Le couvre-feu 6

6 mins

Langage corporel, il me pressait de son corps, me dirigeait à travers le couloir, vers la porte de sortie.
– Bon, c’était rafraîchissant de te voir, mais je dois me préparer, car je travaille ce soir…

Emmanuel avait un job, soi-disant. Une information burlesque de plus à classer sans pouvoir y mettre un sens.
– Il faut que je retrouve Alexandra, c’est vital, tu comprends ? Tu pourrais peut-être la rappeler plus tard ? Et me tenir au courant ?
– Il faut que tu partes.
– Sa gélule miracle, j’y croyais pas. J’imaginais qu’il s’agissait encore d’une de ses blagues triste tu comprends, ses blagues qui rigolent pas.
– Une gélule miracle ?
– Tout est de ma faute. J’aurais dû… J’aurais dû…
– Quelle gélule miracle, de quoi tu parles ?

Sur le paillasson, il rouvrit plus grand sa porte et posa sa main sur mon avant-bras – Emmanuel était tactile, dans ses bons ou ses mauvais jours, idem. Il s’agissait d’un aspect de sa personnalité que j’avais admiré chez lui, à tripoter des garçons et des filles qu’il connaissait depuis cinq minutes à peine afin de fabriquer un lien d’amitié tangible de ses mains, exactement comme un boulanger pétrit de la pâte idiote pour la transformer en pain – j’en avais été le témoin, lors de nos soirées dans des fêtes privées ou des bars, à l’époque où il ne passait pas deux jours sans qu’il nous appelle avec Alex pour nous inviter à partager ses sorties. Le tactile, j’avais essayé en vain. Mes mains ne produisaient que du mal-être au lieu de la sympathie – à moins qu’il ne s’agisse de mon regard ? Peut-être qu’en considérant soi-même une chose de façon désagréable, cette chose devenait désagréable, dans le monde physique ? Le pouvoir du mental capable de façonner la réalité pure, une idée dans ce goût-là…
– Ho ! T’es avec moi ? C’était quoi cette gélule ?!

Je lui expliquais, sa porte se rouvrit. Il m’invitait de nouveau chez lui. Retour dans le fauteuil du salon je lui racontai toute l’histoire en étant sûr par avance qu’il la prendrait comme un délire. Mais ce n’est pas ce qu’il fit. Emmanuel insista sur le contenant, le sachet qu’Alexandra avait sorti de son sac à main, rempli de gélules, ” T’es sûr ? Comme un sac congélation avec un zip rouge ? Et il était plein ? Il y en avait combien à peu près, dedans ? Plus de cent ? ” C’est la seule chose qui l’intéressa dans mon histoire. Plus que l’effet du médicament miracle. Une fois raconté, il se leva et disparu en direction de la chambre. Quand il revint et ouvrit son poing, une impression de déjà-vu : tranquillement posée dans sa paume se trouvait La fameuse gélule.
– J’accepte de t’aider, mais à la condition que tu me la rendes dès que tu pourras. Ces petites merveilles sont difficiles à gagner.

***

Les individus spécialisés ou pas, ou les systèmes médicaux globaux qui vous définissent comme fou, prennent de sacrés raccourcis en l’affirmant. A notre époque, l’étiquette de “fou” est si imprécise qu’elle en est devenue obsolète. Parce que d’abord, il faudrait définir dans l’absolu une norme “saine” contre laquelle viendrait s’opposer le concept antagoniste de “folie”. La langue définit le terme de “folie” – après tout, c’est le boulot des mots que de définir les choses, alors ouvrons un dictionnaire, et allons-y ; ” Folie “: nom féminin. Sens premier, trouble mental. Sens second, absence de raison. Et donc à notre époque, où se situerait la normalité ? Reste-t-il encore des gens, ou des sociétés pouvant prétendre faire preuve de raison ? Vous voyez où je veux en venir… Le contraire de la folie n’existe plus, de ce fait, par un effet purement mécanique, la folie elle-même n’existe plus. Désormais nous faisons toutes et tous partis de la même grande famille des barjots. Où se situer au sein de cette “famille”? Certains ont des filiations directes, d’autres sont de vagues cousins… Il s’agit d’une question peu intéressante, en rapport avec les graduations. Bien sûr il s’agit d’une philosophie à dix balles à peine assez pertinente pour un comptoir de bistro. Parce que je sais, depuis longtemps, que je suis un dingue, un vrai de vrai pur jus, aucune pirouette rhétorique n’a le pouvoir d’atténuer cette vérité – même si je ne suis pas assez fou pour demeurer inconscient de mon état. Par exemple, les hallucinations visuelles c’est que dalle. A peine un spectacle exotique pour vous pimenter la vie de temps en temps. Et puis, j’ai toujours eu cette capacité à discerner précisément ceux qui se trouvaient en face de moi, j’embarque dans ma tronche un super outil d’analyse des âmes, les hallucinations visuelles ne sont peut-être que le grossissement inadéquat de la lentille de ce super-objectif mental, qui sait ? En revanche les hallucinations auditives, c’est une autre histoire. Car les hallucinations auditives expriment sans conteste possible les symptômes d’une schizophrénie. Schizophrénie, le gros mot est lâché. Si un jour vous “réalisez” entendre des bruits qui n’existent pas, des cris, des hurlements ou des voix… Ce jour-là, et je ne vous le souhaite pas, vous sentirez votre cœur remonter jusque dans votre gorge sous l’effet de la terreur, et peut-être que comme moi, vous vous mettrez à pleurer, parce que vous saurez, oui vous le saurez en cet instant, sans aucun doute possible… Que vous êtes entré dans le dur, que vous êtes fou… Foutu. Un authentique foutu.
Cependant… Il serait aussi exact de dire que…

La société nous avait donné un travail de nuit, ce boulot : il nous incombait de faire respecter la loi et l’ordre dès le coucher du soleil. Si la société trouvait raisonnable d’affecter à des malades comme nous cette tâche, où se situait la “normalité”? Restait-il encore des gens dans ce pays, ou des sociétés, pouvant prétendre faire preuve de raison ? Serait-il exagéré dans ces conditions, de penser que la folie n’existait plus, sans la présence d’une valeur d’opposition ? Que le pays entier était désormais devenu un immense asile rempli de plus de soixante millions de cinglés ? A ce point très précis, nous revenons au début de mon raisonnement, et vous êtes désormais prisonnier d’une boucle infinie de la pensée qui veut que la folie existe, et n’existe pas en même temps, cependant…
Faites en sorte de ne pas être dans la rue après le coucher du soleil, putain. Parce que si nous vous tombons dessus… Si mes “amis” et moi vous tombons dessus, pour votre bien… Il vaudrait mieux que vous soyez déjà mort.

***

– La réhabilitation, c’est ton plan ? C’est une blague ? Tu veux qu’ils… Qu’ils me fouettent les plantes de pieds avec des tiges souples et que je me fasse violer tous les soirs attaché au lit ?

Emmanuel surjoua, leva les yeux au plafond, prit une grande respiration contrariée…
Vincenzo Vincenzo Vincenzo… Je préférerais que nous ayons cette discussion quand la Sérodop aura fait son effet, parce que là… T’es délirant, mon pote. Pire même, t’es brouillon dans tes pensées. Et c’est chiant.
– Que dalle ! On va l’avoir cette discussion, maintenant !
– Personne ne va te fouetter les plantes de pieds ou te violer ton cul ou je ne sais quoi. Faut que tu te sortes de tes boucles de raisonnements démentiels concernant la réhab. Okay, c’était peut-être le cas avant, enfin, si l’on se réfère à quelques témoignages de cinglés pathologiques si délirants qu’incapables de différencier leur propre merde avec du Nutella… Mais beaucoup de choses ont changé depuis six mois, dans le cas où tu ne serais pas informé.

La Sérodop pour sérotonine et dopamine, c’est ainsi qu’on l’avait baptisé officieusement. De véritables génies du marketing trouveraient sûrement mieux au moment de sa commercialisation. Personne ne savait ce que contenait ce médicament. Qu’il influait sur les taux de sérotonine et de dopamine, sûrement, mais un tas d’autres médoc psychiatriques le faisait déjà avant. La gélule agissait aussi sur les récepteurs, et assurément sur un tas d’autres trucs… Ce médicament qui n’avait pas encore de nom constituait le secret industriel et national le plus important du siècle. D’après Emmanuel, il s’agissait d’une révolution majeure, pas seulement d’un point de vue médical, mais au niveau de l’humanité entière… Une invention aussi importante que celle de la roue, prétendit-il. Habituellement il exagérait, mais pour en avoir été témoin de ses bienfaits, je dirais que concernant l’importance de ce médicament, Emmanuel était encore en dessous.

– C’est notre ami commun, le bon vieux docteur Taureaux, qui m’a mis sur le coup. J’étais tombé dans le gouffre, vraiment loin… J’allais très mal, bref. En réhab, ils testent ce médicament sur nous. Enfin, “tester” est un grand mot. Parce que t’as pu le constater par toi-même, y a aucun effet secondaire désagréable. Régulation de l’humeur et des psychoses, c’est comme si un pilote dans nos têtes enclenchait toutes les bonnes manettes à fond. Tous les soirs au coucher du soleil, on pointe au local. Et au petit matin, ils nous donnent la gélule de la journée suivante. C’est une par jour et par personne. Voilà.
– C’est tout ? J’ai juste à me pointer là-bas et ils me filent le traitement ?
– Non, c’est pas tout. On a aussi du taf à abattre. Mais je t’en parlerai plus en détail quand la Sérodop aura fait effet. Quand tu seras plus calme.
– Je dois prendre rendez-vous chez le bon vieux docteur taureau pour entrer dans ce programme, je vais lui laisser tout de suite un message, il faut…
– Pas la peine. J’ai mes entrées, là-bas. Tu m’accompagnes ce soir.

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