Chapitre 34 – L’onde de choc prémonitoire – deuxième partie
Décembre 1951
Petit quai de la Sargasse
697 mots
La pièce ne contenait qu’un seul objet. Le mannequin d’une bonne, accroupie au sol, occupée à récurer le plancher. « Le pan de sa robe est relevé et sa fente est peinte en rouge ! »
Gerflynt retourna un regard abyssal vers Sorensen. L’homme détourna la tête. « Je vous jure que je n’y suis pour rien, dit-il.
— C’est à ce moment que votre frère Loïc les harponne… C’est ça ? »
Sorensen ne bougea pas. « Il en profite pour leur faire avaler qu’ils sont sales, qu’ils ne sont que le produit de ce cul offert au premier venu. »
Gerflynt eut soudain l’air mauvais. « Et pour les parias que nous sommes, ces mensonges sont une drogue qui revient nous hanter même quand on y croit plus. Ils nous collent à la peau ou bien ils nous rattrapent au détour d’une conversation mondaine. » Elle arracha un petit mannequin de son socle. Il se disloqua. « Celui-là est censé vous représenter alors que l’autre c’est Loïc, n’est-ce pas ?
— Comment le savez-vous ?
— Question de taille. Mais votre mannequin a une drôle de bouille, il ne vous ressemble pas. Alors que le petit Loïc, lui, a bel et bien les traits de son père. Le vôtre est mal foutu mais l’autre est fringué comme un angelot frémissant de vertu. Nulle doute que Loïc vous traite comme l’aîné-idiot, le frangin aux origines douteuses.
— Bien vu. Nous ne sommes pas de la même mère. Mon père était veuf de la sœur d’Harriet Ivanovitch.
— Et dans sa tête de connard, ce détail est suffisant pour vous épargner…
— Je suis toléré. »
Gerflynt retourna le mannequin d’Eleanor dans sa direction. « Que voilà une petite bombe de bonheur. Son regard est lumineux. Regardez comment elle gambade vers nous avec cette légèreté rieuse. » Elle poursuivit avec un air roublard. « Oh ! Ce p’tit brin de malice vient de voir le cul de la bonne. Et c’est elle qu’a relevé la jupe !
— Vous auriez dû faire théâtre… »
Mais Gerflynt ne se laissa pas distraire, un œil entrouvert sur le visage de la poupée. « Une joie ingénue, une exubérance, mais avec une très légère satisfaction, celle d’avoir commis le mal.
— Eleanor est désormais plus réservée.
— Ce mannequin est le triomphe de Loïc. Il arbore ce qu’il y avait de plus beau en elle.
— Oui.
— Je n’ose penser à ce qu’il lui a fait. La pauvre a appris très tôt qu’il vaut mieux faire le dos rond. Son langage assassin, ses coups de poignard furtifs… Elle appréhende le pire en chacun de nous à cause de ce crétin. »
Gerflynt continua d’examiner la poupée. « Mais il y a un message caché dans ce visage…
— Quoi… Quel message ?
— Une dérision. Loïc fait comprendre à Eleanor qu’elle ne peut lui échapper, parce qu’il la devine complètement. »
La môme fourra son arme dans sa poche. Réflexe acquis à la dure, elle palpa la présence d’une lame de rasoir dans la ceinture de sa robe. Rien. Elle maugréa à nouveau en se rappelant les événements du matin. « Je connais ce genre de types. Ils sont dangereux. Ils nous comprennent mieux que nous-mêmes. C’est pour cette raison que vous vivez à l’écart ?
— Ce mannequin a d’abord été livré à Brooklyn, apparemment des suites d’une erreur. À la General Supply, l’entreprise que dirige Eleanor.
— Évidemment ! Il fallait la blesser au passage. Ce type est la bombe atomique de l’Être. Il se nourrit de la misère intérieure dans laquelle il vous a jeté et il s’assure de vous garder divisés et isolés. Je n’ose penser ce qu’il a réservé à ces mères avant de les tuer toutes, probablement en présence de leur demi… »
Sorensen serrait le col de sa bouteille comme un naufragé accroché à son flotteur. « Mademoiselle Glåss, je vous regretterai. Vous êtes trop brillante pour n’être qu’une femme. Fuyez ! Allez vous perdre quelque part. Loïc sait que vous êtes ici. Il a passé au peigne fin les documents de l’entreprise. Il tente en ce moment de retracer votre mère. Méfiez-vous, il peut vous tomber dessus à tout moment.
Un personnage bien vil comme il faut ce Loïc!
Conçu sur mesure pour la gamine ! Si elle aime Stewart, elle adorera son demi !