La boue
«La boue façonne autant qu’elle salit un homme» (gravure sur le parvis de la halle saint Pierre, ville de Feddons, 14e siècle)
Parfois la vie commence bien, puis il suffit d’un dérapage que la vie peut réserver ou une erreur de parcours et la vie prend un tour un peu plus sombre. On ne remarque pas de suite le changement. Cela se fait progressivement. Un déménagement dans un lieu moins agréable et isolé, des parents plus nerveux et résignés, une nourriture moins abondante.
On commence à avoir des soupçons sur la dégradation d’une situation lorsque les souvenirs des situations précédentes semblent exagérément ensoleillés dans notre mémoire.
Que dire de mes parents ? Je les ai détestés au début puis plaints ensuite. Il courbaient l’échine sans vouloir affronter la triste réalité…ils avaient renoncé. Ils partaient aux champs et avaient finis pas oublier de me suspendre afin de me préserver des bêtes sauvages en leur absence. En outre, je constatais que cela n’avait pas protégé mes deux frères et ma sœur. J’avais trois ans et je ne pleurais plus en les regardant partir. Je passais mon temps à traîner et ramper dans la boue pour disputer la moindre miette de nourriture que je pouvais trouver avec les animaux. La boue avait une odeur acre de moisi, d’urine et d’excréments. Cette odeur ne me dérangeait pas, c’était l’odeur de chez moi. Je connaissais mieux les recoins de la maison faite de bois et de torchis que les rats des environs. A quatre ans, j’étais le maître des lieux en l’absence de mes parents.
Quand ils revenaient des champs, je me cachait pour éviter le courroux d’une journée éreintante. J’attendais qu’ils aient fini leur souper pour récupérer les restes laissés intentionnellement. J’avançais lentement sous leur regard inexpressif mais j’avais appris à rester prudent car au moindre écart, ce regard pouvait laisser place à une colère froide faite de frustrations, de manques et de fatigue. Je mangeais lentement pour savourer chaque miette, chaque petit morceau de légume car il y en aurait peut-être encore moins le lendemain. Mon estomac était un trou douloureux que ces quelques miettes ne pouvait combler mais je m’estimais chanceux de ne pas avoir les membres chauffés à coups de pieds chaque soir.
Le regard de mon père se fit plus insistant et je me figeais, suspendu à ses lèvres écornées par le froid. « Demain, tu viens nous aider aux champs… ».
La fureur et l’eau froide
Un bourrage aux cotes me réveilla. Il faisait encore nuit et je frissonnais de froid. Ma mère me regardait tristement. Avait-elle de la peine pour ma condition ? J’aimai à le penser mais je n’en ai jamais été certain car je n’étais pas le seul enfant à me lever aux aurores pour aider aux champs. J’étais juste le plus jeune. Les autres avaient, pour les plus jeunes, de six à douze ans. Il y avait environ une heure de marche pour aller aux champs. La maison de mes parents se situait sur un petit vallon qui surplombait une petite vallée.
A mesure que nous avancions, le soleil commençait à se lever et à nous baigner lentement de ses rayons blafards. Le vent piquant dessinait des arabesques dans les champs de blé jusqu’à porter leur odeur dans mes narines. Je profitais de ce moment en absorbant la moindre image, la moindre odeur. J’étais heureux de sortir de la maison, de voir d’autres choses et sentir d’autres odeurs.
J’étais chargé de ramasser les glands et les noix au pied des arbres, tandis que d’autres, un peu plus âgés, accompagnaient les semeurs afin de faire fuir les corbeaux avec leurs frondes.
Je commençais à apprécier le grand air et ces exercices qui me rendaient plus fort et adroit chaque jour. J’avais appris à manier la fronde en secret avec jean. Marie me faisait les yeux doux. Je découvrais la vie.
C’était bien mieux que de rester à la maison à galoper sur la terre battue avant de l’être par ses parents…vous me pardonnerez ce jeux de mot facile et douteux. Cela est peut-être du à l’euphorie du moment.
J’entendis une profonde rumeur au loin. Tout le monde leva la tête avec inquiétude. Des panaches de fumée s’élevaient dans le village dont on apercevait les petites chaumières.
« Des soldats ! » dit jean sans se retourner. En effet, je vis plus d’une centaine de chevaux arriver au galop. Les cavaliers passaient tout ce qui vivait au fil de l’épée, piétinaient femmes et enfants, pillaient et brûlaient les champs…
Je fut saisis par la soudaineté de la situation. Je ne put que bafouiller « mais, nous ne sommes pas en guerre ! ». Jean se retourna et me dit « avec les Anglais, on est toujours en guerre, fuyons ! ».
Je cherchais du regard Marie mais je ne la vit pas. Jean me tira par le bras. Nous courûmes tous les deux à perdre haleine et atteignîmes un petit vallon avec un petit ravin qui surplombait un lac mais nous nous trouvèrent face à deux cavaliers qui nous avaient pris à revers. Jean fut le plus prompt à réagir et se jeta dans le lac mais une flèche le transperça en plein saut.
Je fut figé par la peur et la surprise et je regardais les deux cavaliers. L’un des deux me tenait en joue avec son arc et me dit avec un accent Anglais à couper au couteau « tu ne plonges pas ? »
Il avait un visage marqué par la petite vérole et son rictus cynique était en partie caché par la barbe qui lui mangeait le visage.
« Je…je ne sais pas nager»
« Saute ! » lui intima le soldat
Résigné, je m’approchais du bord du ravin. Pendant ce temps, là, le soldat banda son arc en ma direction « cours petit Français ! ». je me mis à courir et, au moment de sauter, je trébuchais sur une racine. La flèche me manqua de peu et je plongeai lourdement dans le lac. L’eau glacée me coupa la respiration.
J’essayai de nager sans succès. Je ne pus qu’entrevoir deux silhouettes qui me surplombaient et semblaient jouir du spectacle. A quoi bon gâcher une flèche, le petit Français avait dit vrai, il ne sait pas nager.
Dans un premier temps, j’essayais de lutter de toutes mes forces en battant des mains, des pieds. Le froid m’étreignait la poitrine, m’engourdissait les membres. A mesure que la panique me gagnait, toute logique et lucidité semblait me fuir. J’essayais de me diriger vers le centre du lac pensant y voir une branche à laquelle me raccrocher. Arrivé tant bien que mal à cette branche, je m’aperçu qu’il ne s’agissait que de chaumes noircis par le temps et flottant à la surface.
A bout de force, je lâchais prise et me laissait aller sous la surface de ce lac à l’eau glacée et sombre.
Mes poumons me faisaient mal tendis que j’avalais de l’eau. Je me sentis dans le même temps glisser à l’intérieur de moi-même ressentant à la fois une grande douleur due à l’eau emplissant mes poumons et en même temps une sorte de plénitude. Pas de doute, c’était fini me disais-je. J’étais étrangement calme, prêt à accueillir l’oubli. Surement le dernier privilège des mourants.
Les quelques images importantes de ma courte vie m’imposèrent à moi. Ma naissance avec ma première respiration et le premier cri en ressentant le froid saisissant à la sortie du ventre de ma mère, ma première victoire face au animaux de la chaumière, l’amitié de Jean et son beau regard…Je vis une sorte de tunnel lumineux se présenter à moi. Je vis un beau visage que je ne connaissais pas.
Une main me tira de l’eau. De nouveau, un froid glacial me mordit le corps. Je sentis les chaumes tassés sous mon corps et le vent dans mes cheveux. J’étais au bord du lac, j’étais sauvé.
Combien de temps s’était écoulé ? Je ne saurai dire mais les cavaliers n’étaient plus là.
Magnifiquement écrit. On touche le fond de la misère déshumanisante.
Merci beaucoup Christophe. Je compte combiner les deux histoires (je viens d’ailleurs de les mettre à jour)