Chapitre 18 – La dégaine des antiquaires
Octobre 1951
639 mots
Village de l’Estaque – Près de Marseille
Deux semaines s’étaient écoulées depuis l’écrasement en Icelande. Amanda et Gerflynt traversaient maintenant la place du village de L’Estaque, un petit bourg situé sur la baie de Marseille. La jeune femme portait une jupe ample au couleurs de Provence. Un chemisier de coton orné de délicates broderies italiennes reposait lâchement sur ses épaules. Ses cheveux, tirés en arrière, étaient retenus par un foulard coloré.
Mais Gerflynt marchait lentement. Converti en champ d’ecchymoses, son corps et son visage lui donnaient l’air d’une gamine qui vient de tomber de son vélo. Amanda n’allait guère mieux.
Le verrouillage du train d’atterrissage avait échoué. Blessé à mort, le Constellation avait glissé sur le tarmac dans une traînée d’étoiles filantes pour finir sa course contre un muret en bout de piste. L’impact avait été violent. Gerflynt pouvait encore sentir sa tête rebondir dans tous les sens. Tout comme Amanda, son siège s’était encastré dans celui du devant pour former un étau protecteur. Tous n’avaient pas eu cette chance. Dans les vapeurs de kérosène, les deux femmes avaient réussi à se déplier pour rejoindre Enzo qui remuait les cadavres, tentant désespérément de les trouver.
L’embrasement général s’était produit alors que les trois flageolaient encore dans les nuages de mousse ignifuge. Sous la lumière des gyrophares, dans le hurlement des sirènes, on les avait trouvés sur les genoux, occupés à rendre leurs poumons, tel des anges déchus, provisoirement soustraits au jugement divin.
Une semaine de repos, un vol pour Paris, puis le train jusqu’à Marseille. Ils avaient ainsi retraversé le mur d’une réalité plus petite, plus concrète, celle qui se vit un moment à la fois, celle du pain et du vin, de l’eau et de la vie.
En ce début du mois d’octobre, les touristes avaient quitté le petit village de pêcheurs. Le bistro était enfin redonné aux habitués. Sous le soleil du midi, l’établissement pouvait encore ouvrir son grand mur fenestré.
Campés à l’ombre des platanes, des vieux se prélassaient, un pastis à la main, alors que d’autres jouaient au traditionnel jeu de boule. « Ah ! Mais, que voilà les survivantes de l’écrasement » commenta l’un d’eux. Gerflynt acquiesça. Elle avait étudié le français à Wellington, mais il lui restait à se faire l’oreille à l’accent du sud. « Hey ! Amanda ! Pourquoi tu ne viens pas nous la présenter cette pauvre petite Américaine ! » enchaîna l’autre qui venait d’apercevoir l’énorme boursouflure bleutée sur le front de la jeune femme.
— Y’a pas le temps ! Nous recevons ce soir, » répondit l’Italienne.
Le soleil d’automne était encore chaud, l’air plutôt frais, tout ici invitait à la flânerie. Les deux femmes gravirent les marches d’une enfilade, leur sac de provisions à l’épaule. Gerflynt s’amusa de voir un chat se prélasser sur le bord d’une fenêtre. Ici pas de goudron, pas de circulation dense, à peine y avait-il le ronronnement d’une Deux-Chevaux de temps en temps. La résidence Falsetti était une de ces maisons bourgeoises du dix-neuvième siècle dotée d’une façade en pignon, Gerflynt entra avec Amanda. Elle tira de son sac le thym, le romarin et les saucissons. La maison irradiait une douce chaleur. Un feu couvait dans l’âtre. Dans cette douceur méditerranéenne, à cet instant, la jeune femme qui avait grandi pieds nus dans l’enfer du Lower East End se sentit pour une rare fois heureuse de vivre.
Amanda accrocha son châle et s’occupa de raviver les braises. Quelques plaisanteries furent échangées sur le vieux Médé. On ne l’avait jamais vu toiser une jeune femme de la sorte. Les femmes entreprirent le repas de la soirée. « Monsieur Gauvin a insisté pour venir seul, ce n’est pas bon signe, est-ce que tu le sais ?
— Que veux-tu dire ?
— Les antiquaires ont des doutes à ton sujet. Ton casier judiciaire, tes ennemis à New York, bref, ils n’aiment pas les délinquants, encore moins les putes converties en religieuses.