Le Conte de la Sorcière des Bois 37. Méli-mélo

10 mins

Les Gorges sont un lieu que même les esprits craignent, un sanctuaire pour les pèlerins qui vénèrent l’absence. Les Gorges ne portent aucun nom ; leur seule nature les définit. Rien ne les différencie des autres lits d’eau asséchés. Les Gorges Sans-Nom. Paradoxalement, cet anonymat confère au lieu une authenticité. Dire de quelqu’un ou de quelque chose qu’il n’a pas de nom, c’est déjà le baptiser.

Celui ou celle qui s’enfonce dans les Gorges y demeure pour l’éternité. Aucun charognard, pas un insecte ni même un ver pour dépouiller la carcasse de sa chair. Le corps s’immobilise et demeure simplement, imperméable aux éléments, du vent, de la pluie, se momifie, puis, le temps s’écoulant, achève sa mutation en fossile.

Au sein des Gorges, les Voix résonnent. Nul ne sait à qui elles appartiennent. Certaines légendes prétendent que ce sont celles des premiers voyageurs égarés en ce lieu maudit ; bout de terre abandonné par la nature et que, le temps s’effilant, toutes les mémoires du monde ont fini par oblitérer. Les Voix trompent ceux qui osent braver leurs domaines et les égarent. Leur vacarme empire à mesure que de nouvelles victimes tombent sous leur joug. Les malheureux d’un jour rejoignent les malchanceux d’hier.

D’autres récits affirment que les Voix sont celles d’esprits d’eau et de vent qui hantent les Gorges depuis les premiers soubresauts du monde.

On leur donne encore pour origine d’obscures créatures vivant dans la pierre et usant d’un pouvoir qui embrouille la raison de leurs proies, lesquelles errent ainsi jusqu’à mourir d’épuisement. Puis elles attendent patiemment que les carcasses se pétrifient afin de s’en repaître telles des araignées qui absorbent la chair liquéfiée de leurs victimes.

Mais peut-être aussi que les Voix ne sont que cela : des voix, avides d’une enveloppe charnelle, jalouses des corps dont elles ont été privées. Elles les consomment peut-être dans l’espoir qu’il leur pousse une ossature, des muscles et une peau par-dessus.

Les Voix parlent mais nul ne les entend. Les yeux observent sans rien voir.

Ceux qui perçoivent les Voix souffrent de puissantes hallucinations. Ils oublient qui ils sont, perdent leur raison, s’égarent dans les Gorges, oublient qu’ils sont perdus, qu’ils ont besoin de manger, de boire ou de dormir. Leurs corps se décharnent, se dessèchent, ils font sur eux sans jamais s’arrêter de marcher, à la poursuite de fantômes imaginaires.

Les Gorges Sans-Nom tracent un réseau de veines, lequel découpe un plateau nu aux allures de mendiant, dont les habits de plantes et de mousses furent arrachés des lustres auparavant, jusqu’au dernier brin d’herbe, par les vents déments soufflés par la gueule de Morbani. On raconte que les grondements incessants du volcan voisin au fil des millénaires ont creusé les innombrables stries fissurant la pauvre carcasse calcifiée.

Depuis la Voie du Démon qui le contourne et le domine du faîte des hauteurs d’un vallon encaissé, le plateau évoque un énorme furoncle, disgracieux, y compris pour l’ordre des infections, une vulgaire croûte immonde à l’aspect infâme et repoussant. Les démons qui empruntent la route de Morbani ne détournent jamais le regard ne serait-ce que pour y jeter leur dégoût. Nul ne saurait manquer pareille abomination de la nature et pourtant, les yeux l’occultent comme par enchantement, les esprits ignorent sa présence au point de l’éradiquer de leur conscience.

Nombreux sont ceux à avoir ouï dire des Gorges Sans-Nom, mais nul ne les mentionne jamais, et personne ne les a jamais vues pour en parler.

Il en fallait cependant davantage pour effrayer une sorcière. Aucun esprit ni créature en ce bas-monde exceptée une ne saurait amener Nellis à faire demi-tour quand son seul désir était d’avancer. Ses compagnons étaient plus mesurés. Quo tâchait de les rassurer tandis que Nellis se contentait de les mener à la baguette. L’une usait de la carotte, l’autre du bâton.

Une potion avait plongé Mousse-qui-pique dans un sommeil sans rêve afin d’éviter que sa terreur ne contamine tout le monde. On l’avait soigneusement placé dans la sacoche de Jilam aménagée en pouponnière. L’oiseau Mú était juché sur son perchoir favori : l’épaule de Nellis. Le furet-léopard s’évertuait à jouer aux fiers mais sans parvenir à maîtriser ses poils hérissés qui lui prêtaient l’air d’un hériphant en furie alors qu’il était anxieux.

La sorcière ouvrait la marche, la démone la fermait, les sens propres à chacune aux aguets, prêts à prévenir le moindre signe de danger.

Les lieux leur évoquaient autant de familiarités que d’étrangetés. L’exiguïté des Catacombes couplée au silence oppressant de la Voie Silencieuse.

Un seul détail clochait : pas de murmures ni de cris pour accueillir nos voyageurs solitaires.

« Tes Voix sont peut-être bien aphones, démone. »

Ce fut Silène qui répondit à Reyn : « Non. Il y a… Il y a bien quelque chose ici. Les esprits, ils… ils nous guettent.

À moins que tes esprits soient des toutous de fumée ou des matous d’érèbe, qu’est-ce que tu veux qu’ils nous fassent ? L’esprit le plus dangereux ici, on le trimballe avec nous. »

 Nellis, aux abois, ignora le commentaire perfide. Silène avait raison, quelque chose ne tournait pas rond. Les lieux, en apparence déserts, respiraient et inspiraient la malveillance. Un pouvoir obscur troublait ses sens, émoussait son pouvoir. Le flot de pensées de ses compagnons lui parvenait sous les traits de vagues floues et mélangées comme sous l’effet de la liqueur ou de certains champignons. Le sentiment de perdition s’aggravait à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les gorges. À croire que quelque moustique invisible injectait au goutte-à-goutte une substance débilitante dans ses veines.

Pour ne pas se perdre dans le chaos de crevasses et d’étroits couloirs pressés entre deux falaises, séquelles des tremblements de terre et de l’érosion, la troupe se reposait sur le flair de Quo.

« Je détecte un relent fétide. Nous pataugeons dedans à vrai dire. Je perçois néanmoins un mince fil de fraîcheur. » Ils suivirent donc ce fil rouge identifié par la démone et qu’elle seule pouvait saisir.

Le vent sifflait au-dessus des Gorges, ses dents tondant le crâne déjà chauve du haut plateau. C’était le souffle de Morbani, l’haleine des Tréfonds qui se répandait à la surface du monde, le dernier soupir exhalé par le Fléau Suprême d’Antan et que le temps n’avait su dissiper.

La roche aux vives couleurs, mélange de diverses espèces, disparaissait en plusieurs endroits, là où prospérait un lichen étrange. Le vert de la plante, très criard, émettait une légère luminescence éclairant les failles obscures. Les toiles de lichen dessinaient des formes ésotériques, certaines évoquant des silhouettes fracassées sur la roche. Les peintures sinistres insufflaient l’angoisse à leurs admirateurs. Les pensées se mettaient à voltiger dans les airs, se heurtaient tels des oiseaux fous et finissaient par se perdre dans le macabre dédale de roche.

Là où l’eau avait circulé à l’intérieur de la pierre s’épanouissait une arborescence calcaire, méandres de sillons blanchâtres, veines blêmes et exsangues depuis longtemps flétries. Ici et là, l’œil croisait le regard d’orbites béantes taillées dans les sédiments de la paroi effritée, vestiges d’antiques nappes phréatiques essorées quelques siècles plus tôt. Les Gorges respiraient la sécheresse des braises de jadis.

Les multiples sillons rocheux se chevauchaient en une foule d’étages de couleurs ondoyant du jaune ocre du soufre au noir de nuit de l’obsidienne en passant par le blanc cristallin de la silice. Le tableau évoquait la coupe d’un arbre et ses multiples couches de vie, de souvenirs accumulés. Jilam entretenait le sentiment de visiter un musée. Chaque veinure minérale constituait le témoin d’un âge révolu, et les teintes variées étaient autant d’indices sur la nature d’évènements effacés de toutes les mémoires sauf de celle de la roche.

« La pierre est la plus grande conteuse de tous les temps. » La voix de Silène n’était rien de plus que l’écho d’un soupir porté par le vent. Elle parlait d’une voix sereine, toujours empreinte de mélancolie, mais enrobée d’une forme de gaieté au contact de souvenirs visiblement heureux.

Les voyageurs ne tardèrent pas à croiser leur première victime des Gorges. Il s’agissait d’un troll. Le corps pétrifié se mariait si bien avec le paysage que les aventuriers avaient manqué de passer devant sans le remarquer. La grande carcasse ratatinée sur elle-même n’inspirait, aux premiers abords, plus tant de crainte ainsi voutée. Mais à l’observer dans cette posture vulnérable, le squelette, maigre comme une souche rongée par les cloportes, agenouillé en attitude dévote, son visage de pierre implorant le sol au lieu du ciel, insufflait à Jilam une peur plus grande que si la créature s’était dressée devant eux bien vivante.

« En voilà un qui ne nous embêtera plus ! s’exclama Reyn en décochant un coup de pied à la statue.

La sagesse voudrait de respecter les défunts, la réprimanda aussitôt Quo. »

 Et l’elfe aux cheveux flamboyants de partir d’un rire démoniaque. « En voilà une bonne ! Un démon qui me donne des leçons de respect. T’es donc comme ça devant ta barbaque ? Quand ta proie te supplie, tu t’excuses ? Tu geins ? Tu la traites avec respect pendant que tu l’étripes ? Tu la sales avec tes larmes ? Et tu honores sa mémoire quand tu t’empiffres de sa viande, que tu suces la moelle de ses os ? Et tu bois à sa santé à la fin du repas ? Hein ? Tu veux me faire gober ça ? »

L’agressivité de Reyn prit tout le monde au dépourvu, y compris Quo qui, contrairement à l’ordinaire, dut réfréner ses pulsions meurtrières à l’égard de l’elfe.

Nellis elle-même bouillait de l’intérieur sous l’effet des vagues pulsantes qui l’assaillaient de toute part et mettaient à rude épreuve sa raison.

« Amour ? Ça ne va pas ? » s’enquit son époux, une main tendre posée sur son épaule tremblante.

Elle sursauta sous l’effet d’une décharge de picotements. Jilam haussa un sourcil étonné. « Ça va, ça va », rétorqua-t-elle avec brusquerie.

Face à la situation s’envenimant, Tête-de-Pie prit sa cheffe de clan à partie : « T’as fini de jouer avec les braises ? T’as la caboche qui surchauffe, ma parole. »

La fée-lutin n’ajouta rien et pâlit, car le regard sanguin de la démone s’était subitement porté sur elle. « Qu’insinues-tu là ? Qu’à cause de mon sang de démon je suis tout bonnement incapable de me contrôler ? Que lorsqu’on me provoque, ma seule réaction est d’arracher des têtes tel un mammours en colère ? C’est cela que tu penses de moi ? Tu crois que quand j’avais ce mammourson dans mes bras, je devais lutter contre l’envie de boire son sang et d’avaler ses entrailles ?

Non, je… euh… » Tête-de-Pie frissonnait sur ses jambes courtaudes, ses larges épaules affaissées, incapables de supporter leur propre poids. Reyn glissa subrepticement sa main vers sa hanche, le doigt sur le manche de son poignard.

Un sourire illumina brusquement le visage sombre de la démone, et loin de l’atténuer, accentua au contraire l’effroi macabre qu’il dégageait.

« Et tu aurais tout à fait raison. Nos péripéties sont pour moi une lutte de tous les instants contre mes instincts. Le parfum de la chair vivante m’enivre, le chant des artères et des veines qui palpitent me donne envie de danser, la peur exacerbe ma faim constante. Il arrive que ma main bouge toute seule sans que mon cerveau lui ait ordonnée, prise d’une soudaine envie de lacérer, d’éventrer et de sentir le sang chaud bouillir entre mes doigts, de palper les viscères moelleux, de respirer les arômes qui se dégagent du poitrail encore palpitant. »

Le ton calme et froid se mariait avec la cruauté passionnée des propos, desquels se dégageait toutefois un soupçon de dégoût. Tous les visages scrutaient Quo avec stupéfaction et horreur.

« Que sont donc ces regards ? Pourquoi ces airs d’ahuris ? Je suis une démone, sangremère ! Une démone, vous entendez !? Je mange les elfes au petit-déjeuner ; les fées et les lutins, j’en fais mon dîner ; et je savoure les humains en amuse-gueule. Jilam vous a-t-il jamais conté notre rencontre ? Naïf petit. Tendre cher garçon. À te voir ainsi frémir, à sentir sa frayeur, j’en salive à la limite de m’oublier. Il ne me faudrait… »

Une puissante hilarité interrompit son florilège de mauvais goût. L’attention se retourna vers Nellis, qu’ils découvrirent pliée en deux, se tenant les côtes.

« Tu aurais mieux fait de me tuer ce jour-là au lieu de te contenter de me prélever un œil, lui adressa la démone borgne entre ses crocs serrés.

Ah, Quo ! » La sorcière toussota tout en essuyant la larme qui perlait au coin de ses paupières. « Quel sacré numéro tu fais. Des fanfarons comme toi, on n’en croise pas souvent. Tu vois, il y a beaucoup de choses que je regrette, bien plus que je m’en souviens. Mais il y en a deux que je ne regretterais pour rien au monde : d’une, d’être allée me promener pour admirer les étoiles, et de deux, d’avoir réfréné mon envie de t’étriper. Bon sang de troll ! Je pense bien que je me suis fêlée une côte. »

L’incrédulité se mua en stupeur sur les visages. Le sourire de Quo s’était effacé et la démone arquait ses épais sourcils à la texture de mousse.

Les regards de Jilam et Silène se heurtèrent alors et les deux échangèrent leur scepticisme vis-à-vis de la situation et de l’étrange comportement de leurs amies. La vieille Reyn d’avant les Catacombes qui ressurgit d’un coup sans prévenir ; Quo furieuse puis profondément morose ; et surtout Nellis sincère et qui s’amuse.

En toute autre circonstance, la réaction de la sorcière aurait ému le jeune homme, mais le changement paraissait par trop brutal avec la gravité anxieuse que son épouse affichait depuis des jours et des semaines.

Jilam se lança dans une inspection méticuleuse des environs, scruta à la loupe chaque pan de la paroi rocheuse et du sol graveleux jusqu’à la cime effilée du précipice dont ils arpentaient le gouffre. Hormis le vent qui sifflait, le troll de pierre en prière et les canevas de lichen luminescent, rien n’éveilla son inquiétude. Réalité qui l’inquiéta d’autant plus.

Son regard croisa alors celui du squelette pétrifié. C’est étrange. Est-ce que la tête était déjà tournée selon cet angle ? La figure du troll était penchée de côté et semblait scruter nos voyageurs d’un air irrité. À croire que leur présence perturbait sa méditation.

Jilam s’approcha tandis que ses compagnons s’évertuaient à débattre du bien-fondé de l’absolue fatuité. Il se pencha sur la statue qui fut autrefois une créature et tendit le doigt comme s’il s’apprêtait à lui gratter le nez.

Soudain, les paupières de marbre s’ouvrirent et, au lieu d’orbites vides ou de globes calcifiés, une paire d’yeux planta son regard dans Jilam. Son sang ne fit qu’un tour et il recula brutalement en manquant d’avaler sa langue.

Son petit pas de danse attira l’attention des autres. « Qu’est-ce tu glandes, face-de-noix ? l’interpela Reyn.

Je… Il… » Il désigna le troll pétrifié.

« Qu’est-ce tu nous couves ? s’enquit la fée-lutin. T’es pâlot comme une amanite.

 Il m’a regardé.

Démon ! s’exclama la reine des Rats. T’as gobé des champis ?

Je vous jure, j’ai… » Les mots s’égarèrent au fond de sa gorge. Il fixait la statue… aux paupières scellées. « Des yeux, c’est… Tout verts. Ils brillaient. Je vous jure c’est vrai. »

Mais il n’y croyait pas entièrement lui-même. La fatigue accumulée au fil des jours harassants lui pesait sur le corps autant que sur l’esprit, détricotant ses réflexions, et les hallucinations lui étaient monnaie courante.

Nellis s’approcha de son mari pour lui tendre sa gourde, et tandis qu’il buvait sagement, passa ses doigts sur sa nuque et caressa son esprit de ses pensées chaudes et rassurantes. Jilam se sentit rapidement mieux, et doutait désormais sérieusement de ce qu’il avait vu.

Son petit numéro avait au moins eu le bénéfice d’interrompre la dispute.

« On ferait mieux de nous remettre en route et de laisser notre ami troll à son repos, suggéra Quo qui avait retrouvé sa sérénité imperturbable, simplement comme d’autres enfilent un manteau.

Je t’en prie, passe devant, l’invita Reyn en imitant une révérence. Nous sommes les obligés de ton flair. »

La démone lui jeta son ignorance glaciale tandis qu’elle reprenait la tête de leur colonne. Tête-de-Pie cracha sa moue dans le dos de sa cheffe de clan, ses joues replètes encore pâles.

La troupe reprit ainsi sa déambulation à travers les sillons confus des Gorges Sans-Nom.

À l’exception de Silène qui s’attarda un moment près de la carcasse fossilisée afin d’inspecter chaque couture de granite. Ne trouvant rien, elle s’empressa de rejoindre ses compagnons, lesquels ne s’étaient pas fait prier à l’attendre.

Le troll de pierre retrouva enfin la paix de sa morne solitude. Certain de ne plus être dérangé, il reprit sa lente et monocorde litanie de psaumes à l’égard de la Sainte-Roche. Les psalmodies rauques s’intensifièrent jusqu’à devenir un flot effréné de refrains inaudibles répétés en écho par le gouffre.

Mais les oreilles du bois se trouvaient déjà trop loin pour les entendre.

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