La nuit avant que le jour se lève

5 mins

J’ouvre mes yeux encroûtés. Ils me brûlent et me grattent. Cette nuit a été horriblement courte. Comprenez pourquoi : ma femme m’a attendu jusqu’à ce que je rentre du boulot. Il était plus de 23 heures et sa patience avait laissé place à l’exaspération. Assise sur le fauteuil club, un verre de vin rouge à la main, une cigarette dans l’autre, elle avait compté les minutes en son rongeant les ongles jusqu’à ce qu’ils deviennent des moignons sanguinolents. Ma femme. Je l’ai toujours connue anxieuse et impatiente mais hier soir, le sommet a été atteint en beauté. Lorsque la porte s’est ouverte, donnant sur le petit salon de notre F2 de banlieue, je ne m’attendais pas à cet accueil ô combien électrique. Sans un mot, elle m’avait invité à prendre place sur le fauteuil face à elle. Le cendrier débordait et de la cendre constellait sur le guéridon, tout autour du pied de son verre. Son haleine empestait le tabac froid et les effluves de vin rouge. Je me suis assis, le dos en compote et éreinté d’une longue journée de travail. Depuis trois ans, je suis chauffeur taxi à Nogent-sur-Marne et je sillonne le Val-de-Marne et l’est parisien en long et en large, conduisant toute sorte de gens à des adresses parfois éphémères, souvent pleines de promesses d’ivresse et de plaisir. En général, je conduis de 14 heures à 21 heures. Mais, il est vrai, ces derniers jours, j’ai tendance à faire un peu de rab. La faute à un gros besoin d’argent, je ne vous le cache pas. Emma et Valentin, nos enfants, ont été gravement accidentés le mois dernier à quelques jours d’intervalle. Notre fille lors d’une mauvaise réception en gymnastique scolaire et notre fils en faisant ses pirouettes ridicules sur son skateboard pour épater les copains. Résultat des courses : fracture de la clavicule pour Emma, dislocation de la rotule pour Valentin avec rupture des ligaments croisés. Et comme je n’ai pas renouvelé ma mutuelle cette année, les frais engendrés ont compromis nos vacances d’août. Déjà que le confinement et ce satané virus ont fait en sorte que la vie se complique, je n’étais pas gâté. Donc j’ai décidé récemment d’augmenter mes heures pour rapporter un peu plus d’argent à la maison. Mais ma femme l’a mal pris, considérant à tort que je profitais de ces deux heures pour m’envoyer en l’air avec une cliente depuis qu’un ami à elle s’était amusé à lui montrer une vidéo porno de fake taxi.

– Comment va la marmaille ? demande-je en prenant mes cigarettes dans la poche de mon cuir. Qu’est-ce qu’il y a ce soir ? Une mauvaise nouvelle ?

– Nos enfants vont bien, merci de t’en inquiéter. Pour une fois ! répond-elle sèchement. Ce n’est pas le problème et tu le sais très bien alors cesse de toujours esquiver les choses, c’est exaspérant.

Pression du pouce, la flamme jaillit. La première aspiration m’emporte loin de ce fauteuil club, loin des problèmes du quotidien, loin de ce début de conversation qui, je le sais, va s’éterniser et ruiner mon sommeil. Je souffle la fumée en me penchant pour ramener un petit cendrier sur la table basse. En regardant notre appartement, je me sens chez ma femme, pas chez moi ou chez nous. Tout est décoré selon sa convenance, ses goûts. Une fois, j’ai osé donner mon avis. Je n’ai pas pu dormir de la nuit. Depuis, j’accepte tout sans broncher, j’ai besoin de me reposer.

– Alors, il est où le problème Chloé ? dis-je avant de tirer une autre taffe.

Elle émet un petit ricanement à peine voilé entre ses lèvres scellées et sèches avant de me jeter un regard si noir que j’ai eu l’impression que l’allogène avait baissé d’intensité d’un seul coup.

– Bah oui, c’est vrai après tout, il est où le problème quand mon mari rentre bien au-delà du raisonnable en prétextant travailler alors qu’il est allé faire je ne sais quoi avec je ne sais qui ! Je me le demande moi aussi, où est le problème ? Pourquoi je me fais un sang d’encre à ce sujet ? Mais tu es folle ma pauvre fille, faut te faire interner, tu te rends pas compte qu’il fait tout ça pour…

– Oh là… Stop ! Stop ! Stop ! Qui a dit que tu étais folle ? Moi ?

– Pauvre abruti, t’as pas besoin de le dire par des mots pour me le faire comprendre. Tu me prends pour une givrée hystérique, c’est pour ça que tu baises sur la banquette arrière de ton taxi à la con !

– Tu deviens grossière et insultante.

– Oui, parfaitement et j’estime en avoir le droit après ce que tu me fais subir. Connard !!

– J’aime la Chloé qui sourit et qui parle délicatement, pas celle qui descend une bouteille pour patienter et qui a l’alcool mauvais. Tu me prêtes des actes que je n’ai pas commis uniquement parce que tu ne tolères rien qui sort de ce que tu décides. C’est presque de l’ochlocratie.

– De l’ochlocratie maintenant, non mais je rêve… Tu vas me sortir quoi dans cinq minutes ? Me traiter de tyran impitoyable ? Mais tu sais, si tu n’aimes pas cette vie dans laquelle Tu nous as plongé depuis que t’es venue cette idée à la con de faire le taxi, tu peux prendre tes cliques et tes claques et passer la nuit chez une de tes putes ! crache-t-elle avant de me lancer une télécommande au visage et d’éclater en sanglots. Parce que moi j’en ai plus qu’assez de vivre comme ça…

Je reste coi à fumer ma cigarette. Si je n’interviens pas, c’est que j’ai une bonne raison. Laquelle, me demanderez-vous ? Tout simplement que nous avons eu, Chloé et moi, cette conversation au moins une fois par trimestre depuis deux ans. Et chaque fois, elle finit par se calmer d’elle-même sans prendre en considération mes paroles. Pourtant, cette fois, elle se montre insultante, limite agressive avec cette télécommande qui a rebondit contre ma joue avant de tomber sur le lino du salon.

– Tu as une vision du monde aberrante, Chloé. Tu imagines des choses issues de tes cauchemars et tu fais des vérités absolues contre lesquelles je ne peux même pas me défendre.

Alors qu’elle se contente de hausser les épaules, les yeux humides par des larmes s’évadant de son corps meurtri par tant de syncrétismes, je finis par écraser ma cigarette et me lever. Elle dodeline la tête, marquant par-là le fait qu’elle ne soit pas surprise de me voir “fuir” la discussion. Alors que je rejoins la salle de bains, elle me rejoint, un verre plein à la main, les yeux rouges et le visage si dur qu’elle semble avoir pris vingt ans en quelques minutes.

– Tu comptes débattre sur tes hypothèses toute la nuit ? Je t’ai déjà dit que tu affabulais, j’y suis pour rien. Je fais du rab pour rembourser les frais médicaux et pour qu’on puisse vivre correctement. Pour entretenir ma famille, tu sembles oublier les efforts et les sacrifices que je fais tous les jours.

– Bah voyons, t’es un héros en fait. Pff…

– Viens avec moi demain soir, tu verras comment ça se…

– Passer des heures dans une bagnole à tourner en rond, dans le silence. Quelle perspective réjouissante, j’en attendais pas moins de ta part. Comme si ça allait suffire à te croire. Le lendemain soir, elles reviendront et les soirs suivants aussi. Alors quoi ? Je vais devoir te suivre chaque heure dans ta Peugeot de merde pour te croire ?

– Si tu ne me fais pas confiance, je ne sais pas ce qu’on fait ensemble, Chloé.

– Moi non plus, connard, peste-elle avant de me lancer le contenu de son verre au visage, ruinant ma chemise blanche de vingt centilitres de vin rouge.

Cet échange s’est éternisé jusqu’à 4 heures du matin avant que sonne le couvre-feu. Il avait pris la forme d’un endormissement de Chloé suite à ses deux bouteilles avalées.

7 heures. Le point info de RTL m’arrache du sommeil. Mes yeux sont encroûtés. Ils me brûlent et me grattent. A travers les stores, je vois le soleil qui s’élève doucement au-dessus de l’immeuble voisin. Un nouveau jour se lève sur la planète Nogent-sur-Marne et je constate que Chloé n’est plus dans le lit. Je me lève pour voir les enfants. Disparus. Sur la table de la cuisine, pliée contre les deux bouteilles vides de la nuit, une feuille à mon intention. Sans la lire, je devine déjà son contenu et la laisse en place pour me faire mon café.

Le jour se lève et j’ai décidé de reprendre ma vie en main, d’imposer mes choix, mes goûts, mes envies. Il est l’heure d’ouvrir les yeux.

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3 Commentaires
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Équipe WikiPen
Administrateur
3 années il y a

Bonjour Franck,
Le Pen est ajouté au concours !

Michel Wine
3 années il y a

Me suis un peu perdu, noyé dans les détails ^^ dommage j’adore quand on arrive comme tu fais à minuter une scène ^^ mais t’inquiètes je ne suis qu’un touriste, mes goûts sont définis, et mon psy est absent ^^

Mke Mke
3 années il y a

J’aime beaucoup! Le style, l’ambiance de la scène, les émotions… Très réussi!
Personnellement les descriptions m’ont plu et il y a quelques figures de style très bien placées
Seul bémol si je dois vraiment chipoter, le vocabulaire de l’homme est n’est pas constant, j’imagine mal un gars commencer avec "la marmaille", puis placer "affabuler" et "ochlocratie" dans la suite de la conversation 😉
Mais je le redis, j’ai beaucoup aimé!

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