Sous l’éclat bienveillant de Mama’Lune, ses grosses bajoues luisantes de miel d’étoile, tout le monde se rassembla autour du grand âtre, cœur battant dans un univers de ténèbres et d’éclairs blancs, afin d’entendre Garlik. La sorcière, avide d’attention, s’amusait avec la patience, effritée par l’ivresse et la fatigue grimpante, de son auditoire, tirant de longues goulées sur sa pipe, recrachant la fumée aux visages crispés de bonheur de ses invités et vierges de chagrin de ses enfants. Le silence bercé par la bise s’enroba d’une puissante voix graveleuse évoquant le chant rauque et chuintant du torrent.
« Tout le monde m’entend ? Tout le monde m’écoute ? Rebouchez vos gourdes et ouvrez grand vos esgourdes, car je vais à présent vous narrer un récit précieux, un conte périlleux, source de maints folklores à travers les âges. Cette histoire porte autant de noms que l’on compte de versions : La Légende des Deux Soleils, Le Chant du Trépas de l’Ancien, Le Conte d’Écailles et de Torses Velus. Et c’est lui mon préféré. Lui que je vais vous conter. Entendez. Écoutez.
« Bien avant la naissance des mortels, du temps où deux soleils brillaient de chœur dans le ciel, une sombre puissance tyrannisait le bois-monde : certains parlent d’un serpent géant, d’autres d’un dragon à la longue queue et aux ailes atrophiées. Quelle que fût sa nature, le monstre fut vomi des entrailles de la terre par la Gueule d’Abîme. Les géants de la terre, seigneurs de l’ancien monde, menèrent une guerre féroce contre l’engeance ténébreuse. Beaucoup périrent, des tribus entières furent dévorées par le Grand Écailleux. L’Abject Ver Rampant engendra une nombreuse progéniture, un flot de rejetons maudits qui envahit l’ombre des grands arbres. Le bois-monde s’embrasa, et hormis quelques bosquets, se trouva réduit à un désert de cendres et d’ossements. Les dieux se terraient de peur dans leurs palais dorés, à l’abri derrière leurs épaisses murailles de nuages tandis qu’en bas, sur terre, l’orage faisait rage. Un seul d’entre eux osa descendre pour tenir tête au lézard-tyran. Brave d’entre les braves, il apparut aux géants qui le reconnurent comme leur roi et lui accordèrent leurs prières. Le roi des géants unit toutes les tribus de la terre qui se postèrent sous sa bannière et firent front face au Bourreau des Astres.
« La bataille du Dernier Soleil fut le plus grand cataclysme que connut le monde ancien dont il sonna le glas et marqua la naissance du nouveau. Un fracas glorieux, source intarissable d’amour et d’amitié, mais aussi un déchaînement d’horreurs innommables. Les fleuves charriaient des monceaux de sang jusqu’aux océans dont les eaux souillées se mirent à bouillonner, se changeant en nuées mortelles et tornades de vapeur brûlante. Le drap bleu du ciel s’embrasa de rouges étincelles, et les pieds des dieux tremblèrent sur les planchers de marbre fissurés. Les courageux géants par millions périrent face aux légions de rejetons de l’Immonde Écailleux. Leurs corps éventrés formèrent une montagne au sommet de laquelle se tenait leur roi, son épée fêlée, brandie à la gorge du Serpent. Les anneaux du monstre saignaient de nombreuses plaies infligées par l’impétueuse lame, forgée aux feux des deux soleils par les illustres dieux-forgerons. Terrifié, rendu fou par la colère et la douleur, la Créature de l’Ombre bondit dans le ciel dans un dernier élan de rage et goba d’une traite, entre ses vastes mâchoires, l’un des astres jumeaux, dans l’espoir de se revigorer et de vaincre son ennemi ; mais le Roi Abominable fut incapable de soutenir l’énergie irradiante et mourut dans une explosion si démentielle que l’onde de choc déchira la voûte céleste et bouscula le socle de la terre, l’éloignant de l’étoile orpheline. Le bois commença à péricliter faute d’assez de lumière pour nourrir son corps luxuriant. Des larmes de géants, dit-on, naquirent des mers nouvelles et des océans neufs. Des déserts noirs émergèrent une végétation timide qui, au fil des saisons innombrables, grandit et prospéra, mais sans, hélas, jamais égaler la splendeur du bois-monde des origines.
« Des nids du Serpent, disséminés dans le giron des ténèbres, les géants survivants menèrent la traque, tuant un à un les rejetons de l’Immondice, mais ils n’étaient plus assez nombreux. La bataille du Dernier Soleil leur avait arraché un lourd tribut, si lourd qu’ils ne purent jamais s’en remettre. Ils pleuraient leur divin roi, mort de ses blessures, consumé par le venin du Mal. Les derniers d’entre eux disparurent, incapables de survivre au monde nouveau qu’ils avaient aidé à façonner. N’écoutez par les langues mensongères des trolls qui prétendent avoir chassé et tué les derniers géants. Car nulle race de ce monde à la peau veloutée ne saurait prétendre rivaliser face aux seigneurs des temps jadis, pas plus qu’un doigt boudiné ne parviendra jamais à déboulonner une montagne, même branlante. En revanche, il n’est pas fou de croire aux chants des confins, selon lesquels la race trolle serait née des carcasses des géants, dont les entrailles auraient ensemencé la terre et donné naissance à la première incarnation de Gra’Mama. Imaginez selon votre souhait. Pour ma part, je préfère cette version de l’histoire.
« Après la mort du Frère Aîné de notre Soleil, les cloches d’un nouveau monde sonnèrent sur la nécropole de l’ancien. Puis le rejeton commença à vieillir, et de ses rides naquirent d’autres rejetons, dotés d’un unique cœur mortel faute d’avoir tété aux seins des deux astres étoilés. Et parmi ces jeunes races se tenait l’humain, encore voûté et titubant sur ses deux jambes, qu’il ne tarda pas à maîtriser. L’humanité entretenait des corps fragiles mais qui abritaient un cœur unique mais fier et un esprit lent mais tenace. La jalousie rongeait hélas ce cœur et cet esprit ; une jalousie à la hauteur d’une ambition démesurée. L’humain nourrissait un rêve, celui de dépasser sa mortalité en taillant le monde nouveau-né à son image. Depuis ses prémices, la race humaine, qui se nomme civilisation, a parcouru un long chemin creusé de maintes ornières. Non content d’avoir repoussé les limites du bois-monde, qui autrefois ne connaissait nulle frontière, l’humain a enchaîné la terre à ses désirs ; désirs qui se muent en caprices dans la bouche de ses enfants. Mais c’est ainsi que s’effectue la marche du monde. Le Fléau Suprême d’Antan n’est même plus un souvenir dans les esprits, ni même un conte récité dans les chaumières. Tout au plus survit-il dans la peur innée des bêtes à écailles. Quant aux géants, ils demeurent dans les mémoires et traversent les ponts des générations qui se succèdent. Leurs carcasses, encore visibles malgré l’appétit des éléments, reposent à la vue des curieux. On peut encore contempler la montagne des géants morts durant l’effroyable bataille, et à son sommet trône le squelette inébranlable de leur roi, devenu pierre, drapé de lichen et de givre. Le seul arbre qui pousse sur le mont funeste se situe à son pinacle, planté par les dieux honteux en l’honneur de leur frère mille fois plus brave qu’eux, plus glorieux dans la mort qu’il ne fût durant son vivant.
« Voilà. Je plante là mon récit. Je déteste les conclusions. Pour moi, une histoire ne s’achève jamais, et l’instant de sa narration appartient à son continuum. À vous d’en choisir la fin si cela vous chante. » La conteuse attendit que les pensées se tassent et s’octroya une longue bouffée sur son instrument fétiche.
« Et les dragons ? trancha dans le silence crépitant des flammes une voix aigüe, celle de Tête-de-Pie.
─ Quoi les dragons ? glapit Garlik en crachant sa fumée sur l’étang bigarré de visages placides.
─ Qu’on fait les dragons à l’époque ? Tu n’as rien dit sur eux.
─ Pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont joué aucun rôle. Les dragons étaient maîtres du ciel et nichaient sur les hautes cimes, et le Fléau Suprême d’Antan les ignorait autant qu’eux ignoraient ses méfaits.
─ Pourquoi ça ?
─ Parce que, sous l’armure de leur splendeur, les dragons sont des êtres purement égoïstes. Ils se fichent bien du sort du monde tant qu’on les laisse profiter de leur longue sieste en paix. Mais gare à celui qui provoque leur courroux. Le Serpent, eh bien, il avait tout bonnement peur. Même un monstre des tréfonds, un dévoreur de mondes, se tient sagement à l’écart des dragons. »
Jilam songeait à ce qu’un vieux lutin devenu esprit lui avait dit un jour à propos des dragons : que loin d’avoir disparu, ils dormaient profondément sous les montagnes, qu’ils étaient encore plus vieux que ces montagnes et qu’elles avaient simplement poussé autour de leurs corps massifs. L’idée l’effrayait autant qu’elle l’amusait. Alors qu’il se remémorait des souvenirs chaleureux, Nellis l’observait en coin, moins attentive que pensive. « Où sont les dragons ? réintervint la fée-lutin, loin d’être rassasiée de questions, auxquelles Garlik se régalait de servir des réponses.
─ Tu es assise sur l’un d’eux en ce moment », répondit la trollesse, grand sourire mutin. Tête-de-Pie et quelques autres, dont Jilam, se penchèrent, le museau benêt pointé vers le sol sous leurs fesses, dans l’espoir aviné d’entr’apercevoir l’éclat d’une écaille. « D’où venait le Grand Serpent ? questionna à son tour Reyn la Rouge.
─ Chaque version de l’histoire nous offre sa partition et aucune ne s’accorde. L’une affirme qu’il fut l’instrument envoyé par les puissances des tréfonds pour dévaster le monde de la surface. L’autre qu’il aurait été craché par le Dragon de la Terre, qui ainsi se débarrassa de toute la noirceur qui l’enchaînait au monde, et que cela permit à ses œufs fossilisés d’éclore, donnant naissance aux premiers dragons du ciel. Le Dragon de la Terre mourut, son feu s’éteint, et par ses entrailles refroidies s’écoulèrent les premières sources d’eau qui irriguèrent les premiers vergers. Une autre encore qui décrit le Fléau Suprême d’Antan comme le dernier représentant des grands dragons terrestres qui façonnèrent les montagnes et creusèrent le lit des océans. Il est même une version qui prétend qu’il n’y a jamais eu de Fléau de la Terre, que le monstre n’est que pure invention concoctée par les géants pour se donner le beau rôle, afin de légitimer leur domination sur les autres races, que c’était eux les véritables tyrans, qu’ils foulaient la terre en anéantissant faune et flore dans leur sillage, et que leur éradication est à l’origine du bois-monde. La seule chose certaine, c’est le trou d’où le monstre a jailli.
─ Et où se trouve-t-il ? » interrogea d’une petite voix Silène, ombre furtive assise entre deux golems.
Garlik, les yeux en crocs, planta son regard sur l’elfe. « Tu le connais très bien, jeune fille. Vous tous le connaissez. Car c’est là votre destination. » Un intermède pesant s’installa. Certains cœurs s’emballèrent, d’autres se serrèrent. Garlik cracha un fumeux soupir. « Braves aventuriers ! Fols héros ! Il faut au moins ça pour désirer se rendre à Morbani… La Gueule d’Abîme. Voilà des temps immémoriaux que les démonifées y ont installé leur nid en mémoire du Fléau Suprême d’Antan, afin d’honorer et de rendre hommage au bourreau de la terre d’antan. Elles célèbrent sa naissance durant les lunes de sang, aussi appelées lunes du serpent. Il s’agit de leur festival sacrosaint. Des sacrifices sont accomplis durant ses rites où sang et liqueur coulent de concert aux notes des chants anciens, cruels et déments, oubliés des êtres de raison.
─ On s’y amuse comme des fous ! » ajouta gaiement Quo.