La lueur rouge

4 mins

La douceur de la lumière qui perce la pénombre lui déchira le cœur. C’était un rouge passé, pâli par les années de vie d’une enseigne de restaurant. Dans le bas de la rue inanimée, un pan de ses souvenirs se souleva pour la première fois. La volupté d’une lumière ancienne, enfoui sous les décombres de ses souvenirs, lui sauta avec aigreur au visage. C’était l’ère d’un passé privé d’inquiétude, de moments si beaux que leur mémoire lui était pénible. Et plus le temps avait passé, plus ils avaient péris, remplacés dans son crâne par sa fuite vers l’avant, sa fuite dans la vie qu’il s’était créée. Il avait oublié de voir, ces dernières années. Il avait arrêté de prendre le temps, de s’émerveiller, de rêver. Sa pensée même n’était devenue qu’un outil au service de sa droiture. Il planifiait sa vie sur des années, comme un programme de redressement d’ entreprise. Sa fantaisie, son imagination furent estampillées comme nuisibles. Son plaisir était devenu martial, il ne l’éprouvait plus que dans le combat permanent contre son corps et l’aliénation de son esprit à la tâche. Il jouissait quand il se sentait le maître absolu, le maître de lui, quand il parvenait à se brider avec tant de rage qu’il en avait mal. Peu à peu, son humanité est devenue l’ennemi à combattre. C’était ses sentiments, ses sens, son cœur, qui le ralentissait. Le ralentissait de quoi, il n’aurait su exactement le dire, mais indiciblement, jour après jour, il étouffait le mouvement. Il étouffait la vie. Sa vie, il la traduisait en un système binaire et infaillible de bénéfice et de déficit. Ce qu’il mangeait, ses heures de sommeils, le nombre de ses clients, les formations en ligne qu’il suivait, les heures quotidiennes de sport et l’accumulation des nombres sur son compte en banque. Tout était une question de perte ou de gain. Il prit l’imprévu en horreur. Il prit les humains en horreur, les autres, ces entités médiocres et qui échappaient à son champ de contrôle. Il réduisit ses échanges sociaux à l’extrême, ne laissait plus passer que les contacts au rôle prédéfini et déterminable, par contrat, par durée, par thème. Il se mit à détester le plaisir même, le goût, la beauté, le sexe. Il se mit à avoir peur de dormir, car son imagination l’entraînait dans des souvenirs, et échappait malgré ses efforts encore à son contrôle. Dernier refuge de son imagination, ses affects épuisés et malmenés, forcés au mutisme, criaient désespérément dans les vagues images de ses cauchemars. C’est à cette époque qu’il commença à faire des terreurs nocturnes. Elles devinrent de plus en plus fréquentes.Même la douche froide matinale et une séance de sport n‘y faisait pas. Il avait du mal à se concentrer, du mal à travailler. Il tenta de les ignorer, mais elles s’accrochaient, invincibles. C’est dans cette chambre qu’il avait loué pour quelques semaines, qu‘il se réveilla en sueur. Il ouvrit les yeux d‘un coup, cherchant à la hâte le verre d‘eau de sa table de nuit et ses lunettes. Sa gorge sèche le brûlait, des gouttes de transpiration perlaient sur sa peau, brûlait ses yeux. Il avait cru mourir. C’était un rêve diffus, un anéantissement. Un plongeon dans un vide sans fond. Il essaya de retrouver son souffle. Il palpa ses bras, son visage, chancela, puis se mit debout. Son cœur battait la chamade. Il respirait fort. Il aurait voulu appeler à l‘aide. Mais qui, pourquoi, il ne parlait pas la langue. Exilé dans un pays lointain, dans un pays où tout lui était étrange, où il évitait à tout prix l‘attachement, le contact, où la distance entre eux et lui était son rempart protecteur. Il ne connaissait personne. Il n‘avait pas d‘amis. La lumière. Cette lumière si douce qu‘elle paraissait l‘insulter dans cette nuit terrible. Elle lui rappellera un souvenir. Il revit, tout à coup, l‘image nette de la maison de ses parents, de la rue dans laquelle il jouait enfant. Mais ce rouge, ce rouge, d’où provenait-il? D’une maison, d‘en face. C’était une lampe de chevet avec un abat-jour en papier glacé. C’était la veilleuse d‘un tout petit enfant. Dans cette grande fenêtre en vis à vis, qu’il regardait si souvent le soir. Les parents embrassaient leur fille sur le front, lui caressaient les cheveux et lui tenaient la main. Puis ils sortaient ensemble de la chambre et éteignaient la lumière. Alors restait la petite veilleuse rouge, garante de leur présence, chaque soir, quand l‘heure du sommeil arrivait. Les années passèrent et l‘enfant grandissait, rallumait maintenant parfois le plafonnier pour lire. La lumière rouge, jamais éteinte, s’estompait pendant ses longues heures de lecture, puis revenait, gardienne de la nuit, quand elle était trop fatiguée. Un jour, lui est devenu grand. Il a quitté sa maison et oublié pour toujours cette lumière. Mais ce soir, elle inonde avec force cette chambre aux rideaux tirés. Et il ne peut pas l’ignorer. Elle s’immisce partout cette intruse féroce, sur sa peau, dans son ventre, sur ses draps. Quelque chose le saisit à la gorge. Ce sont des larmes. Ce sont ces gouttes salées qu‘il sanglote maintenant, elles alimentent le nœud serré de sa trachée. Il a oublié le goût des larmes. Il a oublié le poids de la tristesse. Et pour la première fois, il sent ce qui est perdu pour toujours. Il ne s‘est pas exilé, il n‘est pas parti vivre loin, seul. Il a quitté son enfance et s‘en ai banni l’entrée. Pour la première fois, il repense à lui. À qui il était, qui il est devenu, à ses rêves, à qui il croyait devenir. Il repense à l’espérance, à l’excitation incontrôlable à l’idée de grandir. Il revoit sa rue, sa ville et il sait qu‘il ne pourra jamais y retourner. Que tout à changé. Que les murs ne portent plus que le passé. La vie d‘alors, l‘enfant, la lumière n‘y sont plus. Et s‘ils y étaient encore, lui n‘est plus le même. Lui a trop changé. Il est devenu étranger à sa propre ville, il s‘est éloigné de sa culture, s‘est construit ailleurs. L‘adulte qu‘il l‘est devenu n‘est plus chez lui nulle part. Là bas, il n‘a plus de présent, plus d‘avenir. Ici, il lui manque le passé. Il flotte entre les espaces, remis à lui-même. C‘est ce qu’il est devenu, une chimère solitaire, étrangère partout.

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