Le temps était assassin quand il manquait. Les craintes du roi s’étaient avérées fondées. Les éclaireurs envoyés par Kormulyss avaient à peine pu progresser d’une lieue au-delà des murailles de la cité qu’ils étaient tombés sur l’armée de Jiwé. A couvert à l’orée d’une dune, ils avaient découvert et comptabilisé ébahis dix mille hommes en armes. Autant d’hommes si bien organisés devait être l’œuvre de Jeshian Jeshi. Le ministre des armées n’était pas revenu de la province de Kubwa. Il avait rallié Jiwé comme ces milliers d’hommes qui avaient posés congés à l’armée de Zakusini. Jeshian était reconnu pour ses grands talents de stratège militaire. Il en exposait son génie aux abords de la cité. Dix divisions de mille hommes parfaitement organisés en carré aux côtés chirurgicalement égaux, vingt lignes de cinquante hommes menés par un capitaine. Les dix capitaines eux même dirigés par le général Rokwo. Le char de Falmé et de Jeshian circulait au cœur du dispositif. L’armée de Jiwé se présenta aux portes de la cité au moment où les éclaireurs détaillèrent leur rapport au roi. Le général Rokwo s’était avancé seul face à la muraille est. D’une voix grave et puissante, il haranguait les sentinelles sur le chemin de garde du mur. Il les exhortait à ouvrir les portes de la cité sans violence. Et c’est ce qu’il se produisit. C’était des anciens frères d’arme qui se faisaient face. Il était hors de question de faire couler le sang entre eux. La moitié de l’armée de Jiwé était entrée dans la cité. L’autre moitié stationnait le long de la muraille. Cinq divisions se dirigeaient vers le palais du roi, deux vers le palais Zaku et trois vers le port. Pénétrer dans le palais de la dynastie Kubwa s’annonçait plus ardu. Les plus puissants guerriers du royaume composaient la garde royale et ils vouaient tous leur vie au roi en place, qui que ce soit. Certes, cinquante gardes royaux face à cinq mille soldats, la bataille était perdue d’avance, mais ils vendraient chèrement leur peau.
Les troupes ennemies avaient gravi la colline menant au palais le long de la source Zaku sans aucune opposition. Une agréable surprise les attendait sur le parvis du palais. Le roi Falmé se présentait, désarmé et seul avancé d’une vingtaine de pas devant sa garde, lances au repos.
— Baissez vos armes, traîtres au royaume, nous n’opposerons aucune résistance. Le sang des zakusiniens est sacré. Il ne doit pas se mêler et souiller seul le champ de bataille. Ce serait une honte pour nous, nos dieux et les Terres du Sud.
Falmé pointa du doigt le général Rokwo.
— Mon fidèle général, ironisa le roi, fait venir mon courageux frère protégé par vos lignes arrière. Mon palais est aussi sa maison.
Le général fit un signe à un de ses soldats qui disparut aussitôt dans la mêlée.
Falmé n’attendit pas son frère et retourna dans le palais, dans la salle du trône et de réception. Il y retrouva son épouse tendue. Le couple royal s’enlaça. Ils se dressaient dos au trône de marbre noir. La peur maquillait le visage de Malkia.
Le palais Zaku de l’administrateur de la cité était tombé par la force mais sans faire de victime. Les troupes chargées d’aller jusqu’au port, fouillaient toutes les demeures des hauts dignitaires du Royaumes. Ce fut pendant ces perquisitions qu’il y eut les premiers morts. La résistance de plusieurs maisonnées fut farouche. Plusieurs servants et hommes de sécurité furent immobilisés au fil des lances-doubles.
Jiwé pénétra dans la salle en conquérant accompagné du général Rokwo et de Jeshian Jeshi. Les bras dressés vers le plafond, paumes ouvertes et doigts écartés, Jiwé jubilait.
— Mon frère, merci de m’accueillir chez moi.
Il s’approcha et fit face au couple royal sur le point d’être déchu.
— Je te suis reconnaissant pour ta soumission sans violence, vraiment ! Je reconnais là l’homme responsable.
— C’est parce que je sais reconnaître l’homme irresponsable que tu es… Tu n’aurais pas hésité une seconde à massacrer notre peuple pour récupérer la couronne de notre père.
— Me crois-tu aussi cruel ? C’est parce que je te connais que j’ai fait cette démonstration de force. Je savais que face à ça, tu privilégierais la santé des soldats et du peuple du royaume.
— Je ne le crois pas, je le sais. Je te connais plus que tu ne te connais toi-même. Je sais que personne ne compte pour toi. Moi, ta famille et même tes enfants n’ont de valeur pour toi.
— Comment oses-tu ? Tais-toi ! Mes enfants sont tout pour moi !
Jiwé se tut un instant, le temps d’observer quelques secondes la salle du trône. Il manquait des individus importants pour lui.
— En parlant d’enfants, où sont les tiens mon frère ?
Malkia sursauta à cette question.
— En sécurité avec leurs nounous, toi qui chérie tant les membres de ta famille, réagit la mère des enfants.
Falmé intima le silence à son épouse d’une brève pression de la main sur son avant-bras.
— Oui, je n’en doute pas. La bonne santé et la sécurité de mes neveux sont ma plus grande priorité. Je voudrais m’en assurer par moi-même. Où sont-ils ?
— Qu’est ce que cela peut te faire ? Intimida Falmé.
Jiwé fit signe au général de s’approcher. Rokwo s’exécuta aussitôt. Falmé le jugea d’un regard méprisant, ce général à qui son père avait tout donné ; formation, progression, confiance, prestige, amour…
— Je vais te l’expliquer le plus brièvement et simplement possible mon frère. Comme tu t’en doutes, je suis venu récupérer l’héritage qui m’est légitimement dû. Je suis le roi. Et ô jamais mon frère je ne vous ferais du mal à toi et ta famille.
Jiwé fit un tour sur lui-même choisissant au mieux ces mots.
— Mais je souhaite garder un œil sur vous et tous les prétendants à la couronne après moi ; toi, ta femme, ta fille et ton fils. Vous êtes désormais sous ma protection. Je prendrais soin de vous.
— Nous pouvons prendre soins de nous nous-même, retorqua Falmé.
— Non, j’insiste, vraiment. C’est mon grand cœur qui parle. Où sont Royoba et Kidoga ?
— En sécurité, je viens de te le dire, mon frère.
— Tu ne toucheras pas un seul cheveu de nos enfants, sanglota Malkia.
Falmé s’adressa au général.
— Informez-vous des résultats des fouilles du palais. Que vos hommes contrôlent tous les recoins ? Et vite.
Rokwo tourna les talons et sortit vigoureusement de la salle du trône. Jiwé fit signe à Jeshian d’approcher.
— Je ne sais pas ce que vous en pensez mon précieux stratège et je fais appel à votre expertise, mais j’ai le sentiment que les enfants ne sont plus ici, demanda-t-il sur un ton qui commençait à s’agacer.
— Je pense que votre sentiment est le bon, mon roi, approuva Jeshian accompagné d’une légère courbette.
— Mon frère, laisse-moi l’honneur d’apporter tout ce dont ont besoin mes neveux. Je les aime et je veux vous le prouver.
— Tu n’aimes que toi-même. Occupe-toi déjà de tes enfants, relève ce défi et nous en reparlerons. Assigne-nous à résidence ou enferme-nous à vie dans les bas niveaux du palais ou même dans la prison d’Osha, mais laisse nos enfants en paix.
— C’est toi qui vas reposer en paix si tu ne me dis pas où…
Un raclement de la gorge de Jeshian interrompit sa menace. Jiwé baissa un instant la tête essayant de se canaliser. Le pacte signé avec les hauts responsables militaires et politiques comprenait une clause indiscutable ; l’intégrité physique de tous les membres de la dynastie Kubwa. Il se malaxa le front entre son pouce et son majeur. Il soupira. Il fit un pas en avant et accosta Malkia. Il lui prit le bras et l’éloigna quelque peu de son mari. Il lui caressa la main pour l’a rassuré. L’effet fut exactement l’inverse. Un frisson de terreur parcouru tout son corps.
— Ma douce et impétueuse belle-sœur, sais-tu que j’admire ton courage et ta force. C’est grâce à toi que mon frère n’est plus un poltron. Les gens pensent que c’est notre père qui a fait de lui ce qu’il est, mais c’est toi la véritable instigatrice. Tu es son cerveau. C’est toi qui as fait de lui un homme !
— Et moi je pense que votre père devait avoir les bourses remplies d’urines alcoolisées quand il t’a engendré.
Jiwé éclata de rire. Falmé se crispa encore un peu plus.
— Malkia, ne dit plus rien ! intima Falmé.
— Mais qu’elle est drôle ! j’adore ce franc parlé. Prend exemple sur elle mon frère.
Jiwé défourailla un poignard orné de petits jades des mers. Il porta lentement la lame sur la joue de la jeune femme.
— Mon frère, retrouve ton calme. Ne fait pas de bêtise que tu pourrais regretter amèrement.
Jiwé l’ignora. Rokwo revint dans la salle du trône et d’un geste négatif de la tête informa de l’absence des enfants. Le général revint se poster au côté de Falmé. Jiwé resserra sa prise autour de la taille de Malkia.
— Cela suffit maintenant, ma patience a atteint ses limites. Malkia ma chère, vous ne me révèlerez pas où sont vos enfants, n’est-ce pas ?
Malkia tenta d’acquiescer de la tête, mais le fil de la lame froide coupa sa joue. Un petit filet de sang coula jusqu’à son menton.
— Mon frère, pardonne-moi !
Jiwé glissa sa lame sous le menton et d’un geste sûr et vif, il trancha la gorge de la jeune femme. Les chaires du cou se séparèrent formant une bouche ensanglantée avec une expression de surprise. Le larynx vomît une gerbe d’hémoglobine. Son regard se figea sur celui de son mari. Aucun mot ne put sortir. Un hurlement d’un « non » déchira l’atmosphère. Falmé tenta de se jeter sur son frère, mais Rokwo l’emprisonna avec ses bras puissants, chacun presque aussi gros que le tronc de Falmé. Jeshian recula d’un pas stupéfait.
— Qu’avez-vous fait mon roi ? Ceci ne faisait pas parti de nos accords. Je pensais que vous alliez juste lui chatouiller le visage pour lui faire peur…
— Oui, bah je l’ai chatouillé un peu trop fort. Ne faites pas l’hypocrite Jeshian ! Peur ? Elle avait déjà peur, elle était même terrifiée. Je ne pouvais plus rien en tirer. Et puis ce n’est qu’une pièce rapportée de notre famille.
— Ignoble monstre ! Malkia respectait plus notre famille que tu ne le feras jamais. Assassiner ton propre sang ! tu as courroucé les dieux, tu seras maudit désormais ! Je te tuerais, je le jure !
— Oui et comment pourras-tu le faire enfermer sur l’île du fort Dyos ?
— Moi… Ou mon engeance !
Une expression d’effarement éclaboussa le visage de Jiwé.
— C’est ça bien sûr, il tente de faire sortir les enfants de la cité ! Informez nos hommes de se précipiter à la porte Ouest et au port. Ils ne doivent absolument pas partir d’ici.
— Ton mauvais sort est lancé. Maintenant chaque jour de ton existence passant te rapprochera d’une fin vengeresse.
On aurait pu s’attendre à un dénouement moins sanglant. Mais la cruauté est ce qu’elle est. Le pouvoir pour soi-même et sa descendance, shakespearien!