Un car de nuit pour l’enfer – Chapitre 5 – Le trou

5 mins

Car3 – Chap 5 Bloc 2 Beat 4 – A React and reflect – Le trou

Le car de nuit
Jour 1 – Novembre 1952

Bloc 2 – Le problème dérange la vie de la protagoniste
Beat 4 – Réflexion sur les conséquences à long termes

But du Chapitre :

  • La protagoniste réfléchit aux conséquences à long termes de l’incident

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      La grisaille elle-même était prisonnière de RavenHills, mais les cicatrices sur son enceinte envoyaient un autre message : vous êtes ici pour payer.

     Le trou, avec sa vingtaine de cachots alignés dans un couloir de confinement, incarnait parfaitement la formule. Ce joyau du sadisme pénal avait été perdu aux vases de la Hudson River un demi-siècle auparavant. Dans la foulée de sa nomination, le directeur Porter avait ordonné leur remise en service.    

     Gerflynt alluma l’ampoule, un geste qu’elle répétait cinquante fois par jour. En l’absence de lumière naturelle, la notion de temps disparaissait chez les enfermées et avec elle la capacité de dormir. Dans ce non-lieu situé à mi-chemin entre la terre et la rivière, l’esprit accablé se disloquait en fragments égarés.

     Pourquoi avoir menacé Porter ? Cette question obsessive menait à chaque fois aux douceurs des satins du Waldorf Astoria où son premier amour l’avait emmené fêter ses quinze ans. 

     La détenue s’appuya face contre le mur.

— Voilà que ça recommence ! 

     Ce soir-là, pas de clients éméchés, pas de photos compromettantes. Un seul visiteur sur la liste. La jeune escorte de quinze ans se tenait nue, les yeux bandés, les bras repliés derrière la tête. Son corps était retourné dans un sens et dans l’autre comme un objet de brocante. C’est la main passée à plat sur la poitrine naissante qui avait fait grogner le client. « Tu te fous de moi ? » La voix était rugueuse, le genre atypique. Gerflynt se toucha un sein, la conversation avait débouché sur une commande ferme. Le client cherchait de la chair fraîche, des garçons, jeunes, très jeunes et rien d’autre.

    L’attention de la détenue se déplaça vers le mur. Le ruissellement avait commencé la veille et l’eau atteignait presque les genoux. Les propos entendus à travers le passe-plat n’avaient rien de rassurants. Les grandes marées de septembre, les tempêtes tropicales, bref, tout ce qui faisait monter le niveau de la Hudson River se conjuguaient en cette période de l’année. L’envie de hurler lui sauta à la gorge. 

    Son regard se porta sur la petite tablette en bois tordu fixée au-dessus de sa couchette. Le crucifix et l’encadré de la Vierge Marie étaient un don de la Croix rouge. La brique écrite en français, “l’Être et le néant”, provenait de ses affaires personnelles. La môme pouffa à l’idée d’écrire à Jean-Paul Sartre qu’elle avait lu son bouquin sur le désir de liberté inhérent à l’existence humaine enfermée nue dans un réduit d’un mètre cinquante sur deux.

     « La seule vraie liberté consiste à choisir, » disait le philosophe à travers un délire de phrases serpentaires entortillées dans un panier de concepts inextricables. Brochet et le Loucheur existentialiste avaient cependant raison sur un point : sa déchéance à RavenHills l’avait avachie. Réagir au jour le jour, confier son sort à Siobhán McGuinness, tout cela l’avait conduite à choisir de ne pas choisir, et cette attitude passive ruinait sa vie. Sans savoir pourquoi, elle se revit mourir étranglée par le premier homme de sa vie.

    La môme se pencha pour trouver son autre bouquin, un prix de graduation reçu des mains des religieuses, ces saintes femmes qui l’avaient secourue, retrouvée presque morte sous un tas d’ordures.

    En y réfléchissant bien, sa révérende-mère ne pouvait lui accorder la grâce que pour le péché à l’origine de tout : le vol du luminaire sur l’American Star. 

    La veille de son arrestation avait pourtant été heureuse. Falsetti approuvait ses progrès. Le physicien Bergson se laissait inviter et devenait chaque soir un peu plus amoureux. « Tu me fais perdre mon orbital. Je te dois quelques photons, » avait-il glissé à l’oreille de la jeune femme. À distance, l’Italien avait opiné du menton. La musique était lente comme le mouvement du bassin. La môme avait laissé son corps se délier, la tête contre la joue de ce génie taciturne mais d’une grande gentillesse. Les deux avaient dansé, envoûté par ces mélodies du sud, celles où le désir bat au mouvement des vagues sur la plage et ainsi, toujours plus loin et ainsi, jusqu’à l’extase. 

    La cabine de ce voyageur mystérieux était décorée au thème des pays nordiques. « Cette réplique du flambeau de Thor est en ouraline, une pâte de verre à laquelle on a ajouté de l’Uranium. Tes bagages vont faire mentir Lavoisier, » avait-il mentionné en riant de sa blague. Cet étrange présent avait laissé perplexe la jeune femme. Le manche était un cylindre métallique dont le poids, une fois dévissé, pesait plus que tout le reste. Objet pour objet, le luminaire de sa cabine décorée au thème de la Grèce antique lui seyait mieux, parce que « Prométhée était bienfaisant envers les humains, son audace face à l’autorité lui avait valu le châtiment divin, » avait-elle lu quelque part. C’était le genre de futilités qui la passionnait alors qu’elle avait encore une vie. Thor avait donc pris place au mur de sa cabine et la lumière du demi-dieu grecque s’était allongée dans sa malle. 

     Quel signal ai-je manqué ? se demanda-t-elle. 

     La découverte du flambeau de l’Antiquité grecque dans ses bagages avait enclenché un engrenage morbide : la fouille de son cargo de meubles antiques offerts par Falsetti, la découverte des stupéfiants, les accusations et la condamnation. « Ils se sont joués de moi, se dit-elle. Je ne veux qu’une chose, mourir pardonnée pour ce que j’ai fait, et seulement pour ça. »

     Le résultat n’avait rien d’encourageant. Depuis l’adoption de la nouvelle loi sur les narcotiques, les magistrats rivalisaient de malices pour garder les trafiquants en prison. Le procureur tentait de reclasser en félonie sa cause de méfait sur la personne de Nelly Blacksmith, l’une des pétasses de l’infirmerie, de quoi lui faire prendre vingt ans. Nul doute que l’affaire de la Furiosa allait dégénérer. La perspective d’une vie à RavenHills comme caïd du purin lui figea les os. 

    Ses mains en exploration sous l’eau touchèrent un objet mou. Le livre était abîmé. Cette réimpression d’un ouvrage du douzième siècle de Leonardo Fibonacci traitait des profits et des intérêts dans la vente de biens. 

     Le cœur de la môme se serra. Brochet avait pigé de travers. Les boss du clan McGuinness n’étaient pas contrariés, ils s’amusaient à faire jouer la Loi de l’offre et de la demande. Falsetti pouvait bien négocier avec Porter mais du moment que les Irlandais connaissaient l’histoire, ces derniers avaient beau jeu de réclamer leur part. 

     Devenu frileux sous la menace de chantage, Porter avait enfermé son bien  dans les cachots à haute sécurité, entreposé sous la surveillance directe de son staff de confiance.

     Une grêle de crépis s’abattit sur sa peau mouillée. L’effritement avait commencé à la mi-journée, mais cette fois, c’est le pan de mur au grand complet qui décrocha. La jeune femme cria, certaine d’être ensevelie. 

    Et puis le calme. Dans le mouvement de l’ampoule qui se balançait au bout de son fil les choses se remettaient en ordre. Les filets d’eau ruisselaient maintenant à partir du plafond et de partout sur les murs, à l’image des larmes d’un souvenir retrouvé. 

     La voix graveleuse du client au Waldorf Astoria était celle de Porter. 

     La môme resta prostrée. Pour peu que le Sergent ait transmis ses menaces, le Directeur allait la reconnaître. « Ce type bande à la détresse, » se rappela-t-elle. Et alors, ça lui vint comme une balle dans le front. À moins d’une aide extérieure, Porter allait la laisser crever dans ce réduit, et ce type était plutôt du genre à savourer son plaisir pendant de longues années.

 

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