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Dehors, il faisait sombre. La nuit venait de tomber et la Lune, brillante dans les ténèbres, révélait un éclat légèrement bleuté. Kaylon leva les yeux vers le ciel. L’astre dessinait un cercle d’argent au milieu des étoiles.
Ses vêtements noirs le rendaient presque invisible dans la ruelle sombre et étroite dans laquelle il s’était aventuré. L’air était frais, le sol, humide, témoignant du passage d’une récente averse. Kaylon savait comment se faire invisible. Cela faisait partie du programme d’entraînement militaire qu’il lui avait suivi.
Il connaissait le nom de cette rue. Il connaissait le nom de toutes les rues.
Un chat noir traversa l’impasse dans l’ombre, trahi par l’éclat émeraude de ses yeux qui brillaient dans l’obscurité de la nuit. L’animal bondit sur un muret, et resta ainsi perché, semblant fixer l’homme qui évoluait silencieusement dans cette ruelle froide et déserte.
Les rues de New Virtual étaient dangereuses pour ceux qui n’y avaient pas leur place, il le savait. Si le jour, tout semblait calme, les nuits, elles, étaient assassines. Les idéaux d’une poignée d’individus à la tête du pays avaient fait naître la terreur dans tous les états dépendants de son gouvernement tyrannique et persécuteur. Si, dans un premier temps, on avait simplement manifesté contre l’élection de Darksnow, puis pour l’abolition de la Loi des Trois Catégories, on employait désormais des moyens plus radicaux pour tenter en vain se faire entendre : kidnapping et demandes de rançon pour les opposants les plus pacifiques, tandis que les plus belliqueux se vouaient à de sordides meurtres d’une rare violence. Pour ces kidnappeurs comme pour ces assassins, pas de peine de prison à purger, mais une mise à mort irrécusable et immédiate. Le meurtre d’un intellectualisé était considéré comme le péché capital aux yeux de la Justice corrompue. L’atteinte à la liberté d’un intellectualisé était un crime qui constituait à lui seul un acte passible d’une condamnation à mort. On mettait en scène de faux procès dont lequel l’accusé n’avait aucune chance d’en sortir vainqueur. Le gouvernement intellectualisé avait la main mise sur le Tribunal, versant des pots de vin à foison aux avocats et aux juges, tirant les ficelles du procès comme on ferait danser un vulgaire pantin, avec une terrible facilité. Il ne restait de la Justice que le nom, qu’une illusion dont les plus naïfs se contentaient.
L’égalité des Hommes n’était désormais qu’un souvenir, une utopie condamnée. En cette année 2113, en ces heures sombres que connaissaient les Etats-Unis d’Amérique jadis symbole de liberté, la valeur de la vie d’un humain dépendait de ses capacités intellectuelles.
Chacun savait ce qui l’attendait s’il tentait de se rebeller contre le gouvernement, de crier à l’injustice, de se battre pour ce rêve commun de liberté. Le jugement, la mort, et peut-être bien pire. Le pays entier était sous l’emprise d’une terreur permanente, les journalistes autrefois libres d’expression étaient désormais réduits au silence, et le moindre mouvement de résistance était aussitôt étouffé au moyen d’une violence sans nom. On appelait encore le régime « République » pour la postérité, pour entretenir cette illusion de justice et de respect des valeurs humaines; car cela n’avait plus rien d’un régime républicain tel que les anciennes constitutions l’avaient édifié.
Un vrombissement retentit dans la nuit tout près de Kaylon, qui, instinctivement, se tapit contre un mur. Durant la formation militaire qu’il avait suivie depuis l’âge de dix ans, Kaylon avait appris à se faire aussi discret qu’il lui était donné de l’être. Il avait été minutieusement initié à l’infiltration, à l’espionnage militaire et savait même contrôler sa respiration et la vitesse de son pouls pour être totalement indétectable. Chacun de ses pas était soigneusement étudié, chacun de ses gestes était exécuté avec une précision remarquable. Il ne devait pas se faire prendre. Il fallait qu’il retrouve les deux hackeurs et qu’il délivre ces informations confidentielles. Il devait impérativement réussir. Échouer n’était pas une option.
Le bruit de moteur diminua. Toujours sur ses gardes, il se remit à arpenter la ruelle dans le silence absolu.
Il entreprenait de raser le mur jusqu’au bout de la rue, quand le vrombissement s’intensifia soudainement tout près de lui. Kaylon se plaqua à nouveau contre le mur frais et humide. Le véhicule était à présent à quelques mètres de lui, à en juger par l’intensité du bruit de moteur. Il avançait lentement, s’arrêtant de temps à autre, par intermittence, comme s’il cherchait quelque chose… ou quelqu’un. Kaylon prit une profonde inspiration, puis abaissa sa capuche pour cacher son visage. Il sortit une arme de son manteau et compta silencieusement les secondes pour garder son calme, tout en se préparant à une potentielle embuscade.
C’est alors qu’il entendit un chuchotement :
– Kaylon… tu es là ?
Il reconnut la voix de la jeune femme du CyberCasino. Il rangea aussitôt son arme dans son holster, abaissa sa capuche et abandonna sa cachette pour se découvrir à la lumière aveuglante des phares.
– Alexïne ? l’appela-t-il, en plaçant sa main devant son visage, ébloui.
Les yeux plissés, il devina la silhouette de la jeune femme qui descendait du véhicule. Kaylon reconnut les dimensions d’un mototaïl, véhicule hybride hydrogéno-électrique supporté par trois roues motrices affublées de pneus 16 pouces, pourvu d’un grand tableau de bord et d’une longue assise recouverte de cuir synthétique sur laquelle le conducteur et le passager pouvaient prendre place l’un derrière l’autre.
Dans sa robe de soirée turquoise, la jeune femme s’avança vers Kaylon, le casque à la main.
– Je vais tout vous expliquer… commença-t-il.
Il fut interrompu quand, sans prévenir, elle le gifla avec force.
– Ça, c’est pour avoir été aussi stupide ! s’emporta-t-elle. On a failli se faire prendre comme des débutants !
Kaylon, l’air presque surpris, porta sa main à son visage, à l’endroit qui avait accueillit la gifle. Il ne s’attendait pas à ce qu’Alexïne ait aussi mauvais caractère. Mais au lieu de s’emporter comme l’aurait fait la plupart des gens, il répondit calmement :
– J’avoue avoir quelque peu manqué d’organisation. Je vous ai mis en danger. Pardonnez-moi.
Alexïne l’étudia d’un regard étonné. Elle s’attendait à ce qu’il se défende, riposte, peut-être même lui rende son coup. Mais aucune forme d’hostilité ne lui était venue en retour. Juste des excuses et des aveux d’apparence sincères.
– Partons ! s’exclama-t-elle. Les soldas du CyberCasino doivent être sur nos talons.
« J’en doute fort… » corrigea Kaylon pour lui-même.
La jeune femme s’installa sur le mototaïl derrière Lower et lança à l’inconnu:
– T’as un véhicule au moins ?
– Bien sûr.
En disant ces mots, il porta la main sur son tempophone et l’activa.
Aussitôt, ils virent une lumière bleue apparaitre dans la pénombre, à une vingtaine de mètres d’eux. Kaylon remonta la rue à pied, se dirigeant vers la source lumineuse, de son pas aux allures militaires.
– Identification scanner, annonça une voix métallique.
Des lasers jaillirent de nulle part et bariolèrent Kaylon de faisceaux verts. En cherchant la source du scanner, Lower et Alexïne réussirent à distinguer dans la pénombre le contour de ce qui semblait être une moto. Soudain, tous les faisceaux disparurent.
– Bonsoir Kaylon, le salua la voix métallique.
Il enfourcha sa moto. Immédiatement, des lignes de LED luminescentes bleues s’activèrent, révélant une superbe carrosserie dont certaines pièces translucides laissaient voir un moteur au design propre à sa marque de véhicule de luxe.
« C’est pas de la merde, sa bécane, une Huenteï avec assistance IA… , pensa Alexïne, stupéfaite.
Suspensions magnétiques, vitesse de pointe pas loin de 400 km/h, maniabilité inégalée… Qui a assez de fric pour s’offrir ce genre de véhicule ? »
Kaylon ordonna à l’IA, en ajustant son casque tout confort sur sa tête :
– Olyn, démarre le moteur.
La moto vrombit instantanément.
– Et éteins les LED. Sauf si tu veux qu’on se fasse repérer par toutes les patrouilles du secteur.
Les lignes luminescentes s’éteignirent en une fraction de secondes, permettant ainsi au véhicule de se fondre dans les ténèbres.
– Cible le mototaïl le plus proche et déclenche l’assistance en mode convoi.
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Ils ralentirent au coin d’une rue étroite et sinueuse et s’y engouffrèrent. C’était une ruelle qui regroupait de vieilles habitations en parpaing délaissées par l’évolution de l’architecture.
Dans les années 2080, les terres agricoles américaines avaient presque toutes été remplacées par les immensités bétonnées des villes à cause de leur extension, elle-même causée par la croissance de la population aux Etats Unis. Pour préserver les dernières surfaces agricoles du pays, le gouvernement de l’époque avait fait en sorte de changer le mode de vie des citadins. En effet, en reconsidérant les prix des appartements, en finançant la démolition et la reconstruction d’immeubles dont la nouvelle architecture permettait d’optimiser l’espace au maximum ; on avait créé la mode des studios tout équipés. Chaque mètre carré y était optimisé, on n’avait ainsi plus besoin d’autant d’espace qu’auparavant dans son lieu de vie. En 2113, dans les milieux urbains, très peu de gens possédaient une habitation individuelle, si ce n’était quelques familles d’intellectualisés particulièrement aisées. Les villes ne ressemblaient désormais plus qu’à un champ au sol goudronné où poussaient d’immenses HLM et des tours qui défiaient le ciel, avec leurs milliers de vitres, qui, lorsque le soleil s’y reflétait, faisait scintiller les cités d’un éclat froid et aveuglant : bienvenue au Paradis du Béton. Bienvenue à New Virtual.
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Ils étaient dans les quartiers pauvres de New Virtual. C’était un lieu sale et délabré aux abords de la ville où quelques malheureux Belows avaient élu domicile.
Kaylon n’avait jamais vu autant de misère autour de lui.
Il avait toujours vécu au cœur de la ville, loin de la faim et de la misère, loin de la réalité impitoyable que connaissaient les américains de 2113. Le confort lui avait toujours paru accessible ; il découvrit ce jour-là le monde tel qu’il était véritablement devenu, profondément inégal, sans justice ni pitié.
Lower arrêta le mototaïl devant une vieille porte de garage décolorée. Alexïne descendit du véhicule, s’approcha de celle-ci, retira ce qui semblait être des lentilles de contact et procéda à un scanner optique. La porte coulissa étrangement bien malgré son état apparent. Lower engagea le mototaïl dans le garage.
Au moment où Kaylon allait s’y engager à son tour, Alexïne se posta devant lui afin de lui barrer la route :
– Si tu veux entrer, donne-moi tes armes. Je ne laisse pas pénétrer chez nous un inconnu armé jusqu’aux dents, surtout quand il a l’air de parfaitement savoir s’en servir.
– Toutes mes armes ?
– Oui, toutes tes armes, insista la jeune femme.
Kaylon soupira légèrement. Il descendit de sa moto – qui, par un système d’équilibrage ingénieux, tenait debout d’elle-même – et ouvrit son long manteau. Une dizaine d’armes était soigneusement rangé dans la partie intérieure du caban militaire du jeune homme. Alexïne les fixa avec surprise.
– Bon… fit-elle, s’efforçant de ne pas en être impressionnée. Passe-moi ton manteau…
Kaylon obéit avant de lui tendre également sa ceinture et son holster d’épaules, d’où pendaient quelques étuis d’armes à feu, ainsi que son « gant-bouclier rétractable » et retira de l’intérieur de chacune de ces rangers une dague de combat d’une quinzaine de centimètres.
Outre le fait que le nombre d’armes qu’il portait sur lui l’impressionna, la jeune femme ne put s’empêcher de remarquer que celui qui se tenait debout devant elle, avec sa stature parfaitement droite, ses cheveux bruns sombres et surtout cette chemise en stretch noire relativement près-du-corps le rendait, disons… pas si désagréable à regarder.
– Puis-je entrer à présent ?
Alexïne approcha la main du visage de l’homme et, d’un geste rapide, lui arracha le tempophone de la tempe.
– HAow ! s’exclama Kaylon, plus pour exprimer sa surprise que sa douleur.
– J’ai dit toutes tes armes.
– Mais c’est un appareil de contrôle, pas une arme ! haussa-t-il le ton pour la première fois depuis leur rencontre.
Remarquant ce dernier détail, elle se prit à sourire intérieurement: il n’était donc pas aussi imperturbable et mécanique qu’il en avait l’air au premier abord.
– Je crois qu’on a tout, lui sourit-elle avant d’ajouter un soupçon d’humour à leur situation : À moins que tu ne caches une ou deux lames de combat sous cette chemise ? Dois-je te fouiller ?
Le tout avec un petit sourire malicieux. Kaylon ne sembla pas saisir la subtilité de ce que venait de dire la jeune femme qu’il avait en face de lui, car il lui assura en toute neutralité :
– Ce ne sera pas la peine, je vous assure que je ne cache aucune arme blanche sous ma chemise, Alexïne.
La jeune femme, déçue par cette réponse délivrée sur le ton de l’impassibilité la plus totale, leva les yeux au ciel et se contenta d’entrer. Kaylon lui emboîta aussitôt le pas, se baissant de justesse pour éviter de se cogner contre la porte du garage qui s’abaissait automatiquement derrière son hôte.
Dans le garage, une petite pente descendait sur plusieurs mètres et finissait sous la rue, où était construit une sorte de bunker avait été reconverti en appartement souterrain. Il était composé de plusieurs pièces, la plus spacieuse étant le salon, qui reliait toutes les autres pièces entre elles. Le mobilier était moderne, tout était propre. Rien à voir avec ce que l’on pouvait trouver à la surface, les rues sales à l’abandon, les habitations aux fondations branlantes, aux murs fissurés et couverts de graphes. Dans l’appartement souterrain, Lower et Alexïne avaient installé quantité d’écrans et de spots qui répandaient leur halot de lumière colorée dans la salle, créant une ambiance apaisante, presque narcotique, bien différente de tout ce que Kaylon avait pu connaitre jusque-là. Une atmosphère chaleureuse qui contrastait avec l’univers froid et austère dans lequel il avait grandi. En face du long sofa, sur une grande surface de verre incurvée, un système holographique projetait une scène de vie sous-marine, des poissons exotiques nageant entre des récifs de corail hauts en couleur. Un spectacle à la fois impressionnant et magnifique, sans doute réalisé en images de synthèse, puisque la plupart des spécimens que l’on pouvait y voir n’existaient plus, conséquence de l’extinction massive d’espèces qu’avait provoqué la pollution des mers à l’échelle planétaire.
– L’alimentation des réseaux électriques a été coupée dans cette partie de la ville, remarqua Kaylon à l’intention de la jeune femme. Comment vous fournissez-vous en énergie ?
– On a installé des récupérateurs d’énergie solaire sur les toits du quartier. Après, avec un ami, on a retapé le circuit de distribution, et on s’est juste branché dessus.
– Ingénieux… commenta Kaylon. Mais comment avez-vous obtenu assez de récupérateurs pour alimenter toutes vos installations ? Cela doit coûter une fortune…
Il tourna la tête vers elle et vit sur le sourire qu’elle fit apparaitre sur ses lèvres que leur prix n’avait pas vraiment d’importance.
– Je vois. Vous les avez volés.
Il se tut un instant puis planta ses yeux dans les siens en ajoutant :
– La société SunGie Empire ?
– Ces connards ont le monopole quasi-mondial sur les récupérateurs et les convertisseurs énergétiques. C’est pas la disparition de trois douzaines de ces dispositifs qui vont les mettre à la rue !
Lower réapparu pour remplir de graines une mangeoire à oiseau, suspendue au plafond par un anneau en métal. Aussitôt, un beau petit perroquet à gorge rose et aux plumes grises traversa la pièce en planant pour se poser sur le bord de la mangeoire.
Réalisant soudain qu’elle divulguait beaucoup d’informations incriminantes à un inconnu, Alexïne se ravisa et reprit un ton plus ferme :
– Bon, maintenant assieds-toi. Je vais t’offrir un verre, et toi tu vas enfin nous dire ce que tu nous veux.
FIN DU CHAPITRE