.

– Ah, ça…

Pour la première fois depuis notre première « prise de contact », il sourit :

– Je suis désolé si je t’ai blessé, ou choqué… Je n’aurais pas dû…

– Ni blessé ni choqué.

– Vraiment ?

– Vraiment. Tout le monde ici est au courant que tu préfères les mecs, même si personne n’en parle… Et puis tu sais, moi… je m’en fous !

Ah… La nouvelle de l’existence de mon « comportement » avait donc dépassé les limites de la cour carrée… Si jamais ce genre de choses revenait aux oreilles de Grand-Père, ça risquait de chauffer pour mon matricule !

Je devais avoir une mine pitoyable, parce que Baptiste éclata de rire :

– Ne fais pas cette tête-là !

– Et quelle tête est-ce que tu voudrais que je fasse ? Tu connais mes grands-parents : si jamais ils entendent quoi que ce soit à ce sujet-là, je suis mort…

– Et pourquoi est-ce qu’ils l’apprendraient ?

– Parce que tu en aurais parlé ?

– Et à qui veux-tu que j’en parle ? demanda-t-il sèchement.

– Je ne sais pas… À ton père ?

Je compris rapidement que j’avais fait une boulette : il me fixa un instant d’un regard sombre, et quand il se remit à parler, la colère dans sa voix était presque palpable.

– À mon père ? Bordel, il a soixante-sept ans, mon père ! Il a pratiquement l’âge de ton grand-père ! Tu crois vraiment que j’ai envie de parler de cul avec mon père ?

Évidemment, vu sous cet angle…

– D’accord ! C’est bon, je n’ai rien dit.

Je n’avais vraisemblablement convaincu que moi, et il lui fallut quelques secondes pour consentir à enfin ouvrir la bouche.

– N’empêche que ce que tu n’as pas dit, c’est très con.

– Je suis désolé. Vraiment désolé.

– Laisse tomber…

Un silence pesant vint s’installer entre nous. Avant que j’arrive, il avait enlevé ses chaussures et sa chemise. Maintenant, il fixait le sol sans vraiment le voir, jouant nerveusement avec le mousqueton de sa gourde.

Il était là, immobile. Les rayons du soleil, qui filtraient à travers les portes fenières, et la poussière scintillante qui dansait dans la lumière vive, dessinaient autour de lui comme les barreaux d’une prison… La lumière du jour faisait délicatement ressortir ses muscles, et paraît sa peau d’un éclat particulier. Qu’est-ce qu’il était beau ! Mais mon dieu grec s’était muré dans son silence, et je ne savais plus trop quoi penser. Je tentai un truc :

– Je suis désolé… Je n’aurais pas dû profiter que tu dormes.

Il leva les yeux. Je n’arrivais pas à y lire quoi que ce soit.

– Tu m’en veux beaucoup ? Écoute, on est potes depuis longtemps… Alors d’accord, on n’est pas des amis intimes, mais on se connaît depuis que je sais marcher…

Cette fois, il sourit :

– En fait, quand je t’ai vu la première fois, tu ne marchais pas encore.

Je me sentais très con, là, debout au milieu des ballots de foin, face à ce gars qui m’avait connu à l’âge où je portais des couches, et qui était assez vieux pour s’en souvenir. Une fois encore, il éclata de rire :

– Rassure-toi, ajouta-t-il d’un ton conciliant, je ne t’en veux pas.

– C’est vrai ?

– C’est vrai. Mais maintenant…

Mais maintenant quoi ? Qu’est-ce qui allait encore me tomber dessus ?

Allez, accouche !

Non, rien à faire, il restait là, à me fixer avec ses grands yeux verts…

– Baptiste ?

– Quoi ?

– T’allais dire un truc…

– Ah ? Ah, oui. Maintenant, on est un peu plus que des potes.

– T’es sérieux ?

Il se renfrogna :

– Pourquoi, je ne suis pas assez bien pour qu’on soit amis ?

Je le rassurai tout de suite :

– Mais si, mais si, sois pas con !

– Alors, c’est quoi, le problème ?

– Mais il n’y a pas de problème ! C’est juste que je pensais… L’autre jour, quand tu t’es réveillé, t’avais pas vraiment l’air heureux. Et ça fait plus d’une semaine que tu me snobes, que tu me dis à peine bonjour… J’ai cru que tu ne voulais plus du tout qu’on se parle !

– Tu as cru que je te faisais la gueule parce que tu m’as collé la trique pendant que je dormais ?

Bon. Ben voilà, ça, c’est dit. Maintenant, on peut passer aux choses sérieuses…

– Euh… Quelque chose comme ça, oui. Parce que t’avais pas vraiment l’air ravi que ma main traîne dans ton boxer…

– Je n’étais pas ravi, non.

– Ah, tu vois !

– Mais bordel, je peux en placer une ? Je n’étais pas ravi, j’étais… surpris.

– … ?

– C’est la première fois qu’un mec me fout la gaule. Et je t’avoue que sur le coup, je ne savais pas trop quoi en penser…

– Ah…

– Ben ouais, « Ah… ».

Partie comme elle était partie, le seul endroit où cette conversation risquait de nous mener, c’était nulle part. Le côté amusant de la chose, c’est que nous étions en train de nous prendre la tête à voix basse : rien ne nous isolait vraiment de l’extérieur : on pouvait passer le bras entre certaines planches de la vieille grange. Et nous avions instinctivement baissé le volume dès que le ton était monté… C’est beau, l’instinct, non ?

– T’as jamais couché avec un mec ?

– Non, jamais.

– Même au lycée ?

– C’était un lycée agricole, t’es malade ?

– Et alors, ça empêche quoi ?

– Ben tout ! Bon, j’ai déjà vu mes potes à poil au lycée, mais ça s’arrête là.

– Et les filles ?

– Comment ça, les filles ?

– T’as déjà couché avec une fille ?

– Ben… oui.

– C’est vrai ?

– Oui, c’est vrai. C’était au lycée.

Il remarqua mon regard surpris :

– T’as vu beaucoup de filles, dans le coin ?

– Ben, tu sors jamais ?

– Et avec qui tu veux que je sorte ? On est à trente bornes de la ville la plus proche ! Et la plus jeune célibataire du village doit avoir dans les soixante ans !

– Et t’as pas couché depuis… cinq ans ??

– Trois ans.

– …

– En BTS, il y avait des filles aussi…

– Mais tu fais comment ?

– D’après toi ?

– …

– Internet, et la veuve Poignet…

– D’accord, d’accord, c’est bon, j’ai pas besoin des détails !

– Et toi ?

– Moi ?

– T’as déjà couché avec une fille ?

– Ça va pas, non ?

– T’es branché que mecs, à cent pour cent ?

– Je crois, oui…

– Comment tu peux être certain ?

– Parce que si on se fait un plan à trois, toi, moi, et une fille, je te jure que ça n’est pas la fille qui va faire mon bonheur.

– Ah… Et t’as déjà couché avec un mec ?

Touché… À part dans mes fantasmes les plus inavouables, je n’avais couché avec aucun mec. Un peu comme Baptiste, j’avais bien déjà vu quelques potes à poil – surtout Ludo, mais ça c’est une autre histoire – mais je n’avais tout simplement jamais touché une autre queue que la mienne, en tout cas jusqu’à la semaine dernière. Je soupirai.

– Oui et non.

– Comment ça, oui et non ?

– Je me suis déjà branlé avec un copain, mais chacun s’est occupé de son matos perso…

– Je vois. C’est ce que tu voudrais qu’on fasse ?

– Je ne sais pas.

– Ouais… Mais dis-moi, pourquoi moi ? Et pourquoi maintenant ?

Allez, on était partis pour le quart d’heure philosophique… Mon dépucelage n’était encore pas pour aujourd’hui… Enfin… Je fis contre mauvaise fortune bon cœur.

– Pourquoi toi… Ben, t’es le seul mec de mon âge dans le secteur…

– Euh… D’abord, j’ai sept ans de plus que toi, et puis il y a Cyril.

– Le gars qui bosse à la ferme ?

– L’apprenti, oui. Il a dix-huit ans.

– Ah ouais, mais là…

– Là quoi ?

– Ça ne va pas être possible…

– Et pourquoi ?

– Hé, je ne veux pas être méchant, mais t’as vu sa tronche ?

– Bon, d’accord, c’est pas Heath Ledger…

– Ça, c’est sûr. On est plus proches de Quasimodo…

– T’es vache, là.

– Tu te le ferais ?

– Cyril ? T’es con, ou quoi ?

– Ah, tu vois !

– Oui, mais moi, les mecs, c’est pas mon truc…

J’avais encore perdu une belle occasion de fermer ma gueule. Je me rattrapai rapidement :

– Bon, tu voulais savoir pourquoi toi… maintenant, tu sais.

– D’accord. Pourquoi maintenant ?

– Je ne sais pas trop… Sans doute parce que t’es plus sexy avec juste un short qu’en combinaison de ski ou en bleu de travail… Sans doute aussi parce que je vais rentrer en seconde l’année prochaine, et que j’ai un peu les boules d’arriver au lycée ou en pension encore puceau…

Il me sourit encore :

– Je vois, et je crois que je peux comprendre le truc du lycée. Écoute, je ne dirai rien à personne. Parce qu’au final, je crois que ça m’a plutôt plu.

– Tu… T’as aimé ?

– Pour être tout à fait franc, il y a pire comme manière de se faire réveiller.

– Mais je suis un mec…

– Mais tu es un mec. Et tu as quinze ans.

– Bientôt seize.

– D’accord, bientôt seize.

– Ça veut dire…

Je laissai ma phrase en suspens : je réfléchissais à toute vitesse.

– Euh… Romain ?

– Ouais ?

– Ça veut dire… ?

– Hein ? Ah, oui : ça veut dire que si j’étais plus âgé, tu ne serais pas contre ?

– Je ne sais pas trop…

– Je vais bientôt avoir seize ans.

– Fin octobre.

– Et alors ?

– C’est dans six mois !

– Quatre mois. Mais en fait, on s’en fout !

Baptiste sourit :

– Ouais, bien sûr, on s’en fout. On s’en fout tellement que tu t’es senti obligé de préciser.

– Mais un peu moins de quatre mois, c’est pas six. Point barre !

Cette fois, non seulement j’avais parlé à voix haute, mais j’avais presque crié. Moins d’une seconde plus tard, j’entendais appeler mon nom dehors :

– Romain ?

C’était le vieux Jean… Bon, là, on risquait vraiment de prendre cher ! Je fis signe à Baptiste de se rhabiller et de se taire. Je descendis l’échelle, et me retrouvai rapidement face au vieux Jean.

N’allez pas vous imaginer un vieillard rabougri, lourdement appuyé sur sa canne : le vieux Jean était une sorte d’armoire à glace aux cheveux blancs comme la neige, bâti comme un joueur de rugby, avec une moustache en brosse, et toute la dignité des gens de la terre. Il me toisa d’un air soupçonneux :

– Bonjour Romain.

– Bonjour, monsieur Jean.

– Est-ce que vous auriez vu Baptiste, aujourd’hui ? Je pensais qu’il s’occupait du fauchage des parcelles du fond du parc…

J’avais moins de trois secondes pour réagir.

– Oui, il est parti chercher de l’eau… Je lui ai proposé d’y aller, mais il n’a pas voulu.

– Ben il ne manquerait plus que vous lui fassiez ses commissions, tiens !

Il était clairement indigné : la simple idée que son fils aurait pu demander un coup de main au petit-fils de son patron le dépassait clairement ! Mon téléphone se mit à vibrer dans ma poche : mon beau Ludo ! Pile au bon moment. Je décrochai nerveusement :

– N’insiste pas, je t’ai dit qu’on s’en foutait. Et puis là, je suis occupé.

Et je raccrochai, sans plus d’explications. Le vieux Jean se détendit.

– Ne restez pas trop longtemps au soleil, vous risquez de prendre mal. Vous devriez rentrer vous mettre au frais au château.

– Ah, oui, vous avez raison. Si je vois Baptiste, vous voulez que je lui dise que vous le cherchez ?

– Non, non, ça peut attendre. Mais merci !

– De rien ! Bonne journée, monsieur Jean !

– Bonne journée…

Bon, à mon avis il était toujours un rien dubitatif, mais au moins il ne nous avait pas pris « la main dans le sac ».

Arrivé à la maison, je m’empressai de rappeler Ludo, qui devait se demander ce qu’il avait bien pu faire pour se faire envoyer chier de cette façon. Habitué à mes humeurs changeantes – et à me servir d’alibi à la moindre occasion – il ne se fit pas trop prier pour accepter mes excuses. Je lui racontai ce qui venait de se passer.

– Ben dis donc, vous avez eu chaud !

– Ça, tu peux le dire ! Heureusement qu’il n’a pas eu l’idée de monter à l’étage, sinon je crois qu’on était morts…

– Bah, Baptiste se serait caché dans le foin !

– Et tu crois que ça aurait suffi ?

– Dis, le vieux Jean est lourd, mais il n’allait quand même pas passer toute la grange à la fourche !

Effectivement, Ludo n’avait pas tort. À force de faire attention à tout, je risquais de tomber dans le délire de persécution… et de finir dans une chambre avec des matelas sur les murs et une chemise qui ferme dans le dos. Mais bon, ne dit-on pas que même les paranoïaques ont des ennemis ?

– T’as raison… Je crois que je deviens parano…

– Mais non, mon mignon. Tu ne deviens pas parano.

– T’es trop gentil avec moi…

– Tu es totalement parano, et ça ne date pas d’hier !

Par moments, même si Ludo était mon meilleur ami, je crois bien que je le détestais. Ce moment-ci était un de ces moments-là.

– Ludo ?

– Quoi ?

– Je t’ai dit que je t’aimais, aujourd’hui ?

– Euh… Non, pourquoi ?

– Parfait. Ça attendra demain.

Il ne répondit pas. Je ne l’avais quand même pas vexé avec ça ?

– Ludo, tu boudes ?

– Mais non, je ne boude pas ! J’ai plus l’âge !

– Ben qu’est-ce qu’il y a alors, tu ne dis plus rien…

– Oh… Je me demandais si demain j’aurai encore envie que tu m’aimes…

Là, je le détestais !

– Boulet !

– Tu peux parler ! Tiens, au fait, en parlant de demain…

– Oui ?

– On se fait un casse-croûte nature. Les parents voulaient savoir si tu étais de la partie ou pas ?

– Ben, évidemment ! Bon, il faut juste que Grand-Mère dise oui… Mais tu sais bien qu’elle ne peut rien te refuser !

– Il faut que je l’appelle ?!

– Mais non, mais non, ne t’inquiète pas, je gère.

Il pouffa de rire :

– Ça y est, je suis inquiet…

– Tu vois, c’est à cause de petites remarques comme celle-là que je te déteste…

– Mais ne t’inquiète pas, moi aussi, je t’aime.

– …

– Allô ? T’es toujours là ?

J’adorais quand il me disait qu’il m’aimait. Bon, tout ça, c’était un peu compliqué pour mon pauvre petit cerveau d’adolescent, mais tout de même, ça ne faisait jamais de mal.

– Romain ?

– Ouais… Bon, au cas où tu n’aurais pas de nouvelles pour dix-huit heures, dis à ton père d’appeler à la maison : elle ne sait pas lui refuser quoi que ce soit non plus !

– D’accord. Tiens, tant qu’à faire, je vais voir avec Maman si tu peux dormir à la maison. Comme ça Papa passera te récupérer en rentrant du boulot.

– Oh, ça serait cool, ça ! J’ai plein de trucs à te raconter…

– Et pourquoi tu crois que je veux que tu dormes à la maison ? Pour que tu prennes toute la place dans le lit et que tu me taxes la couette ?

– Oh, t’exagères, là !

– Pas tant que ça… Bon, j’en parle avec les parents, et je dis à Papa d’appeler chez toi, comme ça, on fera d’une pierre deux coups. C’est bon pour toi ?

– Oui, c’est bon pour moi. À tout à l’heure !

– À toute !

Décidément, j’avais bien fait de rappeler Ludo : comme à chaque fois que nous réfléchissions à deux, nous avions fait plein de projets, et trouvé le moyen de les concrétiser.

Par contre, la négociation avec Grand-Mère ne fut pas de tout repos : elle ne voulait surtout pas que je dérange les parents de Ludo, et trouvait que je passais beaucoup plus de temps chez eux que lui ne passait de temps à la maison. Coup de chance, Lionel avait choisi d’appeler pile à ce moment-là, et Grand-Mère avait fini par donner son accord. Il avait été convenu que Lionel passerait me récupérer vers dix-huit heures trente, que Ludo passerait plus de temps au château pendant les vacances, et que toute la famille Moreau viendrait dîner un soir chez nous.

Pour moi, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes : j’allais passer la nuit chez Ludo, je savais que Baptiste ne parlerait à personne de ce qui s’était passé dans la grange, je savais qu’il ne me détestait pas… J’étais aux anges.

Et pendant que je serais loin de Gallerand, je ne serais pas tenté de chercher à voir Baptiste en catimini, au risque de faire naître chez le vieux Jean des questions auxquelles je n’avais absolument aucune envie de répondre.

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2 Commentaires
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Cornuaille Josepha
Cornuaille Josepha
3 années il y a

J’aime beaucoup ce premier chapitre ! Baptiste est trop mignon avec ses réactions… Quant à Romain, il sait ce qu’il veut, ça c’est clair ! Il est maladroit et ses réflexions sont extra 😉

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