Carthage Chaos Chapitre 1

5 mins

I

Elle était une jeune femme noire, perdue au milieu d’une multitude habitant la téralopole de Carthage, et à son propos, il s’agit d’un point de vue. Mais il est aussi possible de la décrire à travers le prisme de ses vêtements, comme une jeune femme noire habillée d’un long manteau thermo-régulé couture qui la couvrait des chevilles au menton, et coiffée d’un bonnet en forme de virgule – la dernière mode hiver/hiver éternel sévissant à Carthage. Ses lunettes aux verres irisés finissaient de la dissimuler, si bien que le seul élément organique encore visible consistait en sa bouche, charnue, ornée au coin de la lèvre inférieure d’un piercing minuscule. Dans son long manteau de marque, elle ressemblait à une apparition. C’est ainsi qu’elle désirait qu’on la décrive; elle s’était payé ce manteau thermo-régulé aux lignes de cathédrale dans ce but. Plus qu’un un vêtement, il s’agissait de « sa pièce maîtresse », au prix si exorbitant qu’elle avait dû brûler ses deux premiers cachets simplement pour qu’on ne la juge pas telle une jeune femme noire, perdue au milieu d’une multitude habitant la téralopole de Carthage, et ça fonctionnait plutôt bien. Il était impossible de la définir au premier regard. Peut-être faisait-elle partie des classes supérieures ? Qui passait leur vie dans les derniers étages des méta-buildings luxueux, ces monolithes étirant leurs têtes par-delà les nuages… Ou peut-être n’était-elle qu’une parvenue, péniblement extraite du bouge où elle était née dans les niveaux négatifs, sous les trottoirs de la Téralopole où la statue du Christ Rédempteur se tenait les deux bras grands ouverts, afin d’embrasser le Monde, ou le peu qu’il en restait… Au premier coup d’œil, aucun n’aurait pu savoir d’où elle venait – encore que, pour arriver à cette conclusion, il aurait fallu s’en poser un peu à son sujet, des questions. Ce n’était pas le cas de son interlocuteur en ce jour, l’employé de la corporation T-Ret22, une entreprise de courtage en sécurité privée – l’homme terne en chemise-cravate assis de l’autre côté du bureau, d’où elle venait et où elle rêvait d’aller, il n’en avait rien à foutre.

 ” Notre client se fait harceler, du moins… Son avatar se fait harceler, depuis plusieurs semaines.
– Se faire harceler, c’est pas la raison pour laquelle tout le monde prend un avatar ? “

L’homme leva les yeux au ciel.
” On ne parle pas du genre d’avatar que quelqu’un comme vous pourriez avoir. Il s’agit de son avatar professionnel. Nos équipes info n’ont rien trouvé sur l’identité du harceleur, rien sur ses localisations ou connexions. Il passe à travers les pare-feux mortels sans même ralentir. Il bouffe du SSI et des données sécurisées à la pelle. Il n’est pas humain, du moins… C’est ce que prétendent nos spécialistes. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, parce que notre type n’est pas si malin : il s’est compromis. Le corbeau s’est introduit physiquement dans l’un des appartements de notre client.
– Pourquoi votre client ne s’est-il pas adressé aux flics ?
– Il n’y a pas eu d’effraction, les serrures sont de vieux machins pas aux normes, l’immeuble n’est pas sécurisé… Dans l’appartement, l’auteur ne commit aucune dégradation. Hormis l’intrusion, et selon le point de vue de l’administration, le délit n’est pas évident. Mais notre ami s’est fait choppé en sortant par un drone de marketing proactif. Donc, nous savons à quoi l’oiseau ressemble. Toutes les données concernant le dossier sont là-dessus. ”

L’employé allongea le bras par-dessus la paperasse électronique pour lui tendre une microcarte, Glitch sortit son vieux lecteur. Si l’objet solide, sordide et bon marché trahissait son cruel dénuement en matière de bio-équipement, Glitch refusait de considérer l’antique machine comme une marque de faiblesse, au contraire. Il s’agissait de sa signature, au même titre que son thermo-régulé couture. Glitch n’avait besoin d’aucun implant puisqu’elle ne comptait pas devenir une crevarde travaillant pour le compte d’une compagnie. Ce qu’elle désirait vraiment, être la donneuse d’ordres, celle qui commandait aux crevards à implants. Les données s’affichèrent sur son minuscule moniteur vert baveux, elle y jeta un coup d’œil distrait, quand une ligne la frappa si fort qu’elle eut du mal à refermer la bouche.
” Quarante mille ? C’est le montant de ma commission ?
– Uniquement si vous nous livrez l’identité et la localisation du fantôme. Notre client possède les moyens de se montrer impatient. Je ne vous le cacherais pas, nous avons mis du monde sur le coup. Le premier qui nous le livre gagne la coupe. “

***

De retour à la rue au niveau +4, Glitch considéra la luminosité métallique ambiante et décida de s’activer avant qu’il ne se remette à pleuvoir du glacial. Elle envoya un message de son moniteur à son contact, puis établie un itinéraire sécurisé, en express aérien uniquement. Pour des raisons de sécurité, il n’était plus question d’utiliser le métro souterrain quand vous portiez du thermo-régulé de marque. Dans la station, une femme hurlait à répétition « Laissez Jésus vous guider sur le droit chemin !”, dans les couloirs ça se pressait en tout sens, ça s’agglutinait devant les portiques des scanners de sécurité où des bras par-dessus des têtes soulevaient des paquets, ou des enfants. Glitch mit ses écouteurs, monta le volume, puis se colla à un dos humain, prête à avancer au rythme de la masse informe de la foule, à petits pas. Une fois installée dans le wagon, sa ceinture de sécurité enclenchée harnachée au siège, elle observa les passagers de la rame avant de sortir son moniteur. Peu importait si cette ligne était sensément placée sous le contrôle de l’Administración de Seguridad, et si son petit appareil valait que dalle, à Carthage, fallait jamais baisser sa garde. L’écran s’alluma d’un bip faiblard, son contact lui confirmait sa disponibilité pour un rendez-vous imminent – comme s’il avait pu en être autrement. Glitch rouvrit le dossier, et contempla l’image captée par le drone. La silhouette de l’homme était informe, un blouson en vinyle aux couleurs vomitives, et dessous sûrement, un tas de couches de vêtements superposés afin de résister au froid. Elle zooma sur son visage osseux, il était jeune, dans la vingtaine. Des mèches blondes dépassaient de son bonnet… Elle zooma encore sur ses yeux… Un regard bleu et décidé, quelque peu désabusé… Il ne ressemblait pas à un hacker de génie, et il ne s’agissait pas d’une conclusion due à son look de paumé qui trouverait ses fringues dans des poubelles, ou dans les niveaux sub-zéros de la ville, mais au fait qu’aucun hacker, même le plus minable qui soit, ne se serait fait piéger par un vulgaire drone marketing, pourtant… D’après le dossier, ce type qui ne ressemblait à rien et ressentait sûrement le froid et la faim, ce type était capable d’harceler un vieux de la haute en passant à travers tous ses systèmes de sécurité… Glitch s’arracha au lecteur, et observa la ville, à travers la baie vitrée. Devant le rail amorçait une courbe sur la gauche. Une illusion d’optique fit craindre qu’il ne transperce un nuage d’aérocabs en suspension avant de s’écraser entre deux métabuildings, mais non, cela n’arrivait jamais. L’express longea une série d’hologrammes publicitaires, quelqu’un toussa fort dans la rame, quelque chose ne collait pas. Une anomalie se cachait dans l’histoire vendue par l’employé de la corporation. Comme le montant de la prime, exceptionnellement élevé pour ce genre de boulot. Le type sur son moniteur, peut-être était-il un paumé payé dans le but de mettre un visage sur le corbeau, mais payé par qui ? Et si une corporation ou une quelconque organisation se cachait derrière les attaques virtuelles, pourquoi procéder de manière si compliquée ? Cette histoire était incompréhensible, donc puait le danger. Le client en savait plus qu’il le prétendait, c’était obligé.

 Il y eut un chuintement, et la porte de la voiture s’ouvrit sur un automate de sécurité. Instinctivement, tous les passagers retinrent leurs souffles. L’automate n’était pas le modèle humanoïde gigantesque au buste clipsé de dizaines d’armes, il s’agissait du petit quadrupède, une machine dont la vision évoquait vice et dangereuse imprédictibilité; la main de Glitch se crispa sur son moniteur. Elle détourna le regard, se plongea dans la ville, au bruit des servomoteurs l’automate remontait l’allée centrale, il s’arrêta à sa hauteur. Alors que le train ralentissait à la proximité d’une station, apparut derrière la baie vitrée le visage féminin gigantesque d’un hologramme. Ses lèvres aussi hautes que le wagon, Glitch écouta sans l’entendre la voix féminine de la publicité s’exprimer dans une langue inconnue, à travers les hauts-parleurs de la rame. Un rayon vert se refléta dans la vitre, l’automate de sécurité scannait son visage, et Glitch se demanda quelle était la raison de sa terreur, ce sentiment glacé que tous ressentaient à proximité de ces machines, même lorsqu’on n’avait rien à se reprocher.

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