« Les Catacombes sont les intestins du monde. Des boyaux à n’en plus finir. Ça forme des nœuds et tous les chemins s’y croisent. Tant qu’on sait où on va, on peut aller n’importe où. » Nellis guidait la colonne à travers l’obscurité croissante qu’ils exploraient à pas prudents. « Si tu connais si bien cet endroit, pourquoi on se coltine une carte ? interrogea Reyn d’une voix chevrotante.
─ Parce que connaître par cœur un bosquet ne veut pas dire que tu connais par cœur le bois. »
Nellis était forcée de l’admettre : sans la carte de Garlik, ils ne reverraient jamais la lumière du jour. L’argile, si fragile, constituait leur seule arme de survie. Aussi la sorcière ne lâchait-elle jamais la tablette, même pour bivouaquer ou se soulager. En ce lieu d’impénétrable nuit qu’aucune lueur, y compris d’espoir, ne saurait percer, les symboles inscrits dans la terre cuite scintillaient de bleu aux dépends de la voracité des ténèbres. La sorcière, tous ses neurones en action, s’efforçait avec calme et patience de décrypter les glyphes luisants, de les traduire et les réinterpréter sans cesse avant de désigner quel boyau emprunter, car la moindre erreur les condamnerait à coup sûr à errer sans jamais retrouver trace de leurs pas, jusqu’à ce que l’intestin du monde les digère.
« Intestin », « boyaux » constituent les mots justes pour décrire les Catacombes. On croit arpenter l’intérieur d’un ventre, les entrailles de la terre où reposent les os des millions de millions d’êtres qui arpentent sa surface depuis l’aube des temps. Les tunnels infinis renferment les crânes appartenant à mille espèces différentes : des elfes, des lutins, des gnomes, des trolls, mais aussi des animaux du commun, des monstres et même des démons et des démonifées, ainsi que quelques humains égarés, la tête reposant au milieu des songes et des légendes. On prétend même que des dépouilles de dieux reposent au fin fond des chambres les plus obscures.
Une déambulation entre deux néants. Le temps s’écoulant dans un silence funèbre, parfois troublé par le chant solennel des fantômes destiné à tromper l’ennui de la mort. Des illusions, que l’esprit conçoit afin d’occuper le vide.
Sous terre, pas de montagnes à escalader, pas de fleuve à traverser, pas de forêt dense où se faufiler, pas de meutes de prédateurs qui convoitent votre peau, pas de trolls ni de démons, ni de chimères ni de griffons, aucun rire de harpie ; encore moins de vent ou de pluie. Le froid règne, mais aucun élément ne vient le nourrir ou bien le dévorer, sa nature demeure inchangée depuis des âges effacés des mémoires. Dans le sein des Catacombes, les visiteurs jamais ne se rencontrent, même par hasard. Le monde entier pourrait séjourner dans ces tunnels que chaque individu vivrait en ermite le restant de ses jours de nuit.
La nuit éternelle, nuit des tréfonds. Les sons s’estompent à mesure que l’on s’y enfonce. Les voix des autres s’amenuisent, jusqu’à ce que vos oreilles perdent l’écho de votre propre voix. Lumière étouffée entre les doigts du silence tortionnaire. L’obscurité des origines. Au début, elle vous effraie, ensuite elle vous enlace et vous berce, puis la terreur s’immisce dans vos veines, glace votre sang, avant de consumer votre âme.
Ces ténèbres sont vivantes, elles respirent. Les boyaux de la terre répètent leurs râles, échos d’un chagrin insondable. De soupiraux invisibles parviennent aux oreilles des sourds le chant plaintif d’obscurs souvenirs, songes lointains, fanés, broyés en poussière et disséminés dans l’air stagnant. L’absence de vent ne peut les chasser, alors ils se pétrifient. Les vieux souvenirs et les nouveaux se mélangent. De la fosse de fossiles s’envolent les prières, murmure étouffé adressé par un lendemain à un hier. Foule de regrets, de remords, de hontes, de chagrins, de désespoirs, d’espoirs perdus, de vanités, de vacuités, d’efforts laissés à l’abandon, d’amours jetés au bord du chemin… rien que poussière, poussière et cendres.
Les yeux du bois ne parvenaient pas plus à percer cette nuit sans fin que les yeux malingres d’homme, tandis qu’un voile avait été jeté sur les pensées des voyageurs. L’esprit de Nellis, en dépit de sa vigilance de tous les instants, ne percevait rien, pas le moindre écho de raison, Quo était comme énucléée, ses sens limés. Nos aventuriers, en pénétrant le portail des souterrains, s’étaient mus en ombres errantes, leur conscience avalée par la gueule de l’oubli.
Quo eut la présence d’esprit de suggérer qu’ils nouent une même corde autour de leurs hanches avant de pénétrer plus avant le labyrinthe ténébreux. Ainsi reliés les uns aux autres, chacun se sentait plus serein. Les tiraillements de la corde rappelaient au vagabond qu’il n’arpentait pas seul ce froid néant.
En prime de la corde, Nellis tenait fermement la main de Jilam et Jilam broyait la sienne. L’absence des yeux de chouette lévitant dans la nuit nourrissait le tambour effréné martelant la poitrine du jeune homme. Ce dernier sentait comme des mâchoires infernales mâchouiller son cœur. Le fait de ne pas entendre son propre souffle le terrassait d’effroi. Sa seule prise au réel était cette main qui n’existait pas et les battements irrépressibles de son cœur captif de son étau. Il sentait sous ses doigts la paume de Nellis pulser avec la même ardeur. La volonté inébranlable de son épouse constituait le véritable cordage qui retenait le vide obscur de les happer tous.
Chacun en avait conscience tout en entretenant le détestable sentiment d’arpenter un lieu interdit aux vivants, d’explorer un chemin que seuls les morts peuvent entrevoir et emprunter. La terreur sourde qui les animait leur rappelait paradoxalement leur état de vivants.
Et il n’était en ce monde de pire horreur que celle qu’éprouvait en cet instant – si compter que le temps possède la moindre emprise ici-bas – la meneuse des Rats Chevelus, l’emperesse des vagabonds du bois, la mère spirituelle des orphelins. Reyn haïssait de tout son être, jusqu’aux abysses de son âme, tout ce qui appartenait ou découlait du monde souterrain. Elle était une enfant de la terre, consciente qu’un jour elle retournerait en son giron. Mais l’idée de marcher parmi les morts la révulsait au point de consumer sa raison. Le plus ironique dans tout cela, c’est qu’elle avait grimpé cette montagne, parfaitement consciente de sa terreur enfouie, de cette bête tapie en elle, de cette blessure mal cicatrisée attendant de se rouvrir, elle avait entrepris l’ascension, l’avait accomplie sans fléchir, portée par un orgueil que même les dragons jalouseraient s’ils n’étaient pas trop occupés à roupiller depuis deux mille ou vingt mille ans. Ce n’est que lorsque le portail s’était ouvert, que la montagne avait offert son ventre aux voyageurs toquant à son nombril, que l’elfe s’était retrouvée face à un mur, ou plutôt une muraille, si haute qu’elle ne pouvait en discerner le fait. Ses yeux s’étaient voilés de rouge. Elle avait manqué vaciller mais s’était rattrapée sur sa fierté tenace. Car aucun des autres n’avait flanché, pas même Jilam ou Silène, et la rate-en-chef ne concevait pas qu’il puisse demeurer quelqu’un debout après qu’elle se soit assise. « Vieille carne de rongeur », lui martelait Tête-de-Pie quand Reyn la gonflait.
Face au néant, quand tous vos sens se sont endormis, que vous marchez éveillés au milieu d’un long, long sommeil, que tout transparaît à votre toucher, que s’évanouit votre raison, alors l’imagination prend le pas sur tout le reste. Vous devenez l’esclave de cet imaginaire. Vos pensées sont toutes entières soumises à sa volonté. Des fils d’obscurité, votre esprit tisse des créatures, enfants de l’ombre, les monstres prennent vie dans votre cœur. Bien qu’aveugles, vous contemplez les parois de la fosse grouillante. Sous vos yeux éveillés, vos cauchemars prennent vie.
Or, Reyn la Rouge ne rêvait jamais, ni de beaux songes, ni d’affreux. Ses nuits étaient aussi vides que l’antre des Catacombes. Son sommeil n’était jamais perturbé par la visite impromptue de quelques spectres du passé. Pour le dire autrement, l’elfe ne possédait aucune imagination, pas la moindre part de fantaisie sous son vert épiderme et ses cheveux de feu. Elle s’était depuis longtemps détachée de ses rêves, et ce pour une excellente raison. Car le néant ne l’est jamais sans raison. Le vide succède toujours à quelque chose. Là où désormais se tient le rien existait un autrefois.
Le désert grouille de vie. Les abysses fourmillent. Il en est de même des cavernes profondes. La nuit s’agite, remue, chuchote aux oreilles attentives. Le silence est si bruyant.
Le désir de Reyn à oublier était tel qu’elle n’avait eu besoin d’aucune pierre de souvenirs pour effacer le passé de sa mémoire. Mais ce que l’on croit effacer n’est jamais qu’enfoui. Quand on brûle un mort, il reste toujours les cendres. Elles s’enfoncent dans la terre et nourrissent son terreau. Jusqu’à ce qu’un beau jour surgisse des entrailles du sol un arbre aux splendides fruits gorgés de souvenirs et prêts à exploser au visage du fossoyeur qui les cueille.
« Eh bien, Reyn ? T’attends que le vent tombe ? » Tête-de-Pie l’avait ainsi apostrophée alors que tout le monde se dirigeait, d’un pas hésitant mais néanmoins décidé, vers la déchirure béante qui les conviait. L’elfe avait manqué de leur répondre : « Vous ne les entendez pas ? » La sueur perlait à grosses gouttes de son front. Son corps était perclus de tremblements irrépressibles. « Je… » Le sable dans sa gorge avait bu sa salive. « Je… » Elle lutta de toute sa volonté pour se composer une posture. « Ça ne m’inspire rien de bon tout ça. Peut-être… peut-être que l’autre face-de-pu nous a tendu un piège. C’est une sorcière après tout. Les créatures de son espèce sont aussi sournoises que les démons. » Elle n’écoutait pas ce qu’elle disait, plongée dans ses tourments internes, sa raison vouée à la maintenir debout. « Les vivants ne devraient pas déranger les morts.
─ Ma parole, si je ne te connaissais pas comme ma poche, je croirais que tu nous files une trouille. » La fée-lutin l’avait ainsi raillée, et Nellis avait ajouté son clou à la potence : « Si tu as peur, il aurait fallu y penser chez Garlik. Il est trop tard pour reculer. Si tu ne veux pas venir, alors ne viens pas. »
Quo était alors venue à sa rescousse… « Je doute que les morts aient grand-chose à faire de nous. Les Catacombes sont un lieu sinistre mais aussi désert qu’un terrier de léporursidés après la visite de Mú. » … et avait ainsi achevé de la clouer au poteau.
Sur l’instant, Reyn la Rouge aurait aimé se changer en ombre, s’enfouir sous son manteau de visombre et disparaître. Hélas, tous les regards le tenaient déjà. Sa fierté ne lui laissait entrevoir aucune échappatoire. Son autorité, elle l’avait abandonnée aux Trois Gourdins du Grand-Père-la-Chance. Personne à des centaines de lieues à la ronde ne daignerait l’écouter, certainement pas s’agenouiller. Elle était seule en compagnie d’elle-même, et il n’était pire cauchemar à ses yeux. Ses pensées réelles, même la torture ne la forcerait pas à les prononcer.
Vous ne les entendez vraiment pas ? Tous ces soupirs ?
La nuit vous retire vos yeux, l’espace d’un moment désagréable, puis vous en confie de nouveaux. De piètres globes de crapaud qui ne méritent même pas le nom d’yeux et qui ne vous donnent à voir que de vagues silhouettes et des perspectives abstraites. Des yeux pires que leur absence. Mieux vaut être aveugle que de voir sans distinguer. Les formes obscures mutent en ectoplasmes. L’imagination répond aux images floues qu’on lui transmet et leur confère les pires sens. Les monstres prennent vie, non plus seulement dans votre esprit mais aussi en dehors. Ils se tiennent là, devant vous. Ils rampent, sur les murs, au plafond. Simple effet des tremblements que vous ne parvenez plus à distinguer de vos mouvements. Vous n’êtes qu’inconscience dans un monde dépourvu de conscience, une larve perdue dans un univers privé de papillons.
Reyn marchait en queue de cordée. Elle essayait vainement d’apercevoir Jilam dont elle discernait vaguement la silhouette. Jilam, de son côté, était hanté par le passé. Le souvenir des Catacombes l’effrayait encore, même après l’effritement de sa mémoire sous le courant des années. Contrairement aux affirmations de Quo, l’endroit se trouvait loin d’être abandonné, il le savait parfaitement. Nellis aussi était au courant. Elle avait arpenté maintes fois ces tunnels sépulcraux par le passé. Des choses obscures habitaient ce lieu sinistre. Ce prétendu Diable n’avait pas été le fruit de leur imagination. Pour preuve, quand la sorcière l’avait touché, il s’était changé en tas de cendres.
Jilam était inquiet. Pour lui-même, pour les autres, et surtout envers Reyn. L’elfe aux cheveux rouges occupait toujours un coin de son esprit depuis le début de leur errance à travers les Catacombes. L’époux de la sorcière s’était tu quand Reyn s’était figée devant l’entrée. Lui seul avait ressenti sa détresse. Il avait ce don de lire la peur chez autrui quand nul ne la pressentait. Son épouse était la reine dans l’art de guérir les symptômes du corps, mais, paradoxalement, était une vraie tanche concernant les maux de l’esprit, elle, une télépathe. Sous son masque de fierté puérile, Jilam discernait le vrai visage de la bravoure, déchirée entre l’effroi et la terreur. L’effroi face à la nuit. Terreur devant les regards juges. La reine du clan des Rats Chevelus était lâche de ne pas avouer sa peur et brave de la contenir et d’avancer à ses dépens.
« Et si je te dis que j’ai tué ma mère. » Le jeune homme repensait au moment intime où l’elfe lui avait confié cet aveu. L’espace de quelques battements, il avait ressenti un froid terrible l’envelopper.
Reyn était irritante, une vraie plaie, et sans nul doute dangereuse, elle avait probablement son compte de cadavres dans le placard. Néanmoins, Jilam avait fini par lui accorder la même confiance qu’il avait offert à Quo et auparavant à Nellis. Tandis que lui se percevait sous les traits d’une tendre mousse vulnérable au gel ou à l’appétit d’une chèvre, Reyn, au même titre que Nellis et Quo, lui évoquait un rocher sur lequel il poussait sans crainte des aléas. Sans elle, sans eux, il serait mort vingt fois, au moins, il ne comptait pas vraiment. Le jeune homme percevait l’elfe aux cheveux rouges un peu sous le prisme d’une grande-sœur. Dans son ancienne vie, ceux qui étaient censés le défendre l’avaient délaissé : ignoré pour certains, moqué pour d’autres. Ce n’est qu’après son arrivée dans le bois qu’il avait enfin rencontré des personnes prêtes à l’écouter et à le protéger… ainsi que mille nouveaux dangers.
Alors qu’ils marchaient sur le vide, sous la vacuité, entre le néant et l’abîme, Jilam songeait à Niu, à l’influence qu’aurait eu sa présence parmi eux. Niu aurait tiré les vers du nez de Nellis avant même d’arriver chez Garlik. Niu aurait fendu en deux d’un simple coup de talon le masque rigide de Reyn. Avec Niu, tout aurait été beaucoup plus aisé. Mais Niu n’était pas là.