Le Conte de la Sorcière des Bois 18. Sel et confiture

13 mins

Seconde partie et conclusion de l’arc des fées !

*

Le choc avait manqué de la faire vaciller. Durant plusieurs minutes, la sorcière scruta le vide, l’air hagard, avant de ramener l’ordre parmi ses pensées. Que s’est-il passé ?

Mú l’observait avec inquiétude. Dans un élan commun, ils se précipitèrent vers la source de la perturbation. L’orphelinat ! Une chose terrible venait de se produire. Cela ne faisait aucun doute. On aurait dit que la barrière séparant les mondes s’était déchirée. L’énergie libérée avait déchaîné un raz-de-marée dans les courants de magie.

La stupeur étrangla la sorcière. L’orphelinat brûlait ! Jilam ! Le dortoir n’était plus qu’un gigantesque brasier et les flammes léchaient le réfectoire et la pharmacie des fées. Un panache de fumée monstrueux dévorait la canopée et voilait le ciel. La sorcière songea un instant au trésor pharmaceutique qui s’apprêtait à être consumé mais rapatria aussitôt ses pensées vers son plus cher désir. Un profond soupir alla nourrir l’incendie. Aucune trace des pensées de Jilam à l’intérieur. Et elle l’aurait senti s’il avait été blessé… ou tué.

D’une pression psychique, Mú la ramena à la réalité. Un genou à terre, elle plaqua ses paumes au sol. Un gargouillis ne tarda pas à émaner des profondeurs, bientôt remplacé par un grondement qui se mêla aux vociférations du brasier. Puis, soudain, un geyser surgit. Nellis dirigea l’eau phréatique, comme à l’aide d’un gigantesque arrosoir invisible, contre les flammes qui se mirent à siffler. Les diables de feu bataillaient farouchement contre les anges d’eau, mais, à la fin, ils furent vaincus, dissipés en fumée blanche. N’en demeurait pas moins la trace de leur passage. Le dortoir n’était plus qu’un squelette de charbon. Le ventre du réfectoire gisait béant, ses entrailles noircies. Nellis s’enorgueillit néanmoins pour la pharmacie, intacte hormis le toit manquant à l’appel… Tout comme Jilam.

Maëridel tomba brutalement du ciel dans un vrombissement d’ailes affolées.

─ Nous avons vu la colonne de fumée depuis la plaine ! Que s’est-t-il passé ?

─ Je me pose moi-même la question, dit la sorcière, la voix grave.

Devant l’étendue des dégâts, la fée s’effondra dans une longue plainte, ses doigts griffant son visage.

─ Vous n’avez pas vu Jilam ? questionna Nellis dont l’angoisse tenait à l’écart le moindre élan de compassion.

Mais la matriarche ne l’entendait pas.

Une autre fée apparut à son tour après avoir failli heurter un hêtre.

─ Maëridel ! Maëridel ! ahanait-elle comme en proie à une crise de folie.

Il sembla que la directrice de l’orphelinat fut piquée par un dard géant, car elle se redressa d’un bond vif.

─ Quoi ? Qu’y a-t-il ?… Mais parle enfin !

La fée pointa une main tremblante en direction du remblai dissimulant la plaine de sel en contrebas.

─ Les enfants…

Le reste de ses paroles suivit sous la forme d’un son grésillant. Maëridel, la fureur nourrie par la panique, attrapa fermement les épaules de sa sœur qu’elle se mit à secouer avec virulence.

─ Crache par tous les grands esprits !

Mais Nellis s’était déjà précipitée, Mú sur les talons. Elle escalada le remblai au pied duquel s’étendaient les immensités d’un océan de lumière. Ses pupilles se rétrécirent jusqu’à atteindre la taille d’un fil d’aiguille, ce afin de percer le reflet irradiant du Seigneur du Zénith sur les cristaux de sel. Des fourmis noires se dessinèrent au milieu du vide immaculé.

Sans attendre, elle se transforma en chouette et survola à toutes ailes la plaine. Son esprit tenta d’entrer en contact avec Jilam. Une rafale la secoua.

N’approche pas !

De ses yeux-loupe, la sorcière scruta la scène en-dessous. Elle aperçut d’abord son époux dont la tête dépassait du troupeau d’orphelins du bois et de fées. Tous se trouvaient assis au sol. L’un des enfants se tenaient seul debout. Une elfe ? Non. Une petite fée… dépourvue d’ailes. Nellis l’identifia aussitôt comme la cause de tout ce remue-ménage. La fillette, sous sa couronne de nœuds, adressait un visage pâle couvert de veines noires sur le troupeau assis. Un puissant frisson dressa ses plumes. Un pouvoir démentiel gavé de violence entourait la frêle silhouette. Serait-ce… Pas le temps d’élucubrer.

La petite fée immobile commença à s’agiter. Elle sermonnait férocement les autres enfants qui tremblaient de peur, les têtes enfouies entre les jambes. Le vent furieux étouffait ses paroles, même à l’ouïe fine de la chouette. Sa tête et ses bras virevoltaient en tout sens et de façon désarticulée comme s’ils se mouvaient indépendamment du reste du corps. Nellis absorbait sa rage au point d’en ressentir une atroce nausée. Elle dessinait de larges tours loin au-dessus de la petite assemblée pour éviter de se faire repérer. La petite fée maléfique saisit soudain par les cheveux l’un de ses camarades et l’extirpa violemment du sol. La victime, un elfe, se débattait sans parvenir à s’extraire de la minuscule poigne.

Jilam aurait voulu plus que tout se boucher les oreilles et regarder ailleurs, mais il ne pouvait échapper aux cris suppliants du petit elfe ni n’osait se détourner de la scène. Isabël élevait toujours plus son bras qui agrippait les cheveux du pauvre orphelin au front perlé de sang. Il hurlait à cracher sa voix mais son bourreau demeurait insensible à ses plaintes.

─ Moi aussi je t’ai demandé d’arrêter !! vociférait la fée sans ailes par-dessus les cris. Tu te souviens ? Je t’ai imploré encore et encore, mais tu n’as jamais voulu me laisser tranquille. Parce que tu aimes ça, avoue, sale ver !

Ses pupilles de nuit irradiaient une haine inconcevable. Pareille haine aurait consumé plus d’un esprit, mais dans son cas, cette haine semblait faire partie intégrante d’elle.

─ Isabël ! l’appela l’une des fées matriarches. Isabël, je t’en prie ! Lâche-le !

La grande fée tressaillit lorsque l’ire de la petite fée la happa.

─ Combien de fois vous lui avez dit ? Des centaines, je crois. Vous avez beau lui donner toutes les corvées du monde ou le percher des jours entiers dans l’arbre, ça ne l’empêche jamais de recommencer. Parce que les bêtes sauvages comme lui, ça agit par instinct. Mais vous vous en fichez. Vous avez d’autres démons à fouetter.

─ C’est faux ! Tu le sais.

─ Silence !

Le bras maigre trancha l’air. Aussitôt, une lame invisible faucha la fée brave qui se retrouva subitement à plusieurs mètres, étendue face contre terre. Une de ses sœurs se leva pour la secourir.

─ Laisse-la !

La fée hésita, puis obéit de peur de subir le même sort. Le sel gourmand buvait avidement le sang s’échappant du corps inanimé.

─ Quelqu’un d’autre souhaiterait partager ses mensonges ? Personne ?

La foule de regards fondit simultanément dans le sol, sauf celui de Jilam, captivé par la fée-sorcière. Celle-ci le remarqua.

─ Toi peut-être. Tu vas encore me dire que tu me comprends, que je ne suis pas toute seule, que tu resteras avec moi ?

─ Il n’est pas trop tard. Tu peux tout arrêter. Ma femme, la sorcière, elle t’aidera.

Nellis et lui gardaient un étroit contact de leurs esprits qui, en cet instant, n’en formaient plus qu’un.

─ Menteur, encore et toujours, siffla la voix perçante d’Isabël.

─ Je ne mens pas, s’entêta-t-il malgré le poing lui écrasant les entrailles. Elle t’aidera à contrôler tes pouvoirs. Personne n’est mort.

Du moins, il l’espérait tout en songeant à la pauvre fée blessée.

─ Pour le moment.

La fragile mâchoire se tordit en un rictus cruel qui noua aussitôt la gorge de Jilam.

─ Comprenez bien ceci, s’adressa-t-elle à leur petite assemblée. Vous allez mourir ici, chacun de vous, sur cette plaine. Aujourd’hui, peut-être demain. Le sel vous mangera et les corbeaux prendront vos restes. Le sol où vous étiez sera à nouveau pur. Il ne restera plus trace de vos souillures. Vos vies de sales vers seront oubliées. C’est tout ce que vous méritez. Et vous la savez.

Son petit corps maigre, secoué de spasmes de plus en plus violents, menaçait à tout instant d’exploser.

Jilam, appréhendant l’instant fatidique, adressa une ultime prière à Nellis qui, pendant ce temps, continuait son ballet aérien, occupée à trifouiller sa mémoire. Quelque chose cloche, et pourtant, aucun doute, c’en est une. Les fourmis géantes arpentant ses veines l’avertissaient de la tâche ardue. Son pouvoir égale le mien. Je le sens. Voir même, il le surpasse. Si je me trompe, je suis cuite. Je ne peux me permettre la moindre erreur. Il me faut un plan solide.

Une brusque rafale la frôla. Puis elle aperçut Maëridel se poser près du troupeau effrayé, à quelques pas de leur redoutable bergère aux traits de louve.

─ Ça suffit maintenant, Isabël ! prononça-t-elle d’un timbre ferme néanmoins emprunt d’une certaine douceur.

Les orbites béantes s’écarquillèrent en une grimace d’amertume.

─ Tu ne me donneras plus de leçons à partir de maintenant, MAMAN !

Elle avait accentué le mot en le badigeonnant d’un profond dégout.

Les traits autoritaires de Mäeridel se tordirent de contrition et la douceur prit le pas sur la fermeté :

─ Pardonne-moi. J’aurais dû faire plus attention à toi… Mais… Comprends-moi. J’ai d’autres enfants. Je ne peux être toujours là pour toi.

─ Je sais. Je ne suis qu’une gamine pleurnicharde parmi tant d’autres avortons, comme tu n’arrêtes pas de me le rappeler en m’ignorant quand j’ai le plus besoin de toi. Par contre, quand il s’agit de me gronder, ça, tu es là.

La petite fée partit d’un rire dément qui s’infiltra jusque dans le cœur de Jilam.

─ Des excuses. Toujours des excuses. On dirait une sale gosse. « Ce n’est pas leur faute. C’est dans leur nature. Tu dois aussi faire des efforts. » Tu sais quoi, maman ? Je n’ai pas envie de faire d’effort. Je crois que je vais plutôt laisser parler ma voix intérieure. C’est ce que tu dis toujours. « Notre voix intérieure nous guide lorsque le choix se révèle trop ardu. » Tu ne fais que te contredire en croyant nous faire la leçon.

Jilam sentit l’espace se rétracter. Même en l’absence d’une connexion avec le monde spiritique, ses yeux captaient les tourbillons de magie gravitant autour de la frêle silhouette, presque imperceptible au centre du maelström.

Puis Maëridel s’affaissa à genoux sous la pression de bras puissants invisibles. Isabël, la rejoignant à pas de loup, ramassa une grosse poignée de sel et se mit à l’étaler sur son visage crispé de douleur, lui enfonçant les cristaux dans les yeux et dans la bouche.

─ Avale, satanée mégère ! Le sel, c’est si bon. Le sel purifie. Il soigne le corps et l’âme. Avale, je te dis !

Les hurlements étouffés de la matriarche anéantirent les battements de cœur dans chaque poitrine présente. Le regard de Jilam se dressa mais ne rencontra que le bleu froid du ciel découpé de nuées sombres. Il libéra ses pensées, et tourna la tête. Le tourbillon ensorcelé se dissipa.

Nellis avançait d’une démarche paisible sur la plaine. Seuls ses pieds craquant sur la couche de sel perturbaient le silence qui avait succédé au chaos. La sorcière portait son lourd manteau en cuir d’hériphant. Les mains dans les poches, elle s’approcha lentement d’Isabël et de Maëridel, ses pupilles fendues fixées sur la première.

─ C’est ainsi que tu remercies celle qui t’a recueillie et élevée ? Tu fais peine à voir, gamine. Tu me dégoûtes.

Les veines noires couvrant le visage furibond de la petite fée éclatèrent, formant un masque de sang.

─ Te voilà, sorcière ! cracha-t-elle. Je t’attendais.

─ Je n’en doute pas. Maintenant, tu vas la lâcher et laisser filer tout le monde. Réglons ça entre filles, tu veux.

Isabël rejeta la matriarche comme s’il s’agissait d’un vulgaire détritus.

─ Personne ne quitte cette plaine ! Je t’avertis. Tu ne peux me tenir tête en mon royaume.

Et elle ramassa une autre poignée de sel qu’elle respira à pleins poumons avant de lécher sa paume.

Nellis réagit en une fraction de seconde, dressant une barrière magique juste au moment où le maléfice frappa. D’un regard en arrière, elle croisa celui de Jilam.

─ Qu’est-ce que vous attendez !? Remuez-vous les genoux !

Le jeune homme ne se fit pas prier et s’empressa d’aider les enfants hagards à se relever tandis que les fées se précipitaient au chevet de leurs deux sœurs blessées.

La fée-sorcière, sonnée, poussa un hurlement à fendre une montagne en deux. Ses bras se mirent à hacher l’air menu. Des lames-rafales s’abattaient avec frénésie sur le rempart protecteur, imperméable. Jilam jeta un œil inquiet derrière son épaule. Au même instant, une explosion terrifiante souffla la plaine. La barrière venait d’éclater. Les ombres de Nellis et d’Isabël émergèrent du brouillard de sel, des cristaux scintillant dans leurs chevelures électrifiées. Leurs regards, flamboyant d’une lueur féroce, se heurtèrent et le choc déchira les atomes d’air. Une tempête de cristaux tranchants se souleva comme un monstre aux myriades de tentacules qui cherchaient à attraper les fées et les orphelins. Nellis, d’une danse souple, écarta les tentacules blancs et enferma le monstre-tempête dans une bulle où il mourut.

Tout le monde, sain et sauf, rejoignit Mú et la fée messagère sur le remblai. Depuis ces gradins privilégiés, les spectateurs sous le choc observaient la scène se jouant dans la plaine méconnaissable. Magie de la terre contre magie du ciel. Jamais leurs yeux n’avaient contemplé pareil spectacle : le merveilleux côtoyant l’horreur avec si mince proximité. Grimaces ébahies et terrifiées se succédaient, les lumières du duel dansant sur les visages.

La plaine de sel avait pris une teinte rouge sang. Des nuées de cristaux se tenaient en suspend dans les airs au-dessus des deux silhouettes, infimes points engloutis par le chaos vociférant. Le ciel, sous son voile noir zébré d’éclairs mauves, versait des torrents d’étincelles qui, tels des essaims, prenaient l’aspect de bêtes de feu. Là, un serpent. Ici, un loup. Un bélier chargea le loup qui explosa en une volée de braises. Le serpent tenta d’étrangler le bélier mais un aigle flamboyant l’emporta.

C’est alors qu’une armée de spectres surgit des entrailles de la terre, terreurs hurlantes fondant sur Nellis qui se vit contrainte de battre en retraite. La sorcière abandonna son lourd manteau et se métamorphosa de nouveau en chouette. Les spectres ne pouvaient plus l’atteindre. En bas, la petite fée sans ailes l’observait dessous son masque de sang avec une rage démente. D’un geste de la main, elle renvoya les spectres dans leurs terriers… puis s’éleva à son tour. Des ailes noires lui avaient poussé dans le dos. Harpie et chouette s’élancèrent dans un ballet mortel. Un éclair mauve les happa toutes les deux. La harpie émergea indemne. La chouette, elle, chuta sous la forme d’un point fumant.

Le cœur de Jilam se rétracta en une boule de suif, ses pensées consumées.

L’elfe gisait à moitié nue sur un lit de sel. Les cristaux mordaient ses plaies nombreuses. La douleur infernale l’extirpa des limbes. Suffocante, elle se traîna jusqu’à son manteau abandonné et s’étendit contre l’épais cuir d’hériphant, unique rempart contre les morsures des diables salés. Un coulis rouge carmin s’écoulait de son ventre, dessinant autour d’elle une mare gluante. D’un coup d’œil inquiet, elle aperçut la maigre silhouette auréolée de ténèbres s’approcher d’un pas triomphant.

─ Ta réputation n’est pas méritée, éructa Isabël, dont les ailes s’étaient envolées. Je suis déçue, et je m’en veux de t’avoir surestimée. Tu n’es guère qu’une petite sorcière de pacotille en fin de compte.

Elle fit mine de retirer un grain de sel de son épaule. Aucune blessure ne se lisait chez elle, hormis les traces de suif sur ses vêtements.

─ Tu es extrêmement puissante, je te l’accorde, souffleta la sorcière à bout de force. Vraiment impressionnante. Et je ne dis pas ça souvent, crois-moi.

─ Merci, s’enorgueillit la petite fée, un sourire de fierté éclairant sa figure nervurée.

C’était la première fois qu’elle entendait ce compliment. Nellis poussa un râle.

─ Tu as été gentille. Je vais te soulager.

Elle rejoignit le chevet de la sorcière gémissante. Lorsque ses pieds pataugèrent dans la mare de sang, ses traits monstrueux changèrent brutalement. L’angoisse écarta le triomphe.

─ Hein ? Qu’est-ce que c’est ? interrogea-t-elle, les yeux fixés sur la flaque rouge.

Le liquide collant émettait un bruit spongieux. Une exhalaison sucrée enveloppa l’air.

─ J’appréhendais que tu t’en rendes compte, déclara la sorcière d’un air satisfait. Je crois savoir que tu n’aimes pas beaucoup la confiture de nos chères fées.

L’angoisse se mua en horreur. La figure noire bascula vers le mauve.

─ Qu… Qui ? Qui t’a dit ?

─ Mon adorable mari m’a raconté des tas de choses pendant que tu t’amusais à donner ta petite représentation. Il a notamment mentionné ton intolérance indiscutable pour le sucre.

La douleur se dilua dans l’horreur.

─ Rien de plus normal pour un esprit né du sel, ajouta la sorcière.

─ NON !!! Je t’ai vaincue !!

Nellis pointa un doigt correcteur.

─ Presque. Hélas, il ne faut jamais vendre la peau d’une sorcière avant de l’avoir réduite en tas de poussière.

Isabël essaya de s’extirper du piège, mais Nellis, qui ne souffrait en réalité que de blessures mineures, se releva d’un bond vif et lui planta fermement ses griffes dans les avant-bras. La peau flasque se mit aussitôt à fumer et se couvrit de croûtes noirâtres, avant de tomber en lambeaux carbonisés, laissant les os à vif. De la bouche de l’enfant s’échappa un hurlement venu des tréfonds de son âme.

─ C’est bientôt terminé, confia Nellis, davantage pour elle-même car Isabël qui ne l’entendait pas.

La malheureuse se débattait en cherchant à échapper aux griffes de la sorcière alors que sa peau et sa chair se changeaient en charbon. Elle n’eut bientôt plus de pieds, plus de mains, plus de visage. Nellis contempla avec dégoût ce qui n’était plus qu’un squelette renfermant des cendres d’organes, jusqu’à ce qu’il s’effondre en un tas de suif recouvert d’un linceul de haillons charbonneux. Le vent dissémina la cendre qui se mêla aux cristaux de sel en un ballet de tourbillons qui, un à un, finirent par s’effondrer.

La sorcière poussa un soupir lancinant :

─ C’est terminé. Tu ne souffriras plus.

Levant les yeux, elle découvrit Jilam, immobile au milieu du champ de sel marqué de multiples cicatrices.

─ Qu’as-tu fait ? formula-t-il dans un sanglot écœuré.

Nellis avança doucement. Il recula.

─ Il n’existait aucun moyen de la sauver. Tu comprends ?

Non. Jilam ne comprenait pas.

Une pluie fine tombait sur l’orphelinat, étouffant les quelques fumées rescapées de l’incendie. Le réfectoire, à moitié dévoré par les flammes, se trouvait muré depuis un long moment dans un silence assourdissant. Nul n’osait parler, de peur d’attirer l’attention du mauvais œil, lequel, chacun le sentait, les couvait, incisant leurs doutes, enflant leurs regrets. Jamais Maëridel n’aurait un jour imaginé regretter le vacarme infernal des repas.

─ Elle n’était pas une sorcière.

La voix de Nellis avait tranché l’air chargé de souffles pesants comme un couperet. Jilam, qui lui avait confié ses pensées, afficha son étonnement :

─ Comment ça ?

─ Enfin, pas vraiment, se corrigea son épouse. Une sorcière naît de la communion entre un esprit et un être vivant. Il ne peut s’agir que d’un hôte femelle car l’esprit loge dans la matrice. Dans la majorité des cas, l’esprit possesseur l’emporte sur son hôte dont il finit par absorber entièrement la conscience. Mais dans les rares occurrences où l’hôte surpasse l’esprit, elle acquiert dès lors un lien direct avec le monde invisible et peut puiser dans ses courants de magie. Ainsi voit le jour une sorcière.

Jilam ignorait jusqu’ici tout des origines d’une sorcière. Jamais il n’avait posé la question, pour la simple et bonne raison que les souvenirs de Nellis avaient disparus, et jamais encore, aussi étrange que cela puisse paraître, il n’avait songé au fait qu’il en existait d’autres comme son épouse. Confus, il s’imagina Nellis, enfant, luttant contre le pouvoir parasite en elle jusqu’à réussir à le dompter. Comment était-elle avant ça ? Comment vivait-elle ? Non. Il devait bannir ces questions, car aucun d’eux ne le saurait jamais.

D’une voix rauque, enfermée, il l’interpela :

─ Alors, cette petite… Qu’est-ce qu’elle était ?

─ Un hôte dont l’esprit a dévoré l’identité. Une fausse-sorcière pourrait-on dire. La pauvre n’était déjà plus de ce monde. C’est pour cela que nous ne pouvions rien faire pour l’aider. L’esprit la possédait corps et âme.

Jilam nota le doute sur les traits de sa femme. Elle lui semblait avoir considérablement vieillie depuis ce matin.

─ Qui y a-t-il ?

─ En fait, je pourrais bien me fourvoyer.

─ Sur quoi ? Tu veux dire que c’était encore autre chose ?

─ Ce qui m’étonne, c’est que l’esprit avait conservé les souvenirs d’Isabël, du moins tout ce qui attrait à ses souffrances. Peut-être bien… Mais je me trompe sûrement.

─ Quoi ? s’impatienta Maëridel.

La matriarche paraissait plus vieillie encore que Nellis. Son visage, brûlé par le sel, n’était plus qu’une mer de cloques et de rides couvant un abysse.

─ Il se pourrait qu’Isabël fut bel et bien vivante, et que l’esprit et elle aient fusionné sans qu’aucun ne prenne le pas sur l’autre. Ce serait un cas unique. Du moins, c’est la première fois que j’en entends parler.

Cette révélation eut pour effet de creuser davantage – si cela était possible – les traits de Maëridel.

─ Ce n’est qu’une théorie, s’empressa d’ajouter la sorcière. Nous ne saurons jamais le fin mot de l’histoire. Et il importe peu. Cela ne la fera pas revenir.

La fée, sur ces paroles fatidiques, sombra. Elle s’enfouit la tête dans les mains et se mit à pleurer.

─ Comment avons-nous pu ne rien voir ? gémit-elle.

Jilam parla alors d’un ton de colère qui ne lui était pas coutumier et qui surprit son épouse :

─ Il vous suffisait d’ouvrir les yeux. L’évidence se tenait devant vous. Vous savez, les aimer ne suffit pas. Il faut aussi les écouter. Aucun enfant n’est innocent et aucun enfant n’est coupable. Méditez donc là-dessus en surveillant vos confitures.

Une lune passa sous le regard larmoyant d’un ciel en deuil. Fées, orphelins, tout le monde se dévoua à la reconstruction. Le couple les aida, et au terme du chantier, tous célébrèrent. Néanmoins, les mémoires gardaient le souvenir d’Isabël dont le fantôme hanterait l’orphelinat pour l’éternité.

Puis vint le moment du départ. Les coutures de la sacoche de Nellis menaçaient de rompre tant elle débordait d’élixirs et de plantes médicinales. Jilam, quant à lui, s’était vu offert deux énormes bocaux de confitures. Son énorme sac chargé sur le dos lui conférait une démarche de poivrot.

Lorsqu’ils firent une halte, le jeune homme ouvrit un bocal et y plongea un doigt gourmand.

─ Qu’est-ce que c’est que cette tête ? s’enquit Nellis devant sa grimace déconfite.

─ La confiture. Elle est amère.

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1 Commentaire
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d'Hystrial Haldur
2 années il y a

Effectivement la fin est amère

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