L’envolée du Constellation Chapitre 30

3 mins

Chapitre 30 – L‘entrepôt de la Sargasse

Décembre 1951

Petit quai de la Sargasse

754 mots

     Ce qui impressionna Gerflynt c’était le calme de cet homme. Ülf Sorensen savait trouver son chemin à travers le chaos du déchargement des navires. À la venue d’une charge palantée, il signalait l’arrêt, sachant d’expérience qu’une demi-douzaine de dockers allait surgir pour la réceptionner. Survivre sur les quais semblait assez compliqué. C’est ainsi que chacun tenait pour évident que les planches allaient se soulever au passage d’un fardier. On ne faisait pas non plus trop de cas des mouvements d’humeurs d’un contremaître, mais tous, sans exception, savaient reconnaître un sifflement d’urgence. Rien à comparer avec les docks de la Shipyard. Ici on déchargeait, ça puait la sueur et l’encombrement, là-bas, on construisait, on assemblait en grand. « Il faut toujours faire gaffe, commenta Sorensen. À tous les jours, y en a un qui se blesse. Quand c’est pas un doigt, c’est la jambe complète. » Les deux continuèrent d’avancer, « …et gare aux flaques d’huiles. » Gerflynt n’entendit pas. Un type venait de lui tirer la manche. Elle reconnut un des hommes de Falsetti. « Hey ! On m’appelle Quickegg, dit-il. M’sieur Falsetti m’a chargé de te surveiller le temps qu’y s’rende à l’hosto. Le Chef se baigne, y disent même qu’y se r’froidit.

— J’ai pas besoin de protection. 

— Quoi ? C’est pas toi ? La nonne, la pucelle qui shoote des grenades ? Paraît que tu défroques un jour et pas le lend’main ? Et qu’la nuit, tu veux pas d’mec mais que tu t’asticotes le bénitier en te tortillant comme un vers ? » Gerflynt tenta de le frapper, mais elle se retrouva hors d’équilibre, tirée en arrière par Sorensen. Autour d’eux, des barils d’huile de coprah roulaient en tous sens comme des bolides. Rupture d’une courroie de rétention. Dans la confusion, des gars d’une équipe voisine venaient prêter main forte. Le choc contre un camion fut évité de justesse, coup de klaxon du conducteur, quelques éclats de rire, le Chef en crise de nerf, au final, une journée ordinaire sur les quais. « Falsetti devrait avoir appris que je suis capable de me défendre seule, lança-t-elle pour Quickegg.

— P’t’être bin qu’oui, p’t’être bin qu’non, c’est dur à dire. Surtout qu’ t’as piqué le traducteur russe. Ça va rugir quelque part.

— Fou le camp. »

     L’homme cracha sa chique de tabac. Soixante kilos de fièvre animale, la barbe de dix jours, l’œil droit à demi-fermé. Avec son beanie de travers et son blouson aux couleurs d’un club de boxe, il avait cette démarche légère d’un athlète au sommet de sa forme. Son air rappelait celui d’une hyène, rien à voir avec un docker. Il emboîta le pas à distance.

     Ülf Sorensen et Gerflynt à sa suite, prirent à gauche sur le petit quai de la Sargasse. L’endroit était une fin de route, une extension en angle droit au quai principal. Une centaine de mètres et on arrivait aux hangars Sorensen. Avec leur façade en pignon tronqué et leur toiture à redents, ces deux furoncles narguaient le temps et les intempéries, obstinés à se tenir debout au mépris d’un siècle occupé à rebondir dans la modernité. 

     Une ouverture à l’étage laissait voir une poutre dotée d’une poulie. De loin, on aurait dit que ces entrepôts minuscules s’apprêtaient à basculer dans la mer, peut-être à cause de cette partie arrière en saillies. Leur position singulière, loin sur le quai, les faisait ressembler à deux nains parmi les géants, les navires tout autour ayant l’air d’éviter de les écraser. Battus par les vents, exposés à la pluie, leur existence médiocre contrevenait à toutes les règles en cours, y compris celles du bon sens.

    À voir l’enseigne de la Sorensen Shipping, l’un de ces deux bâtiments était entretenu au minimum salubre. L’autre, plus petit, sombrait seul dans sa décrépitude. La peinture sur son écriteau en bois avait pratiquement disparu. Avec un peu d’effort, on pouvait en deviner le contenu : La “General Equipment Resupply Freight Line Intl.” Le reste des caractères s’était dissout dans l’air marin. Les deux se dirigèrent vers l’ouverture principale de l’entrepôt. Gerflynt perçut un fond d’odeur de résine de pin, de musc avec une note de noisette. « Du chanvre ? 

— Marijuana.

— N’est-ce pas illégal ?

— Oui… »

     La môme aperçut Gauvin debout devant l’entrée. Le truand leva un regard froid dans sa direction mais elle ne s’intéressa qu’à l’homme qui lui déroulait des liasses de billets. Cette charpente solide, légèrement voûtée, se retourna. Le visage à la chaire molle de Grenier, à qui il manquait désormais une demi mâchoire, la fit frissonner d’horreur.

     « Entrons mademoiselle Glåss, » ordonna Sorensen.

No account yet? Register

0 Commentaires
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
Lire

Plonge dans un océan de mots, explore des mondes imaginaires et découvre des histoires captivantes qui éveilleront ton esprit. Laisse la magie des pages t’emporter vers des horizons infinis de connaissances et d’émotions.

Écrire

Libère ta créativité, exprime tes pensées les plus profondes et donne vie à tes idées. Avec WikiPen, ta plume devient une baguette magique, te permettant de créer des univers uniques et de partager ta voix avec le monde.

Intéragir

Connecte-toi avec une communauté de passionnés, échange des idées, reçois des commentaires constructifs et partage tes impressions.

0
Exprimez-vous dans les commentairesx