Alphonse s’était mis à la recherche de Nathyon afin de l’informer sur sa rencontre avec le père Alyde, et sur la teneur de cette rencontre. Il passa par une rue qui le troubla un instant. Un marché banal, aux étals odorants et bruyants, animait le lieu. Mais, accompagnant une scène commune à de nombreuses villes, les propos des commerçants avec leurs clients, tournaient tous autour du drame de la nuit.
Alphonse s’interrogeait, à la limite de l’indignation : Comment pouvait-on marchander le prix du kilo de pomme en évoquant au passage le calvaire d’une famille entière ?
Il quitta la rue, et tomba sur Nathyon, discutant avec un autre homme, tout en franchissant la grille d’une imposante demeure. L’autre homme était sur le point de fermer la grille, lorsque Nathyon l’aperçut, et lui fit un signe de tête, l’invitant à approcher.
Lorsqu’Alphonse les rejoignit, il fut transpercé par le regard vairon de Vincent. Derrière cette grille, c’est l’image d’un lion prêt à lui sauter dessus qui le figea sur place. Si Nathyon n’avait pas été là, il aurait pris ses jambes à son cou. Il n’osa pas prononcer un mot alors qu’il lui ouvrit la grille, et se glissa aux côtés de son collègue.
Ils avaient suivi leur hôte silencieux depuis les grilles extérieures, à son invitation, après les succinctes présentations d’usage…
La demeure était indéniablement luxueuse. Du moins l’avait été. Ce noble passé se retrouvait désormais dissimulé sous des draps blancs ternis par l’accumulation de poussière, cherchant à rabaisser l’arrogance majestueuse encore palpable du lieu. Face à ces fantômes mobiliers, Alphonse comprenait mieux l’état du jardin, constitué essentiellement de massifs de roses à l’abandon.
Un palais désincarné.
Seuls les portraits ornant les murs donnaient par leurs scènes un peu de vie au lieu. Alphonse en fit le tour, reconnaissant sur certains les signatures de grands maitres. Il se fixa sur un immense portrait, représentant un couple et un enfant, trônant comme souvent dans ces maisons nobles, au-dessus de la cheminée, prié par deux orants de marbre.
— J’avais cinq ans sur cette peinture, expliqua Vincent en remarquant l’intérêt du biographe. Mon père a refusé de payer l’artiste, prétextant qu’il n’avait pas su restituer la couleur de mes yeux… Il s’est passé trois ans avant qu’il ne se décide à l’accrocher…
Nathyon observa un instant le portait :
— Il est vrai que la couleur bleue sur le tableau est plus sombre que celle de votre œil. Le vert est pourtant réussi.
— Connaisseur ?
— Pas particulièrement. Je suis sensible aux anomalies.
C’était la première fois qu’Alphonse les entendait se parler depuis qu’ils s’étaient présentés. Il avait frémi en entendant que l’homme se nommait Vincent de Katre. Un des noms que le père Alyde lui avait donné. Vincent lui lança un nouveau regard qui le transit, mais s’adressa à Nathyon :
— Je crois que vous n’êtes pas là pour parler d’art de toute façon… Alors ? Que puis-je pour vous ?
— Savez-vous ce qui est arrivé à la résidence Delmont cette nuit ?
— J’en ai entendu parler, oui. Et donc ?
Le détachement de la réponse rappela à Alphonse le comportement des gens dans la rue marchande. Les mots qui suivirent lui échappèrent :
— Vous ne semblez pas particulièrement affecté.
— Je devrais ? rétorqua Vincent d’un regard faisant regretter sa remarque à Alphonse. Je ne fréquentais pas cette famille. Quant à George fils, il est de notoriété publique que n’étions pas amis. Devrais-je feindre l’affliction souhaitée dans ce genre de cas ? Je n’ai ni les larmes, ni le temps, et encore moins l’envie de pleurer les morts sans intérêt pour moi. Est-ce que cela fait de moi un suspect ?
— Pas plus que n’importe qui dans cette ville, s’immisça Nathyon. N’importe qui ou tout le monde.
Vincent esquissa un sourire :
— Je vois que vous êtes lucide. C’est déjà ça.
Nathyon fit quelques pas dans le salon, passa sa main gantée sur les draps protégeant les meubles, observant les sillons tracés dans la poussière :
— Vous ne semblez pas vivre ici. Ni porter cette ville dans votre cœur… Puis-je vous demander la raison de votre présence ?
— Une affaire à régler. Et vous, pourquoi êtes-vous là ?
— Une affaire également.
— Vraiment ? C’est étrange… Espérons donc que nous ne nous marcherons pas sur les pieds.
— L’avenir nous le dira, monsieur De Katre.
Vincent se tourna vers le portrait :
— Vincent suffira.
— Décidemment…. Vous êtes la seconde personne que je rencontre aujourd’hui qui renie son nom. Vous connaissez mademoiselle Belperone ?
— Krystal ? Nous avons grandi ensemble. Nous portons certains fardeaux en commun.
— Connaissez-vous aussi une certaine Véronica ?
Vincent resta silencieux un temps. Le dos tourné à ses visiteurs, ces derniers ne purent voir la lueur de colère froide traversant son regard. Il ne répondit finalement pas.
Une nouvelle poussée d’audace s’empara alors d’Alphonse. Peut-être voulait-il participer à cet échange qu’il devinait capital. Ou bien simplement briller auprès de Nathyon,
en évoquant un fait qu’il était le seul à connaître. La question fusa :
— Ou le père Alyde, peut-être ?
Il lança un regard vers Nathyon, mais il ne réagit pas, garda son attention sur Vincent. Celui-ci, après un temps, finit par lâcher un soupir et répondit enfin, mais à aucune des deux questions.
— Les villes ont leurs secrets, vous savez ? Certaines plus que d’autres, et Lioster doit posséder les plus sombres. Mais je pense que vous l’avez compris. Si cette ville doit être purgée de ses crimes, de ses péchés, pourquoi chercher à l’éviter ?
Il poursuivit après un temps d’arrêt, sans se retourner.
— Savez-vous quel était le destin que ma famille, celle de Krystal, celle du maire, et la lignée religieuse m’avaient assigné ? Si vous, vous connaissez Alyde, alors vous connaissez peut-être les croyances ancestrales de cette ville… Ils étaient persuadés qu’une entité dans les bois était responsable de la prospérité de la ville. De sa prospérité, et donc, de son déclin. Ainsi, dans leur fable, je devais devenir la réincarnation de cette prétendue entité divine, qui aurait permis à la ville de retrouver son essor d’antan…
J’avais l’âge sur ce portrait lorsque j’ai été … “choisi”. Je n’ai que peu de souvenirs de cette nuit. Questionnez le maire si vous voulez en savoir plus. Il était présent. Dès lors, ma vie ne m’appartenait plus.
Au fil du temps, alors que l’ancien Alyde me préparait à devenir le réceptacle. J’ai compris deux choses importantes : tout ne s’arrête pas à la réalité que nous construisent nos sens. Et la seconde concerne l’humanité en elle-même. C’est une hydre. Vorace, avide, cruelle. Elle se dévore elle-même. Une tête tente bien vainement de panser les plaies que les autres s’infligent, mais à quoi bon ? Il faut toutes les couper. Si cette ville entière doit disparaître, alors qu’elle disparaisse. Pourquoi chercher à l’éviter ?
— Nous avons tous un rôle à jouer, répondit Nathyon. Nous ne sommes que des pions sur un échiquier qui nous dépasse. Nous sommes mus par des mains influentes qui nous poussent à conquérir le camp adverse. Sans les pions, la main jouera un autre jeu. Sans la main, les pions ne pourront rien faire.
— C’est une belle image. Mais certains pions sont parfois indispensables pour remporter une partie. Peu importe le joueur.
Alphonse ne voulait plus être là. Ce Vincent venait d’avouer implicitement, au minimum, une participation aux événements de cette ville, non ? Nathyon devait l’avoir compris comme lui, mais pourtant, il n’avait pas l’air d’en faire sa priorité. Il observa son collègue. Que cherchait-il réellement ici ?
Un nouveau silence pesant s’installa de trop longues minutes. Du moins, c’est le temps que ressentit Alphonse. Il eut même la désagréable sensation de ne plus être dans la pièce aux yeux des deux autres.
Vincent brisa cette geôle étouffante :
— Si vous voulez comprendre la stupidité aveugle de cette ville, son crime originel, je vous conseille cette lecture.
Il accompagna ses paroles par la présentation d’un petit carnet qu’il tendit à Nathyon. Il le prit. Vincent poursuivit.
— Après quoi, je ne vous concéderais plus l’excuse de l’ignorance.
Rangeant le carnet dans sa poche alors qu’Alphonse s’attendait à ce qu’il le lui donne, comme d’habitude avec les documents, Nathyon répondit à son tour :
— Vous parliez d’une réalité autre que celle définie par nos sens… Certaines choses tapies dans cette autre réalité, n’attendent que nos ressentiments pour se manifester… Colère… Tristesse… Vengeance… Une fois sous leur emprise, pouvons-nous encore affirmer que notre volonté nous guide ?
— Peu importe les moyens, tant que la promesse est tenue.
— Je crois que tout est dit dans ce cas. Nous nous reverrons donc.
— Sans le moindre doute…
Vraiment ? Pensa Alphonse. Ils allaient partir comme ça ? Il avait l’étrange sensation d’avoir appris des choses capitales, mais avec un arrière-goût d’incompréhension vis-à-vis de Nathyon. N’était-il pas là pour arrêter ces atrocités ? Il ne comprenait plus…
Même après avoir laissé leur hôte et s’être éloignés de la demeure, Alphonse brûlait toujours d’envie de questionner Nathyon. Mais ce dernier le devança :
— Demain, tu iras voir Belperone. Questionne-la sur une certaine Véronica. Quant à moi, je prendrai connaissance du contenu de ce carnet. Mais en attendant, dis-moi tout ce que tu sais sur cet Alyde.
( à suivre… )
Très bizarre quand même ce Vincent et je suis comme Alphonse, j’ai envie de savoir ce qu’il y a dans ce carnet :p
Vincent, l’élu malgré lui, ne semble pas préoccupé d’être reconnu coupable. Il donnera tous ses As, tant et aussi longtemps que Nathyon et Alphonse courent les rues, occupés à tenter de comprendre. Vincent croit probablement que rien ni personne ne peut l’arrêter. Gageons qu’il a tendu un piège à nos deux larrons.
Les choses se corsent ! La tension, non, l’inquiétude monte…
Puisque vous y êtes tous les deux :
Nathyon /
Alphonse/
Hé hé…