Un car de nuit pour l’enfer – Chapitre 1

7 mins

Car3 – Chap 1 Bloc 1 Beat 1 – Story A

Tension Désir Peur – Les Saint Sisters

Le car de nuit 

Jour 1 – 15 Octobre 1952

1786 mots

Bloc 1 – Introduction à la vie ordinaire du protagoniste

Beat 1 – Tension Désir – Peur, Fausse croyance, Zone de confort

On ne choisit pas qui nous attire, encore moins qui nous rebute. Dans la poursuite de nos désirs, nous nous débattons à coups de séduction et de triche, il nous arrive même d’abîmer l’objet de notre amour. Accorder sa confiance, c’est donner à l’autre le pouvoir d’abuser de notre naïveté, au mieux, c’est se rendre vulnérable à ses faiblesses.

     Gerflynt Glåss avait vingt ans. La môme tira sur le pan de sa robe pour montrer le fer vissé à sa cheville.

     « Toi, je t’ai à l’œil, » grogna le maton.

     Un sifflement déchira l’air du matin. Sous les étoiles naissantes, les cohortes de forçats liées par une chaîne de pieds défilèrent dans la cour, direction le portail Ouest pour prendre par le chemin de fer. Les femmes, moins nombreuses, obliquèrent vers le Nord où se trouvait une grange.

     « Mon premier amour a essayé de me tuer, le second m’a envoyée en taule, les choses s’améliorent, » pensa la jeune Gerflynt alors qu’elle marchait au pas avec les filles de la chaîne. Son admission au clan des Saint-Sisters avait amélioré l’ordinaire, elle mangeait à sa faim, mais cette appartenance compliquait son dossier, sa peine ne cessant de s’allonger au fil des punitions.

       La dissuasion du crime par le châtiment était le mot d’ordre du Directeur de RavenHills. Dans les faits, l’arrivée encore récente du bonhomme ne changea rien à ce cloaque disciplinaire oublié dans les boues de la Hudson River. Cet endroit centenaire avait toujours été le fond de chaudron où l’on brisait les caractères et on sapait le moral, bref cette prison était le dernier cachot des mutilés de la vie, le lieu où toutes traces de bonheur mourraient au pied de ses murailles.

    Comme à l’habitude, la dernière position de la chaîne était occupée par la chef des Saint-Sisters, un clan dirigé par Siobhán, la fille du caïd Crippen McGuinness.

— Il faut distancer les salopes de Harlem, lança-t-elle.

     Un signe et Larry Olson, le maton de service des McGuinness, ordonna l’arrêt. Képi au sol, le gringalet se prosterna pour défaire la chaîne de pied de Madame et lui offrir de monter dans la Jeep.

     Fiona McGuinness, la sœur de l’autre, se fit meneuse de claque. Sous sa direction, la chaîne se dirigea vers les herbes hautes où la progression prit rapidement l’allure d’un combat rapproché. Chaque racine, chaque roseau ancrait les chevilles à la terre, la chaîne de pied labourant le reste sur son passage. La doyenne du groupe, une amatrice de poison à rat, se mit à cracher sérieusement.

— Ma pute ! souffla la vieille écorce, c’est la Sainte Idiote aujourd’hui.

— Brochet ! Donne-moi ton sac.

— Occupe-toi de ton cul, Pétasse ! Un an, jour pour jour, que tu nous égayes avec tes manières à la Haute. Mais heureusement, tout ça va changer.

     Le rire gras de la vieille eut l’effet d’une mauvaise morsure au thorax. Gerflynt comprit que la traversée de la zone tirait à sa fin lorsqu’elle encaissa une branche d’aubépine fouettée par Bridget, la fille devant. Quelque chose fermentait chez les Sisters, cette salope, comme toutes les autres, n’avaient cessé de chuchoter à travers les barreaux de sa cellule.

     Dès la sortie du marécage, les Saint-Sisters se jetèrent sur la pente à coups de griffes dans la terre noire. Brochet allait y passer. Gerflynt provoqua l’arrêt, question de replier la vieille sur son épaule. L’ascension reprit de plus belle mais ce transport lui imposa un sérieux problème de cadence. Fiona McGuinness, aussi éclairée qu’un fond de tunnel, eut un moment de grâce quand elle cessa de tirer sur la chaîne pour se retourner et voir ce qui entravait la montée.

— Gerf ! Si tu joues à la Sauveuse-notre-vierge-Marie, arrange-toi pour suivre. Et fais attention au Débris, j’en ai marre de ramener des cadavres.

     La montée se fit à coups d’insultes, de chutes et de traction vicieuses. Parvenues au sommet, les filles de la chaîne se laissèrent tomber à bout de souffle dans l’herbe mouillée. Les robes uniformes étaient en lambeaux, les chevilles enflées et noircies alors que les visages étaient couverts de boues. Pendant un moment, plus rien ne se passa.

— Nous sommes sur le plateau ? demanda Gerflynt à genoux les coudes dans l’herbe. La môme souffla sur une mèche de cheveux.

    Au loin, le soleil entaillait l’horizon. Le dôme central du pénitencier émergeait de ses murailles comme une chevelure barbelée enfoncée dans la honte. L’enceinte de béton, ponctuée de miradors, s’étirait pour disparaître dans les brumes dorées de la Hudson River. Les images d’une vie encore toute récente se bousculaient. Le vol d’un luminaire sur un transatlantique lui avait coûté une année ferme au lieu d’un simple avertissement. Impossible d’obtenir la clémence du juge, la seconde sentence pour importation d’héroïne ne laissait rien à espérer.

   L’écho des autres cohortes dans le lointain lui colla un frisson de terreur.

— Ça sent pas bon, râla la vieille à ses côtés.

— L’endroit parfait pour les règlements de comptes, répondit la môme.

     Le grognement dans l’air du matin annonça la Jeep. Fiona fut la première à se relever.

— Allez, fainéantes ! Faut qu’on soit en position pour l’accueil. Va y avoir de l’action !

    Les femmes ramassèrent leurs outils et reprirent la marche au pas cadencé. Un sentier de terre, fouetté par un siècle de chaînes, guida la cohorte jusqu’à une frange de joncs bordant un étang dont le miroir reflétait une jolie grange peinte en rouge. La porcherie et son réservoir à purin se trouvaient à l’arrière.

    « Heut ! Heut ! Heut ! …Stop ! » hurla la meneuse de claque. La jeep de service ronronnait drapée dans son odeur de diesel. L’officier Olson éteignit le moteur.

    Siobhán, la fille du Caïd Crippen McGuinness, descendit du véhicule pour contempler ses loqueteuses. Une chiquenaude et sa cigarette se perdit dans l’herbe du matin. Ce regard solennel n’annonçait rien de bon.

     « Sisters ! Les Italiennes sont pressées de nous remplacer. Y’a pas mieux que cette fosse à merde pour laisser notre marque.

— On ne va pas se battre là-dedans ? demanda Gerflynt.

     Le lisier dans sa fosse, barbotait comme une croûte vivante. Des bulles éclataient avec mollesse, libérant des émanations fétides dans la fraîcheur de l’air.

— Je veux du sang, Gerf.

     L’Irlandaise s’approcha. « Tu vas me donner cette putain de Furiosa. Tu lui fends le crâne à coup de pelle. Je veux du propre, du rapide. Remercie-moi. Je n’accorde pas ma confiance à la première venue, alors si…

— Pas question !

    La chaîne des Saint-Sisters se tendit raide comme une ligne de force. Bridget, la fille devant, tourna la tête. « Gerf ! On ne refuse rien à Siobhán.

— Alors toi, vas-y !

— T´as menti Gerf.

— À propos ?

— T’es pas une trafiquante. Tu l’as jamais été, t’as pas le nerf.

     Bridget caressa le tranchant de sa pelle. Voilà que ça recommençait.

— On t’a jamais vu avec de la cam. Si t’en as entré à RavenHills, on a rien touché. Sauf pour les ritals, où c’est plutôt le festin.

— Putain Bridget ! On m’a utilisée comme passeuse, je l’ai dit cent fois.

— La vérité, c’est que t’étais maquée par un Italien.

    Gerflynt grimaça de haine. Remettre la môme dans son purin personnel n’était jamais une bonne idée. Les choses avaient dérapé après que la jeune américaine ait échoué son noviciat à la maison généralice de Marseille, la fréquentation d’un italien ayant entraîné son renvoi dans sa terre natale. Sa vie s’était arrêtée au port de New York, pour quelques briques d’héroïne en trop.

     Un conseil, ne jamais prononcer le nom d’Enzo Falsetti.

     Gerflynt toisa les Sisters. L’affaire semblait sérieuse. Même Brochet, la reine des ragots, se permit un commentaire.

— Gerf, faut dire à qui t’appartiens, sinon y’a pas la confiance.

    Les tabloïds avaient fait un festin de ce qu’ils avaient appelé la trahison de la délinquante du Lower East End, sauvée de la rue par les religieuses, redevenue escorte de luxe le temps d’une traversée. Le Daily Mirrors, un canard aux articles frelatés, avait plus que les autres, trouvé le chemin des ventes en associant les nonnes américaines à la filière de drogues. L’évêque du diocèse avait dû s’en mêler.

    Siobhán McGuinness lui ramassa la tignasse.

— Je t’ai pourtant toujours considérée comme mon héritière.

— J’ai plutôt entendu misfit sans espoir et loner incapable, mais bon, c’est la saveur du jour.

    La chef des Sisters esquissa un sourire fin.

— Les avocats de P’pa ont terminé, poursuivit-elle. Fiona et moi sabrons le champagne demain dans la limo. Bridget et Shona ont mérité une place dans le coffre pour services rendus.

— Mais je n’ai jamais été mise au parfum !

    Aucune réponse.

— Vous provoquez une rébellion et vous me laissez seule avec Brochet pour en prendre plein la gueule ?

    La vieille épave s’étouffa dans ses sécrétions mais Siobhán ne lui laissa pas le temps de parler. « Brochet est transférée à Alderson. Nous avons négocié un pénitencier de luxe pour ma grande et bonne amie, » souffla l’Irlandaise.

     La chef des Sisters augmenta la torsion sur le scalpe. Gerflynt serra les dents.

— C’t’une question d’honneur, Gerf.

— Partez, je m’arrangerai.

— Frappe cette putain de Furiosa.

— Je ne tuerai personne !

— Tu rêves de laver les nonnes de ton p’tit scandale ?

     La môme sentit ses yeux se remplir de larmes.

— Je préfère qu’on m’oublie. Ça vaudra mieux pour tout le monde.

— Je sais mieux que toi ce dont tu as envie. Dehors, t’as un compte à régler et quand tu sortiras, je serai ta seule chance. Il te reste combien ?

     La vérité était crue. La nouvelle loi sur les narcotiques, votée de nuit par le Congrès en juillet 51, imposait des sentences incompressibles. L’irlandaise raffermit son emprise, la môme grinça de douleur.

— Cinq ans ferme, mais y’a les autres charges.

— Pfftt… T’auras donné tes meilleures années. Ta place sera au trottoir, et encore.

     La torsion du cou augmenta.

— Donne-moi la Furiosa et je te sors d’ici.

— C’est trop risqué, je te dis. La presse va reprendre son cirque. Je vais refaire la première page avec tout le bazar de l’Anté-Vierge, de la maîtresse du Satan et de sa cohortes de suppôts. Un scandale de plus et ma Mère perdra son titre de Supérieure, sa communauté, ses donateurs, toute son œuvre sera anéantie à cause de moi.

— Ça ne te concerne pas.

— Mais si ! Je lui dois la vie…

— C’est à moi que tu dois la vie !

     Le pied de Siobhán McGuinness entra comme un bélier. La môme tomba le visage dans la boue.

— Elles arrivent ! lança Bridget.

     Les outils dressés comme des lances, la chain gang des italiennes labourait la terre, l’énorme Furiosa battant la mesure en première botte. L’officier Olson n’était nulle part en vue. Gerflynt se releva et ramassa sa pelle. La chaîne se raidit, les Saint Sisters hurlèrent.

 

             

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2 Commentaires
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Micaël BÉDÉE
1 année il y a

Hâte de connaitre le destin de Gerflynt.
Elle ne peut pas commencer + bas pour débuter son ascension sociale…

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