6. Lettres gabonaises, les bonheurs légers

4 mins

Lumière de cuivre des lampadaires qui tissent des toiles et fils entre mes cils et quelques éclats de reflets jaunes.

Puis contre le jour, une poussière est levée sous les phares huileux d’une auto, suspension blonde de l’air qui soudainement est prise par un flottement, une flore de tison, un bruit noir et sourd de moteur qui l’accompagne.

Enfin, la touche chaude du crépuscule me vient droit aux yeux. Le ciel entièrement consacré à des chatoiements mauves, l’esquisse cotonneuse animées de griffes violettes et s’étirant de loin en loin contre la feuille de l’horizon, le grand geste imperceptible du déclin lumineux qui danse vers son néant, tout cela après quoi je cours d’une foulée torrentielle et génératrice de son propre vent de fraicheur, et même, sur le fleuve le reflet de cette améthyste d’un soir encore et toujours impalpable et infusé de résonances, ces choses que mon petit esprit se plait à vêtir du mot divin, les voilà qui me portent une étincelle de quelque vie en moi-même, un éveil, une chance.

Et qu’importe la fugacité de leur présence, quel que soit le vide vers lequel ils retournent et leur illusion de beauté, d’unité ou d’absolu dans leurs teintes, je dois me laisser transpercer par la saveur et la passion qu’ils me délivrent et que je sens m’animer d’une petite ronde heureuse.

A cet instant écarté de tout idéal à consommer, je me vois néanmoins comme un œil grand ouvert sur le témoignage du monde.

Je me dis, un peu simplement mais pourtant lucide : voilà un petit bonheur. Ce petit bonheur tout simple s’ajoute à tous les autres que j’ai un jour cueilli, et je crois que ce sont eux par lesquels je peux enjamber l’obscur vide et l’absurde qui me lient à la terre par la pesanteur. Si ma position dans cet univers est un pacte signé par lui-même et seulement, je vivrais, et quel que soit le vide qui l’occupe et le gouverne, en mettant ma joie dans les petits bonheurs qui chaque jour s’y égrènent.  

L’enfant africain

Il s’en va par habitude au sein de sa montagne,        
              cette étendue montueuse criblée de rocs éblouis
et sur la terre de sable ses orteils lèchent leur propre ombrage.

Il y a – partout – le vase jaune et désuni du désert,
L’ombrescence que les pierres massives tendent au soleil,
                          et, en définitive, le rimmel net de sa silhouette
comme l’arbuste torse, aux branches noires et sèches,
             parmi lesquels il se confond et s’efface,
                          se ressasse
dans un corps-à-corps contre la terre.

Les chemins se succèdent et maintenant qu’il gravit la colline
     il trouve ses chèvres blondies de lumières qui paissent,
             lèvent une poussière en frottant de l’ongle les formes sèches
et leurs ombres chaudes semblent ne plus suivre les corps.

Sur la pierre il place le moucharabieh d’un tapis comme un nuage frais
              et on le voit qui s’assoit sur le reflet d’une ombre dansante,
                          faire corps avec le jet flottant de l’ombrelle,
                                 puis se laisser diluer et bercer, et fondre de fraicheur.
    
Cependant que le treillis frais se damasquine de lueurs chaudes,

             son œil est attiré dans le coin vers un pli sombre avoisinant
d’où il se sent monter en lui cet accent singulier du guerrier.
    
                Du pas sensuel qu’il avance,
                         on n’entend rien que le frisson de l’empreinte sur le sable,
                                         foulée douce et aérienne qui le porte au seuil du                                                pli sombre,
c’est là que son regard en perçant au travers aperçoit un corps endormi
         encore enveloppé d’une haleine aigre et sauvage.

             Il tend ses deux paumes vers la forme palpitante et, l’enserrant,
                     ose la tirer premièrement de ses bras sveltes et nervurés,
mais la masse n’oscille point d’un centimètre, lourde d’une graisse épaisse.
                 Alors il saisit la corde de fibres épinglée à sa ceinture,
                           il corsette le corps qui se raidit sitôt d’un grand muscle                                      uni,
puis l’enfant tout mouillé de sueur se retire en arrière d’un seul geste,
                         d’un seul saut qui le porte à une souche noircie de                                                                                                      brûlures.
                                      Sur cet ébène enraciné à même la fleur du monde, le voilà qui tresse un nœud,
haletant pour autant de perles qui de son front ruissellent et sur l’igné du sol se dissolvent.
                         Il tire fort sur le cordage afin d’en serrer la fibre écrue
d’un bras contenant étonnamment déjà la force, la gravité
d’un père prêt à se tenir droit.
                         En lui est scellé désormais cette inflexibilité propre à celui qui se doit
                                   de tenir debout.
Et la bête est tenue maintenant.

Alors l’enfant se met à ruer. D’une large impulsion

                                      il enjambe la colline, cours, jette une paire de pattes de félin des sables, louvoie de minéral en minéral.                
                                                  En descendant il dessine un trait d’or et de                                                         poussière qui incline

                                    vers l’aval
jusqu’à son village.

Dans cet amas de cases, il tire instinctivement une porte grinçante            
                                 elle ouvre sur un parfum de terre fauve et de tanière,

une pièce percée d’un trou par lequel filtre une lumière d’ambre      
              une ossature intérieure émanant une résine sèche,
              comme un fagot dont le fil s’ensoleille.
Et, comme s’il aspirait à parfaire la composition de sa scène,
à susciter un poussiéreux mysticisme sous les lumières convoquées
                                                                                                 en éventail,
            un aïeul, fixé comme un chêne sur sa sellette, écarquille grand son orbite oculaire.

Il se lève et on les voit soulever ensemble sur la colline leurs silhouettes.

                      Maintenant ils arrivent tandis qu’invoquant une brise                                 poussive,
la colline reste tendue dans les bêlements roides du troupeau
                  et le profond silence des sables en est ému.

                                                      Le vieil homme et l’enfant sont liés
                                                      d’une connivence qui les rassemble,
                                                      d’une altérité si vaste qu’on ne peut nier,
                                                      dans la naissance et dans la mort,
                                                      ce même sourire qui les rapproche.

Lorsqu’en s’approchant de la bauge et de la corde
             ils trouvent, amusés, l’animal tapi,
son échine hérissée d’épines aigües comme une forêt de candélabres,    
                                       l’ancêtre tend le cou en plissant les paupières,
                                       pénétré d’un éclair qui semble traverser son âme
            il dit au garçon :
                   « Petit homme est courageux. »

Car l’âme de l’enfant, lorsqu’il sauta sur le porc-épic,
ne fût pas soucieuse de la corpulence de sa proie
il pensa plein de lueurs à sa famille et son grand-pa :
                          ce soir, le village allumerait un grand bûcher
                          et le crépuscule serait témoin premier de ce fanal
                                                                                                                   isolé
                                        au fond des immensités de terres, au fond
                                             des cœurs des hommes qui célèbrent
                                                                      enfin
                                                            chaque simple occasion
                                                                    de vivre.

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