Chapitre 33 – L’onde de choc prémonitoire
Décembre 1951
Petit quai de la Sargasse
807 mots
Ülf Sorensen ouvrit la porte. Une odeur de polyuréthane et d’irréalité anachronique planait dans ce petit musée de la famille nucléaire. Des bureaux avec des encriers, des buvards, des téléphones et des mannequins étaient disposés pour former un microcosme vibrant mais figé. Au centre de cet atome familial se trouvait le grand Thorn, installé à son bureau. Le bras tendu, il recevait un formulaire de la main de son épouse Harriet. Les enfants Ülf, Loïc et Eleanor entraient dans la pièce en courant. La nounou dans leur foulée avait l’air terrifiée. Les trois devaient avoir onze, huit et quatre ans. Rien ne bougeait.
Gerflynt s’approcha et s’attarda aux traits du paternel. Bel homme dans la trentaine, grand et fort, un regard sain, Thorn Sorensen irradiait la confiance. Les garçons, figés en position de course, portaient des pantalons courts avec des chaussettes aux genoux. Eleanor trottinait derrière. Sa petite robe à crinoline laissait voir sa culotte. « C’est grotesque… commenta la jeune femme.
— C’est la folie de Loïc… Ce musée est destiné aux demi.
— À quoi est-ce que ça rime ?
— Peut-être veut-il vous faire saliver. Vous montrer à quel point vous êtes passés près du bonheur.
— Pfftt ! Le bonheur : Pour la plupart des gens c’est un lollypop avec un Gatling Gun. Mais allez-y…
— Quoi ?
— Faites-moi votre laïus. Le bobard que vous racontez aux demi. Je veux l’entendre, exactement comme Loïc vous l’a dicté. J’ai droit au même traitement.
— Pourquoi vous faire ça ?
— La solidarité entre victimes, c’est comme une grippe tenace.
— Mademoiselle Glåss ! Je n’ai aucune preuve de ce que j’ai avancé.
— Vous mentez. Ils sont morts, ou… ou peut-être sont-ils devenus trafiquants.
— Mais nous le sommes tous dans cette famille… Notre père a commencé comme bootlegger.
— Il y a certainement un piège. S’ils ont tous fait le même choix, c’est qu’ils étaient contraints. Vous avez monté cette charade avec Loïc, vous êtes de connivence. Alors allez-y !
— Vous faites erreur, je réprouve ce jeux macabre… »
Ülf se traîna les pieds et redressa le mannequin d’une femme assise à son bureau. Il parla sans conviction. « Voici la mère d’Alpha et l’autre là-bas est la mère de Bêta. Les mamans de Gamma et Delta sont au fond. Vous êtes l’Epsilon. Votre mère est dans la pièce à côté. Elle est accroupie. Elle lave le plancher. »
Gerflynt sortit son .38 et fit quelques pas en direction de la porte. Coup d’œil à distance, la nounou bloquait le champ de vision. Il n’y avait aucun bruit. Pour voir, il fallait s’approcher. Sa respiration s’accéléra. Elle se retourna vers Ülf. « C’est tout ?
— Loïc aime les choses simples. »
La couventine se crispa. « Cette scène ne fonctionne pas. En 1920, les femmes ne travaillaient pas… pas de cette manière. Les vêtements ne sont pas d’époque. Rien n’est conforme à la réalité.
— Mais bien entendu ! Rien ici n’est conforme. Loïc nous redéfinit de force, il réinvente notre passé à sa guise. Il détourne nos intentions, il fait fi de notre volonté et décide à notre place. Il n’a que faire de la réalité. »
Gerflynt contempla l’attitude des mannequins. La poitrine contre le bureau, les bras ballants, ces pseudo-femmes se trouvaient penchées, tête baissée, le front appuyé contre leur machine à écrire. La longueur du cou était exacerbée, comme dans un Modigliani. Mais surtout, il était légèrement arqué. Elle s’approcha. Leurs lèvres exprimaient la peur ou peut-être le dégoût. De très près, l’odeur de résine envahissait le nez. « Je connais cette position. »
Son esprit revint quatre ans en arrière. Kidnappée par les “Rocking Trems”, elle avait été interrogée et rudoyée. À genoux, les poignets entravés derrière le dos, la terreur locale lui maintenait la tête plongée dans un bac à lessive. D’une fois à l’autre, l’excitation des loubards montait d’un cran. Certains lui pissèrent au visage pendant qu’elle peinait à reprendre son souffle. Stewart était intervenu, non pas pour elle, mais parce qu’on touchait à sa propriété. Il l’avait d’ailleurs punie pour s’être mise dans cette situation.
« Elles sont empoignées… » dit-elle sur un ton de médecin légiste. Gerflynt se rendit à nouveau au fond de la pièce et dressa son .38. « Qu’est-il arrivé à ces femmes, monsieur Sorensen ?
— Mais je ne sais pas. Je n’ai exprimé des doutes que sur le sort des enfants.
— Qu’y a-t-il derrière cette porte, monsieur Sorensen ? Des amis à vous ? Un comité d’accueil avec des mouchoirs au chloroforme ?
— Il n’y a dans cette pièce qu’un seul objet, Mademoiselle.
Gerflynt s’approcha et poussa délicatement la porte avec le canon de son arme. Impossible de voir.
— Vous lisez trop de romans.
— Ouais, j’en ai lu pas mal. Mais aucun à propos d’un type bizarre qui vit avec sa famille en polymère. »
L’arme pointée, Gerflynt repoussa la porte avec plus de conviction. Elle afficha aussitôt une grimace de dégoût. « Oh ! Putain !