P4

6 mins

Le président observe la femme installée face à lui, son visage aux rides profondes, ses yeux énigmatiques et son sourire tranquille. Elle l’intrigue, le rend mal à l’aise, et il ne sait pas vraiment pourquoi. Le juge-t-elle ? Son mandat de président est déjà bien entamé, et malgré ses convictions, ses efforts, ses réformes, ses décisions, son courage, les citoyens n’ont plus confiance. Ils lui reprochent tout : la crise, le chômage, l’insécurité, la misère, la pollution, le mauvais temps. Et pourtant, ce n’est pas pour ce sujet qu’il a convoqué cette dame sans âge dans son bureau de l’Élisée. Une question bien plus grave le tourmente.
Bien qu’elle semble décontractée et sereine, la femme ne semble pas décidée à parler en premier. Elle reste silencieuse, et souriante. Ce sera donc à lui de lancer la conversation.
Il se lève et se dirige vers le réfrigérateur. Il tente une diversion pour tempérer l’ambiance.
— Vous prendrez bien un rafraîchissement ? dit-il. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Madame ?
— Du lait de chamelle bien frais, répond-elle sans la moindre hésitation.
Le président reste hébété et indécis un bref instant. Devant lui s’alignent des bouteilles de vin ou de bière de presque tous les continents, des flacons d’alcool de toute origine, des packs de jus de fruits exotiques, locaux ou biologiques, des sodas de toutes les couleurs, des eaux plus claires les unes que les autres, du lait de vache, de chèvre, de coco, de soja. Mais du lait de chamelle ? Non, il n’aurait jamais imaginé qu’un de ses invités puisse un jour demander du lait de chamelle.
— Je plaisante, reprend la dame d’un ton léger. Un verre d’eau me conviendra.
Le président balance entre soulagement et impatience. Décidément, cet entretien prend une tournure inédite qui le gêne. C’est lui qui mène la danse d’habitude. En ce moment, il perd le contrôle.
Tandis qu’il sert son invitée, il en profite pour entrer dans le vif du sujet, avec un petit air taquin :
— Vous savez pourquoi je vous ai fait venir, n’est-ce pas ? Vous êtes voyante.
— En effet, répond-elle en toute simplicité.
De plus en plus intrigué, le président retourne mollement à sa place et se met à caresser son menton avec circonspection.
— Très bien. Alors, dites-le-moi, pourquoi êtes-vous ici ?
— Parce que vous avez un dilemme qui vous ronge. Le même dilemme qui a rongé vos prédécesseurs.
Le président est déconcerté. Cette femme est aussi imprévisible qu’elle vise juste. Il n’aime pas ça.
— Vous prétendez que mes prédécesseurs ont fait appel à vos services ?
— Ils m’ont tous posé la question qui vous brûle les lèvres. Exactement la même question.
Le président se lève brusquement, retourne au bar et se sert un autre whisky.
— Vous bluffez, madame ! Il est impossible que vous puissiez mesurer l’enjeu de ma situation.
Le contraste entre le calme de la voyante et l’excitation du président est grandissant.
— Je comprends votre trouble, Monsieur le Président. Mais pourquoi vous mentirais-je ? Vous pouvez vérifier mes visites dans les registres de l’Élisée. À partir de Georges Pompidou jusqu’à vous, tous les présidents m’ont invité au moins une fois. Je n’ai pas manqué un seul mandataire.
— Pas un seul, dîtes-vous ?
— Oui, et pour la plupart, ce fut un entretien unique. Pour ne rien vous cacher, il y a eu une exception notable : François Mitterrand. Et de loin ! Je le soupçonne de n’avoir pas seulement recherché une réponse à la question cruciale qui vous intéresse aujourd’hui. J’avais encore de beaux restes à l’époque, rit-elle.
Le président ne relève pas le sous-entendu à propos de la vie dissolue de son lointain prédécesseur socialiste. Il avale une gorgée de son liquide ambré et corsé.
— Je persiste à croire que vous bluffez. Et je commence à me demander pourquoi je vous ai appelé.
— Parce que vous n’aviez pas le choix. Vous êtes devant un cas de conscience majeur et aucun de vos conseillers ne sera d’aucune aide. Vous le savez pertinemment. Vous avez besoin de sortir du cadre normal.
— Peut-être. Mais vous ne m’avez encore rien dit qui prouve que vous savez pourquoi vous êtes ici, lance-t-il d’un ton acide.
— Je vous rappelle que c’est vous qui m’avez convoquée, réplique-t-elle sèchement. Je ne suis pas venue sonner à votre porte. Encore moins pour subir votre mauvaise humeur.
Le président crispe ses mâchoires. Son agacement est en train de se muer en une sourde colère. Pas tant contre cette femme, mais contre lui-même, coupable d’avoir cédé à cette faiblesse ésotérique. Comment a-t-il pu croire un instant qu’un probable charlatan pourrait résoudre son dilemme ? En outre, par quel hasard a-t-il pu être amené à contacter la même voyante que ses prédécesseurs ? Sceptique, il se promet de vérifier ce point dès qu’elle sera partie. Aucun ne lui a jamais parlé de cette visiteuse si peu conventionnelle.
— Vous ne me faites pas confiance, poursuit la voyante, grave et volontaire. Et je peux le comprendre. Vous n’êtes pas le premier. En revanche, vous êtes le dernier. Enfin, je l’espère. Il ne tient qu’à vous de briser la chaîne.
Le président la regarde évasivement. Encore des paroles vagues, trop générales pour lui.
— Désolé, je me suis trompé. Je vais vous raccompagner jusqu’à l’accueil.
Il se lève et se dirige vers son hôte.
— Si je vous parle du laboratoire P4, dit-elle, me prêterez-vous plus d’attention ?
Le président se fige, estomaqué. Il la fixe avec un nouveau regard, un soupçon de peur, d’irréel. Il se passe plus d’une minute avant qu’il se reprenne :
— C’est très grave ce que vous dites, Madame. C’est de loin le secret le plus gardé de la cinquième république. Comment pouvez-vous être au courant ?
— Seul le président de la République française est censé avoir accès à cette information. Je le sais parfaitement et je suis consciente du risque que je prends en vous en parlant.
Nouvelle pause du président, entre perplexité et désir d’en savoir plus.
— Vous bluffez, hurle-t-il, laissant libre cours à son irritation. Vous avez de la chance, c’est tout. Un coup de poker ! Vous avez parlé du laboratoire P4, au hasard, ou parce qu’on en parle dans les journaux ces temps-ci, à cause de la rumeur sur la pandémie de grippe aviaire. C’est impossible, vous ne pouvez pas savoir !
Il se tait un instant. Soufflant à plusieurs reprises pour retrouver un calme relatif.
— Vous bluffez, répète-t-il. Vous essayez de me déstabiliser et vous me testez pour me tirer les vers du nez… Ou si vous dîtes la vérité… savez-vous vraiment ce que vous risquez ?
Autant le président est tendu, autant la vieille femme semble sereine. Et toujours souriante.
— Ne faites pas l’enfant. À mon âge, je n’ai rien à perdre, vous savez. Les menaces ne me touchent pas, ne me touchent plus. Ce que je sais, je le sais des présidents précédents, et plus précisément du général de Gaulle. Il a parfaitement saisi l’intérêt que pourrait avoir le virus H1T1, celui qui est entreposé au laboratoire P4, sous haute sécurité, et libérable par votre seule volonté. Le général a été l’un des premiers à comprendre la menace qui pesait sur l’avenir de l’humanité et de la Terre.
Sidéré, incrédule, le président écoute et dévisage cette femme comme s’il s’agissait d’une extraterrestre.
— Votre hésitation est légitime, poursuit-elle. Qui est prêt à prendre une décision qui a un tel impact sur notre planète ? Condamner l’humanité, c’est une décision qui ne se prend pas à la légère. Vous n’hésiteriez pas, vous ne seriez pas normal.
— Mais qui êtes vous ? murmure-t-il.
— Une voyante, comme vous dites, un peu particulière, je l’avoue, et très vieille, et dont la mission touche à sa fin. Certains disent que je suis la messagère de Gaïa. J’aime bien ce titre, je le trouve poétique, pas vous ?
Elle attend un signe du président, une approbation qui ne vient pas. Alors elle continue :
— Oui, comme je viens de le dire, ma mission touche à sa fin. Vos experts vous ont certainement fait savoir que le point de non-retour vient d’être dépassé, notamment à cause du manque de courage de vos prédécesseurs. Aucun n’a osé remettre en cause de façon drastique sa politique et placer en priorité l’avenir commun de la Terre et de l’humanité. Tous ont malheureusement privilégié une vision court terme, ou une hypothétique réélection.
Le président ne cache plus sa consternation. Il ne pense même plus à se verser un autre verre de whisky.
— Il y a une vingtaine d’années, poursuit la vieille femme, il était encore envisageable de sauver à la fois la Terre et l’humanité. C’est ce que je me suis évertuée à rappeler à vos prédécesseurs. Mais ils ont tous été sourds. Aujourd’hui, l’humanité a de tels besoins, que même si elle devient subitement raisonnable, elle est condamnée à disparaître avec l’épuisement des ressources de la Terre, et à entraîner avec elle la biosphère jusqu’à son anéantissement. Sans un sacrifice extrême, la Terre ressemblera à Mars dans moins d’un siècle.
Le sourire de la femme disparaît soudain.
— Oui, la Terre souffre ! Oui, l’humanité est devenue une calamité pour la biosphère ! Aujourd’hui, la seule façon de la sauver est de freiner l’humanité de façon drastique. Et la seule façon de freiner l’humanité… c’est de libérer le virus H1T1 !
Le président arpente son bureau, l’esprit occupé par mille pensées. La voyante, elle, garde un air solennel.
— Alors pour répondre à votre dilemme, celui que vous n’osiez pas me révéler, je dirais que vous êtes, aujourd’hui plus que jamais, le seul à pouvoir remettre notre planète sur la bonne trajectoire. Il me serait plus facile de vous dire que ce n’est pas de votre faute, qu’une telle responsabilité ne vous incombe pas, qu’il n’y a plus rien à faire que de couler avec le navire. Mais quel gâchis ce serait, non ? La seule alternative recevable est de vous dévouer corps et âme pour la sauver. La question qui vous ronge au plus profond est donc celle-ci : aurez-vous assez de courage pour assumer un sacrifice qui vous répugne ? Ma réponse est simple : il ne s’agit pas d’une question de courage, mais de devoir.
Arrivée à la fin de son long monologue, la voyante retrouve un semblant de gaîté.
— Je suis sûre que vous connaissiez déjà la réponse, conclut-elle, n’est-ce pas ?
Le président ne répond pas, rigide, distant, blême. De longues minutes se passent dans un silence absolu. Puis, il redresse son buste, reprenant sa posture d’homme d’État.
— Ceux qui disent que vous êtes la messagère de Gaïa ont tort. Vous êtes la messagère de l’Apocalypse !
— Simple question de point de vue, sourit la vieille femme.
Le président, lui, n’est pas d’humeur à rire.
— Notre entretien est terminé, Madame. Adieu.

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4 Commentaires
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Équipe WikiPen
Administrateur
4 années il y a

Félicitations Christian,
Votre Pen est ajouté au concours !

Équipe WikiPen
Administrateur
4 années il y a

Bonjour Christian,

Vous êtes à la troisième place du concours #finDuMonde, félicitations pour ce succès.

La seconde place ne s’est jouée qu’à quelques lectures…
Votre Pen sera publié sur la page Facebook dans la semaine.

À très vite !

Rémy Himeros
4 années il y a

Bonjour. J’ai adoré votre Pen !!!

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