Le marais des ombres

7 mins

Je regardais par la fenêtre de la vieille maison familliale en triturant mes cheveux châtains, pensive. Mes yeux se dirigeaient indéniablement vers le sombre marais, entouré d’arbres tordus sans que je ne puisse réellement l’empêcher. Grand-mère n’était plus très en forme depuis quelques temps, sa toux l’emportait dans des quintes interminables, la poussant parfois à regurgiter son repas tellement les spasmes la prenaient. Elle s’amaigrissait à vue d’oeil. Père et mère n’avaient pas les moyens d’acheter les plantes médicinales nécessaires à sa guérison, on ne pouvait qu’amoindrir son mal en espérant que ma grand-mère arriverait à s’en remettre seule.

Mais je savais qu’il y avait un autre moyen de me procurer ces plantes, seulement, j’étais terrifiée.

Une autre salve de toussotements me fit prendre une décision malgré moi. Je me retournai pour aider grand-mère à se redresser et faciliter sa respiration. Elle tenta un pauvre sourire mais ses yeux marrons ternes, fatigués et ridés parlaient pour elle. Elle n’allait pas bien et cela me brisait le coeur. Je retins difficilement quelques larmes en plaçant deux autres coussins sous sa nuque et lui servit un verre d’eau.

— Tout se passera bien, tu verras, murmurais-je doucement en lui carressant ses cheveux rèches et gris.

La fièvre ne sembla pas lui donner l’occasion de comprendre mes paroles mais elle put néanmoins s’apaiser assez pour somnoler. Quand je fus assurée de son confort, je sortis doucement sur la pointe des pieds pour ne pas faire grincer les planches de bois et fermais délicatement la porte. Je me dépéchai ensuite de descendre les escaliers, de saisir un manteau épais pour me protéger du froid de l’hiver et de calmer Noss, notre chien, qui croyait bénéficier d’une promenade. Mes parents étaient sur le marché de la ville, à vendre quelques bouts de laine. En partant, j’hésitai sur le palier avant de saisir un sac en bandoulière avec quelques biscuits secs, les lèvres pincées. J’en aurais bien besoin si je manquais le dîner.

En marchant dans l’étroite rue, qui s’assombrissait au fur et à mesure que le soleil descendait dans le ciel, je ne pus retenir les frissons qui me parcoururent l’échine au souvenir des différents racontards et légendes sur le marais. On y disait tellement de choses effrayantes ! Les quelques guérisseurs et braconniers qui osaient s’y aventurer murmuraient qu’il y avait des ombres qui se baladaient dans la brume. Des choses difformes au cuir tellement épais que rien ne les transperçaient, des créatures aussi vives dans l’eau que sur la terre et qui poussaient des sons si graves qu’on avait l’impression que la terre tremblaient sous les pieds. Et je savais que c’était vrai car notre chaumière n’était pas loin du marais et seulement protégée par les remparts. Or les remparts ne freinaient pas le son et parfois un cri d’horreur résonnait entre deux beuglements et le lendemain il manquait un chasseur à l’appel. Mais ce n’était peut-être rien d’extraordinaire. Juste de vieilles légendes qu’on se racontait autour de la table pour effrayer les plus jeunes. Et les cris… rien d’autres que des animaux sauvages. Quant aux disparitions, eh bien, le marais était peut-être grand mais les plantes si demandées étaient rares même s’il y avait plusieurs variétés aux dons propres à chacunes et l’appât du gain énorme. Il n’était pas rare que les chasseurs se tirent entre eux car à vrai dire, il n’y avait pas grand chose à chasser au fusil dans le marais.

Je n’avais pas le choix de m’y rendre car c’était le seul lieu où les plantes dont avait beosin grand-mère poussaient. C’était par ailleurs grâce à ce commerce lucratif mais dangereux que la ville s’était étendue. Quand je sortis de la cité, je grimaçais en sentant mes petites chaussures s’imbiber d’eau et me glacer les orteils alors que je m’approchais de plus en plus du brouillard entourant le marais. Je dépassais quelques arbres aux troncs noirs comme la suie, tordus en tous sens et semblant malades au possible en cette saison végétative. Je fus tentée de rebrousser chemin quand un cri cassé d’oiseau résonna mais je savais bien que si je le faisais, jamais plus je n’aurais le courage de revenir et d’aller chercher le nécessaire à grand-mère.

Alors j’y entrais.

On sentais physiquement la différence entre les terres arables et le sol du marais. Pas seulement à l’odeur plus macérée ni au fait que l’air semblait encore plus froid et humide mais aussi car lorsqu’on posait le pied et qu’il semblait s’enfoncer dans un doux tremblotement de la terre autour, on savait qu’on y était. Dans le marais.

Mon coeur battait la chamade un peu plus à chaque nouveau pas que je faisais.

Je ne voulais pas mourir.

Mon souffle saccadé formait de la buée devant mon nez rougit par le froid. D’un coup un pied finit à l’eau et sous la surprise, un cri s’échappa d’entre mes lèvres bleuies. Tremblante sous des émotions brusques, je resserrai la besace contre mon ventre alors que mes yeux furetaient dans la brume blanche au moindre son suspect. Etait-ce un héron ? Une branche qui tombait ? Un poisson qui sautait ? Je me relevais dans un bruit de succion et retins mes larmes de frustration et d’angoisse. Comment pouvais-je trouver les plantes avec une telle météo ? Depuis combien de temps étais-je ici ? Sans réponse mais n’ayant pas le choix maintenant que j’avais mis les pieds dans le plat, je continuai mon chemin tout en prenant soin de tâter du pied avant de l’y poser plus franchement.

Peu à peu, le lieu devint bien plus visible et je manquai de tomber dans l’eau vaseuse et noire si je marchais un peu plus. Mon dépit fut de courte durée. A un mètre à peine, une magnifique plante poussait sur un bout de terre spongieuse. Courte mais éfilée, aux fleurs rondes d’un jaune si vif au milieu de cet hiver froid et givré, elle était splendide. Et je savais que c’était celle-ci qu’il me fallait, je devrais ensuite broyer ses feuilles et les mélanger au thym pour sécher le tout et les infuser. Grand-mère boirait l’infusion et tous ses maux disparaîtraient.

Une lueur d’espoir enfla dans ma poitrine et un sourire soulagé apparu sur mon visage.

Pour l’attraper je retirai mon sac et le posai délicatement à coté de moi. Je m’allongeai ensuite sur la terre humide et froide, ne faisant attention ni à mon manteau ni à ma robe en laine qui prenaient déjà l’eau. Je tendis la main mais la plante restait innaccessible même si j’essayais d’étendre mon corps le plus possible. Je repliai le bras sur la terre ferme et regardai avec hésitation l’eau du marais. Elle était si trouble qu’on y voyait rien, il y avait juste mon reflet qui me fixait en retour avec des yeux sombres emplit d’incertitudes. Je me pinçai une nouvelle fois les lèvres et avançai un peu le buste pour gagner en distance. Mon objectif en tête, je passai la main au-dessus de la surface acqueuse pour attraper la fleur. Je ne fis qu’éffleurer le bout de terre sur lequel elle poussait.

Déterminée et anxieuse à la fois, je rampai le plus précautionneusement possible afin d’avoir tout le haut du corps en suspens sans pour autant tomber dans cet abysse. Je ne savais pas nager. Et alors que d’une main je me tenais fébrilement à la terre, le bout des pieds enfoncés dans le sol meuble, j’étirais l’autre vers la plante. Tout mon corps vascillait dangeureusement, faisant battre à tout rompre mon pauvre coeur dans les oreilles. Je posai enfin la paume sur le mont de terre face à moi. Je baissais la tête pour émettre un soupir tremblant qui me détendit un peu les épaules douloureuses. Quand je rouvris les yeux, je vis deux globes blancs à quelques centimètres de la surface.

Je hurlais à en perdre haleine et à en perdre prise. Ma main glissa sur de la mousse et je sombrai dans les eaux noires du marais. Je tentai de remonter désespérément, je battai les bras et les jambres, vainement. Je m’empêtrais dans ma robe et des algues tout en m’éloignant de plus en plus de la surface.

Je ne voulais pas mourir.

Un cri rauque et puissant me fit tourner la tête. Une masse longiline mais puissante avançait rapidement vers moi. C’était pâle, et ça ressemblait vaguement à un corps humanoïde et osseux. Mes yeux s’écarquillèrent d’horreur malgré l’eau du marais qui les brûlait. La créature avait quatre bras aux doigts crochus et palmés avec des nageoires à l’arrière de chaque membre. Sa tête ronde était dépourvue d’oreille externe et de nez mais avait deux immenses yeux blancs et une bouche qui aurait pu être humaine si elle n’avait pas une telle ouverture et n’était pas remplie de crocs aussi tranchants que des lances. 

La bête me saisit entre ses griffes qui faisait facilement le tour de mes hanches, me fendant le ventre comme du vulgaire beurre et se perchant sur la rive. Je pris une vive inspiration avant de crier et de tenter de desserer ses doigts mais sa peau aux écailles discrètes était visqueuse, comme de la vase. La créature me secoua dans tous les sens et me plaqua une fois ou deux contre le sol, me faisant cracher de l’eau et me sonnant légèrement.

Je ne voulais pas mourir.

Alors que la tête me tournait, je vis qu’elle possédait une longue queue, comme celle d’un tétard et qu’il y avait une sorte de colerette bleutée le long de sa colonne vertébrale. La créature hurla à nouveau, me laissant admirer le fond de sa gorge rouge décoré de miliers de petites dents et les branchies le long de son cou, alors que je ne gigotais plus, prise de nausées.

Puis elle se tut brutalement et je craignis le pire. Je me figeai entièrement, le coeur dans la gorge, à deux doigt de me faire dessus.

Je ne voulais pas mourir.

Elle sembla me fixer de ses deux grands orbites vides d’iris, aussi blancs que ceux d’un mort puis elle replongea, avec mon corps toujours entre ses pattes.

Je ne voulais pas mourir.

Elle me relâcha alors que la pression commençait à peser gravement dans mes oreilles et après deux tours de mon corps, sa langue rapeuse telle celle d’un chat me pourlécha la profonde entaille qu’elle m’avait faite. Je criai sous l’eau. J’avais la sensation qu’elle m’arrachait des lambeaux de peau par la même occasion. Puis elle disparu dans le noir, d’un coup vif de queue, me propulsant contre des racines sous-marines.

Je ne voulais pas. Mourir.

Le manque d’air fit pression sur ma cage thoracique et dans le chaos total de la situation, alors que je tentai de regarder autour de moi si rien n’approchait à nouveau, je me raccrochai à la rive. Gagnée par l’envie de vivre, je me hissai avec mes dernières forces et m’écroulai en toussant au milieu des mousses. J’avais affreusement mal au ventre. J’avais froid. Sans m’en rendre compte, épuisée tant moralement que physiquement, je fermais les yeux.

Pitié, que je ne meure pas.

A mon réveil, j’avais toujours aussi froid, voire même bien plus. Mon corps tressautait en tous sens sans que je ne puisse contrôler quoi que ce soit. Je me rendis absurdement compte également que j’avais perdu une chaussure dans la bataille et une pensée tout aussi inepte s’imposa. Maman n’allait pas être contente. Les cheveux me collant au visage je voulus prendre ma besace en m’en retourner chez moi, m’excuser auprès de mamie, et ne plus jamais revenir ici. Mais alors que je tendais la main frippée, je ne touchais qu’un tapis de mousses et quelques bouts de bois humides. Ma besace avait disparu. Je tournai sur place, j’avais désespérement besoin de manger, je ne pouvais décemment pas me lever là, tremblante comme j’étais, sans force et blessée. Quand je me retournai complètement, pour faire face à l’eau du marais, à la limite de la rive, une petite plante effiée aux fleurs rondes et d’un jaune vif était posée là à côté de quelques miettes. En face, le petit mont de terre était vide.

Dubitative, n’osant y croire, je restais là, hébétée. Que s’était-il passé ? Quelqu’un était-il venu à mon secours ? Et la bête ..? Avais-je rêvé ? Je secouai la tête alors que des frissons de peur et de dégoût me traversaient de part en part. Ne demandant pas mon reste, je pris délicatement la plante et rebroussais chemin.  Je guérirai ma grand-mère et ne remettrai plus jamais un pied dans ce marais maudis.

Jamais. 

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pierre dehaut
pierre dehaut
3 années il y a

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Renaud Claude
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2 années il y a

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